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Un voyage dans la Lune

Un astronome en soutane. — Souvenirs d’enfance
À Émile Zola.

Mon cher confrère,

puisque vous êtes journaliste ;

Mon cher collègue,

puisque nous sommes tous deux des Gens de Lettres ;

Mon cher ami,

parce que nous pensons tous deux de la même façon sur la justice ;

Mon cher Maître,

car j’admire votre courage et votre grand talent.

L’année dernière, vers la fin de juillet, les journaux publiaient la note suivante, à la suite d’une communication de notre excellent ami et collaborateur Alexandre Geoffoy, bien connu dans le monde de l’Estampe pour son érudition aussi sûre que variée :

« Dans l’église de Médan près de Verneuil (Seine-et-Oise), se trouve une cuve baptismale en pierre, de forme octogonale, sur l’un des côtés de laquelle est gravée une longue inscription en vers français, contenant l’histoire complète, non seulement du vase qui la porte, mais encore de l’église où elle est aujourd’hui placée. La cuve, qui, d’après le dessin des moulures dont elle est ornée, paraît remonter au treizième siècle, appartenait primitivement à l’église Saint-Paul de Paris, d’où elle fut transportée à Médan, en 1494, par Henri Perdrier, seigneur du lieu et fondateur de l’église. C’est ce que nous apprend l’inscription dont voici le texte recueilli par notre confrère Alex. Geoffroy :

A ces fons furent une fois
Baptisés plusieurs ducs et rois,
Princes, comtes barons, prélatz.
Et autres gens de tous étatz ;
Et affin que ce on congnoisse
Ilz servoient en la paroisse
Royal de Saint-Pol de Paris.
Où les roitz se tenaient jadis ;
Entres autres y fut notablement
Baptizé honorablement
Le sage roi Charles le Quint,
Et son fils qui après lui vint,
Charles le saige (sic) bien-aimé,
VIe de ce nom calmé.
Or, furent les dessus dictz fons
Fait apporter, je vous respons
Par le sire du lieu, en l’an IIIIe
Qu’on disait IIIIe — XIIII orze.
Son âme en paradis repoze !
Henry Perdrier fut son nom.
Dieu lui sache gré de ce don !
Icelui seigneur commença,
Depuis ung peu de temps en ça,
A réédifier ceste église.
Qui en pauvre estat estait mise,
Tellement que, comme j’entends,
Il y avait près de cent ans
Qu’on y avait messe chanté,
Tant estait le lieu mal hanté,

Or a t-il si bien procuré,
Qu’il y a de présent curé
Et grand foison paroissiens.
Dieu lui multiplie ses biens
Et nous doient faire telz prières
Pour Perdrier et Perdrières,
Qu’en paradis où n’a soucy,
Puissent aller et moi aussi ! »

Eh bien, comme ce petit village de Médan est bien celui où vous villégiaturez depuis la guerre et comme j’ai moi-même passé les quinze premiers étés de mon enfance à Verneuil-sur-Seine, dans ce beau canton de Poissy où il y a une autre merveilleuse église qui remonte à Saint-Louis pour certains détails, j’ai résolu, en ce jour, pour vous distraire un peu des mélancolies de l’exil, de vous entretenir d’un bon type qui vivait dans ce village il y a environ trente-cinq à trente-six ans, sous l’empire, en y exerçant la modeste profession de desservant.

Ce brave curé, grand, maigre, solide, la barbe et les cheveux d’un roux fauve terne, très pauvre, mais fier dans sa pauvreté, avait un accent terrible ; il était Alsacien et n’appelait jamais mon père autrement que M. Vipère, et moi il m’appelait familièrement M. Baul.

Un jour, les gros bonnets des environs, comme Baroche qui était garde des sceaux et habitait Jusier, près de Meulan, lui avaient fait donner une soutane par l’Impératrice ; mais bast, il était toujours aussi pauvre.

Il est vrai que le casuel n’était pas riche en ce temps là à Médan ; mais cet homme, qui n’était pas fanatique pour un sou, disait sa messe devant un enfant de chœur et était à peu près aussi croyant que nous — c’est-à-dire pas du tout — avait un vice qui engloutissait ses maigres émoluments. Eh oui, il était astronome et son argent passait à acheter des instruments, hélas ! bien insuffisants pour éteindre sa soif de science.

