Pourquoi le mort jouait-il du piano ?/01

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(alias Michèle Nicolaï)
Société Parisienne d’Éditions (p. 3-11).

■ NICOLE MORAN ■
Pourquoi le mort
JOUAIT-IL DU PIANO ?
Roman complet inédit


CHAPITRE PREMIER

Deux heures du matin sonnaient à l’église Saint-Eugène, quand j’arrivai devant ma maison. La mise en page d’une « dernière heure » particulièrement chargée m’avait retenue beaucoup plus tard qu’à l’habitude, cette nuit-là, au marbre du journal auquel je collaborais.

Je me sentais lasse, angoissée ; une crainte indéfinissable m’étreignait, que je ne pouvais mettre sur le compte du tragique attentat qui venait de constituer le fond de mon article, car j’en avais vu d’autre dans toute ma carrière de reporter !

La concierge étant sourde, avait coutume — ce qui était bien agréable pour une noctambule comme moi — de laisser la porte ouverte en permanence. J’entrai. L’escalier était noir et par une de ces coïncidences fâcheuses, la minuterie ne fonctionnait pas. À tâtons, je gravis les étages. À mesure que je montais, ma nervosité croissait…

Le silence, les ténèbres auxquelles j’étais cependant accoutumée, ne rentrant généralement qu’aux alentours d’une heure du matin, n’étaient pas, ce soir, de mon goût. J’étais, en somme, exactement dans l’état d’une personne qui pressent quelque catastrophe.

Je glissai ma clé dans la serrure. La porte s’ouvrit avec son petit crissement habituel. Je demeurai quelques secondes sur le seuil, dans une sorte d’expectative, puis, j’entrai enfin et un peu fébrilement, cherchai le commutateur.

La lumière jaillit. Je ne pus retenir un cri…

Là devant moi, à le toucher, un homme était assis devant mon piano, ses mains posées sur le clavier… Pourtant, il ne jouait pas… Il ne pouvait plus jouer… Cet homme était mort… Assassiné !

Un instant, je demeurai hébétée, comme hypnotisée. Je fus sur le point d’appeler au secours, mais je ne sais quelle force m’en retint…

Rassemblant tout mon courage, je m’approchai et le regardai. C’était un individu d’une quarantaine d’années, vêtu avec une certaine recherche, au visage glabre et bronzé, aux traits réguliers. Ses mains, quoique d’aspect rude, carrées, attestaient cependant des soins d’une manucure…

Il était demeuré légèrement penché en avant, le front portant contre le pupitre, comme s’il se fut endormi ; mais il avait derrière la tête, juste à la base du crâne, une profonde blessure dont le sang avait coulé, se répandant sur ses vêtements, maculant les touches du piano, la banquette, le tapis… Cela faisait comme une large tache brune.

À cet instant, je remarquai sur le sol, à droite de la banquette, une arme que je connaissais bien : une sorte de hache en silex taillé, que j’avais rapportée de Polynésie, lors d’un grand reportage, quelques années plus tôt… Cette hache avait été décrochée de la panoplie qui se trouvait là, par le criminel et c’était elle qui avait servi à donner la mort.

Subitement alors, je réalisai tout ce que ce drame mystérieux offrait, pour moi, de dangereux, d’inquiétant… Si on allait m’accuser ? Que pourrais-je dire pour ma défense ? J’imaginais toutes les questions que la police ne manquerait pas de me poser… Quel était cet homme ? Comment avait-il pu pénétrer chez moi, s’installer ainsi devant mon piano pour y trouver la mort ? Qui l’avait tué ? Et pourquoi ? Autant de questions auxquelles il me serait difficile de répondre… Je me sentis brusquement anéantie, accablée…

La première chose à faire était évidemment d’alerter la police, et sans plus tarder, je téléphonai au Commissariat du Faubourg Montmartre.

Dix minutes plus tard, le bruit d’un car stoppant devant la maison m’informa que la police arrivait. J’ouvris ma porte avec précipitation, comme délivrée d’un fardeau. Des pas lourds montèrent les marches, trébuchant dans l’obscurité, avec des jurons étouffés. Enfin, dans la pénombre, je distinguai les silhouettes de trois agents précédés d’un homme en civil.

— C’est ici qu’il y a eu un crime ? s’enquit ce dernier en m’apercevant.

