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Pour un herbier (éd. Le Fleuron, 1950)/Fétidité

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FÉTIDITÉ

Les voilà, elles sont arrivées, les pivoines de qui vous dites qu’elles sentent la rose, annonciatrices des premières roses. Donnez beaucoup d’eau à ces fastueuses corolles, auxquelles demeure en effet quelque chose de la rose, quelque chose mais non pas son parfum.

Rouge grenat, rose gai, rose sentimental, trois ou quatre autres carmins, elles ont les couleurs de la belle santé, et me réjouiront pendant une semaine. Et puis elles laisseront tomber, toutes à la fois, leur brasier de pétales, avec un soupir de fleur qui imite le brusque trépas de la rose. Son trépas, mais non son parfum. Car la pivoine ne sent pas la rose, et ce n’est pas moi qui le lui reprocherai. La pivoine sent la pivoine. Ne pouvez-vous me croire sur parole, au lieu de chercher toujours des comparaisons, prêter au beurre fin le goût de la noisette, à l’ananas celui de la fraise blanche, et à la fraise blanche l’apéritive et douce saveur de la fourmi écrasée ?

La pivoine sent la pivoine, c’est-à-dire le hanneton. Par le truchement d’une fétidité délicate, elle a le privilège de nous mettre en rapport avec le véritable printemps, porteur d’odeurs suspectes dont la somme est propre à nous enchanter. Le lilas avant sa fleur, quand il n’est encore que petites feuilles en as de pique et promesses minuscules de thyrses, le lilas sent discrètement le scarabée, jusqu’au moment où épanoui, écumant, blanc, mauve, bleu, pourpre, il entasse dans les trains de banlieue, le métro et les poussettes d’enfants son toxique arome d’acide prussique. Alors je regrette le parfum du lilas avant sa fleur, le parfum de sa tendre feuille encore brune, son exhalaison fugace, un peu agréable, un peu répugnante, d’élytre métallique. Alors, au nom du printemps que j’outrage, vous cessez de m’aimer et refusez de me comprendre. Alors je me retire au fond de mes antres modestes, au long des routes que brodent par exemple le géranium sauvage dit herbe-à-Robert, sa fleurette insignifiante, sa graine en bec de grue. S’il vous arrive de le frôler par mégarde, vous essuyez sur vos doigts une fragrance piquante, trop vive pour qu’elle vous agrée. Je froisse exprès, moi, la tige et la feuille purpurines, qui me donnent à rêver — ainsi rêvait, sur les messages mystérieux du cuir fraîchement tanné, une de mes chattes ; elle flairait, puis s’écartait. Elle revenait, et tergiversait en battant de la queue, et le manège prenait fin dans une série de petites nausées, réprimées pudiquement. Je ne vais pas si loin avec l’herbe-à-Robert. Je pourrais nommer d’autres plantes que la plupart d’entre vous repoussent, tandis que de l’ongle je les fends et flaire le sang blanc de l’euphorbe, le jus teinté d’ocre de la chélidoine dite herbe-à-seins — par corruption « clair-bassin ».

La râpeuse senteur qui s’élève d’une herbe un peu maudite, un peu médicinale partant un peu vénéneuse, je la préfère au sureau fade, même au troène si chargé de douceur qu’en sa pleine floraison il nous tient en respect dans les sentiers cancalais. L’écorce du merisier noir, vous la honnissez ? Je la trouve, ma foi, plaisante. Mais combien de parfums embouteillés me déçoivent ! En revanche la ruée sauvage qui monte, l’été, des chlorophylles déchirées par l’orage, l’iode délivré à chaque marée basse, la bouffée éructée par le potager qui ne se contient plus, par le tas de déchets où fermentent ensemble le marc de cassis, le fenouil arraché et de vieux bulbes de dahlias, quel encens pour mon olfactif indépendant et capricieux…

Que voulais-je donc vous dire ? Que la pivoine embaume, non la pivoine, ni la rose, mais le hanneton ? Que le lilas, s’il avoisine de trop près notre chambre à dormir, est un amant grossièrement cyanhydrique ? Que la tanaisie, « la malodorante tanaisie » comme disent les botanistes, et l’achillée, me remettent du cœur au ventre, et même au cœur, qu’au contraire l’héliotrope, sa vanille à vomir, son demi-deuil mauve m’incommodent ? Mon Dieu, il n’y fallait pas tant de lignes et de mots, et voilà qui est fait.