Sa toquade était la lune ; il l’aimait ; il en était scientifiquement amoureux, et comme je vois que cet amour est partagé par la grande majorité des Français, car chaque dimanche on me fait l’honneur de m’écouter avec passion à la Bodinière, lorsque je parle des voyages de Cyrano de Bergerac ou du savetier hollandais d’Edgar Poë dans la lune, j’ose espérer que vous ne voudrez point vous singulariser, en ne partageant pas cette universelle sympathie pour notre gentille petite voisine astrale. Du reste, aujourd’hui les études sélénites sont fort à la mode, comme celles concernant la planète Mars.[1]

Donc, pendant des années, il avait calculé l’effort nécessaire pour vaincre la résistance de l’air et l’attraction terrestre, et il était arrivé à trouver la formule exacte du canon qu’il lui aurait fallu pour lancer un boulet dans la lune.

Son désespoir était de ne pas avoir l’argent nécessaire pour construire le canon de ses rêves — sans doute un peu chimériques.

Il disait qu’en enfermant, dans un boulet creux, un autre petit boulet creux également, en fer forgé pour qu’il ne se brise pas en tombant sur la lune, on aurait pu dans ce boulet central, bien vissé, envoyer un message aux habitants de la lune — s’il y en a — et provoquer ainsi une réponse par le même moyen, d’autant plus que du côté de la lune la résistance à l’attraction lunaire aurait était six fois moins grande à vaincre et il avait fait tous les calculs pour savoir comment le boulet lunaire pourrait nous revenir.

Il vivait, le pauvre homme, dans son rêve étoilé, dans un rêve qui avait rempli sa vie et comme il m’avait raconté tout cela pendant des heures, à moi qui avait dans les dix ans alors, il aimait beaucoup M. Baul Vipère et je l’écoutais avec une douce et tendre compassion qui ne manquait pas de charmer ma jeune imagination.

Au fait, était-ce si insensé que celà ? Dernièrement, un savant anglais trouvait bien que la terre pèse 120 mille trillions de quintaux, qu’il faudrait une machine à vapeur de 10 000 chevaux, actionnée pendant 70 milliards d’années, qui consommerait 80 000 billions de quintaux de charbon qui nécessiteraient 200 billions de wagons pour le transport.

C’est certainement assimilable au songe aussi ridicule qu’amusant de ce pauvre curé de campagne qui rêvait d’établir un service postal entre la terre et la lune à l’aide de boulets de canon.

Et, à propos de poste, il recevait une revue d’astronomie et pendant deux ou trois mois de suite, la poste, se trompant, l’envoyait à mon père qui recevait beaucoup de journaux, et je dois faire amende honorable de mon espièglerie, j’avais mis de côté tous les numéros, et l’année suivante, à jours fixes, avec un timbre neuf collé sur l’ancien, je lui envoyais sa revue. Le malheureux, si fort en astronomie — car il l’était vraiment en dehors de son dada de prédilection — n’a jamais pu comprendre comment, pendant trois mois, sa revue avait mis juste un an à lui parvenir par la poste.

Comment s’appelait-il ? j’ai oublié son nom ; quand est-il mort ? je l’ignore. — J’ai écrit plusieurs fois au maire de Médan, lui mettant un timbre dans la lettre pour la réponse et je l’attends toujours, d’où je conclus que ce malheureux maire ne sait ni lire ni écrire — pas même épeler le manuel de la civilité puérile et honnête.

Mais c’est égal, cette figure rude et fruste de ce vieux curé alsacien et passionnément astronome, m’est restée gravée dans la mémoire et, depuis j’y ai songé bien souvent aux heures mélancoliques du retour vers la prime jeunesse.

Quand vous retournerez à Médan, mon cher Maître et ami, parlez en donc aux anciens, ça vous amusera et ils seront certainement plus loquaces que M. le Maire.

Votre bien dévoué,

Paul Vibert.

P. S. — À la dernière minute je reçois une lettre bien tardive du Maire de Médan qui me dit que ce brave curé alsacien s’appelait Maupert, qu’il est resté une douzaine d’années à Médan et qu’il en est parti en 1872 pour aller à Saint-Denis, où il est mort depuis. Voilà qui précise mon histoire authentique du curé astronome. Mieux vaut tard que jamais !



  1. Le lecteur a déjà compris que ceci a été écrit pendant affaire Dreyfus, alors que Zola était à Londres.