— Oui, Monsieur, répondis-je… Entrez…

Avec des regard inquisiteurs, ils pénétrèrent dans la pièce. Je sentais leurs yeux attachés sur moi avec une insistance gênante… Naturellement, avant de rien savoir, ils allaient, d’emblée, me soupçonner !

Sans rien dire, ils s’avancèrent jusqu’au seuil du studio et s’arrêtèrent pour contempler la scène.

Un moment, ils demeurèrent silencieux, enfin le civil m’adressa la parole :

— Inspecteur Delbarre, fit-il d’un ton un peu sec.

— Nicole Jeantet…

Il daigna seulement se découvrir et posa son chapeau sur un meuble, puis, les mains profondément enfoncées dans les poches de son imperméable, il se mit lentement à évoluer dans la pièce.

— Comment l’avez-vous découvert ? fit-il brusquement en se tournant vers moi.


Je fus sur le point d’appeler au secours (page 3)

Je lui racontai mon retour du journal et la vision de ce corps…

— Alors, reprit-il, après un temps de réflexion, vous ne connaissez pas cet individu ? Vous ne l’avez jamais vu, jamais rencontré ?

— Jamais…

Il plissa les lèvres, tout en continuant à me considérer fixement. À cet instant, je mesurai toute la valeur de mes appréhensions.

— À quelle heure avez-vous découvert le crime ?

— En revenant chez moi… À l’instant… Il était deux heures…

— Deux heures ! répéta-t-il surpris… Qu’avez-vous donc fait pour rentrer si tard ?

Je lui fis part de mes obligations de journaliste et de mon travail nocturne quotidien.

— Ah ! fit-il, avec une certaine humeur… Vous êtes journaliste…

— Cela vous ennuie ?

— Oh ! non ; pas le moins du monde… Mais j’en ai tellement vu avec vos confrères ! Des critiques, des conseils. Et avec leur fichue manie de vouloir toujours romancer et dire tout ce qui leur passe par la tête, ils nous causent plus de tourments qu’ils ne le croient. Enfin, tant pis ! Et depuis quelle heure étiez-vous absente ?

— Depuis… Voyons ! Je suis arrivée au Journal vers 23 h. 30… J’ai donc dû partir de chez moi aux environs de 23 heures…

— La concierge vous a-t-elle vue sortir ?

— Cela m’étonnerait ! Non seulement elle est sourde, mais dès neuf heures elle est déjà couchée habituellement…

— Sourde ! Tiens ! Mais comment fait-elle pour ouvrir aux locataires ?

— La porte n’est jamais fermée.

Il haussa les épaules avec colère.

— Évidemment ! Si bien que n’importe qui peut entrer dans l’immeuble comme dans un moulin… et y faire ses petites affaires. Votre porte était verrouillée ?

— Euh ! Oui… Parfaitement. Je me souviens l’avoir fermée lors de mon départ et d’avoir tourné le verrou pour rentrer…

— C’est extraordinaire, murmura Delbarre.

— Ah ! fis-je, prise d’une inspiration subite… Il existe un escalier de service. La porte donne dans la cuisine… Je n’ai pas encore pensé à y aller voir…

Il me suivit.

Outre la serrure, une simple targette assurait la fermeture. Nous constatâmes que cette dernière n’était pas poussée…

— Vous souvenez-vous l’avoir laissée dans cette position ? demanda Delbarre.

— Quant à cela, il m’est difficile de vous répondre avec précision. Jamais je n’utilise cette sortie et il y a des semaines que je n’y ai prêté attention… Ce que je sais, cependant, c’est que les clés en sont les mêmes pour chaque étage puisqu’un jour j’ai du prêter la mienne à la cuisinière du troisième qui se trouvait à la porte de sa cuisine…

— Ouais ! maugréa l’inspecteur. Une serrure que tout le monde peut ouvrir… dont un enfant de cinq ans aurait raison à l’aide d’une simple épingle à cheveux… La victime et son assassin ont, sans aucun doute, pénétré par là… Revenons au salon…

Tout en regagnant cette pièce, Delbarre me dit encore :

— Voyons plutôt le corps.

Delbarre, cette fois, s’approcha et considéra attentivement la position de l’homme…

— Pourquoi, diable, jouait-il du piano ? C’est ce que je voudrais bien savoir… Quand on s’introduit subrepticement chez les gens de cette façon, ce n’est généralement pas pour y faire de la musique, nom d’un chien !

— En effet, acquiesçai-je… Alors, à votre avis…

— Que voulez-vous que je vous dise déjà ? Ma première idée est pour présumer que ce type et quelque complice ont dû s’introduire chez vous dans le but de vous dévaliser et que ce dernier, qui pouvait avoir quelque compte à régler avec l’autre, en a profité pour lui régler son affaire…

Il arpentait la pièce à longues enjambées.

— Évidemment, reprit-il, c’est cette hache qui a servi… Ce qui semblerait prouver, la non-préméditation du meurtre ; car elle doit vous appartenir, n’est-ce pas ?

— Parfaitement. Elle provient de cette panoplie…

Il considéra les différents objets pendus au mur et au milieu


Un moment, ils demeurèrent silencieux (page 4)

duquel la place de la hache laissait un vide…

— Vous avez là de bien beaux poignards !

— Ce sont des kriss malais.

— On doit faire de belles piqûres avec cela, dit-il en méditant… Pourquoi l’assassin a-t-il été choisir cette hache primitive, qui risquait de lui faire rater son coup, au lieu de se servir d’un de ces poignards acérés ? Peut-être, après tout, n’a-t-il pas eu le temps de faire son choix ! L’occasion s’offrait et il aura pris, au hasard, ce qui se trouvait à portée de sa main…

Il se baissa pour regarder de près la blessure.

— Aucune hésitation ! Il n’est pas besoin d’autopsie pour déterminer que c’est bien cette arme qui a causé la mort…

Il reprit ses énervantes allées et venues dans la pièce. Soudain, il se baissa :

— Tiens ! fit-il…

Je regardai le sol qu’il était en train de considérer. À ses pieds, à un mètre à peine de la fenêtre, il y avait une tache de sang que l’on distinguait à peine, mélangée au dessin sombre du tapis ; mais qui n’avait pas échappé à son regard perçant…

De l’œil, il parut mesurer la distance qui séparait cette tache du corps de la victime… Il y avait environ deux mètres…

— Étrange ! fit-il… À moins que ce ne soit l’assassin, blessé également, qui ait laissé cette trace. Je ne comprends pas comment elle peut se trouver à cette place… Si le crime a été accompli, tandis que cet homme se trouvait au piano, comment admettre que du sang ait pu couler jusque là… Couler et non gicler !

Il s’accroupit, le nez presque au ras du sol, puis, minutieusement, inspecta les alentours…

— Pour un peu, j’affirmerais que l’homme a été abattu tout près de cette fenêtre, tout contre la panoplie ! Il sera tombé là, d’où la marque de sang à l’endroit où sa blessure aura heurté le tapis, et aura ensuite été installé dans sa position de pianiste… J’ai l’impression que ces raies sur le tapis, ont dû être produites par les talons de la victime pendant qu’on la traînait…

Toutes ces macabres explications agissaient sur moi et je me sentais dans un état de surexcitation extrême. Un instant, sous l’emprise d’une certaine dépression nerveuse, je fus sur le point d’éclater en sanglots, mais je me mordis les lèvres jusqu’au sang pour ne pas donner à ces hommes le spectacle de ma faiblesse.

— Et dans ce cas, poursuivit Delbarre imperturbable, sans même me regarder, ce n’est pas où nous la voyons que nous aurions dû découvrir la hache, mais ici, près de cette fenêtre… Elle aussi aura été déplacée intentionnellement sans doute… Curieux ! curieux… Étendez-moi un peu ce type-là et voyez ce qu’il a dans des poches, que nous sachions au moins qui il est, dit l’inspecteur en s’adressant aux gardiens.

Ceux-ci s’exécutèrent. Quelques minutes après, ils tendaient à Delbarre différents objets…

— C’est tout ? fit-il étonné… Pas de portefeuille ? Pas de papiers ?

— Absolument rien, Inspecteur, répondit le brigadier… On l’aura dévalisé…

Delbarre considéra les objets.

— Aucun intérêt : un mouchoir sans la moindre marque, un billet de dix francs… un ticket de métro station Abbesses… Notons toujours cela. Il est d’hier, malheureusement…

Un peu de menue monnaie… Ah ! qu’est-ce que c’est que ça ?

Il venait d’apercevoir parmi les pièces, deux jetons d’appareil à sous. Ceux-ci portaient en relief le nom de l’établissement où ils avaient sans doute été vendus…

— « Antilope-Bar ». Tiens, tiens… « Antilope-Bar » répéta-t-il en regardant son brigadier d’un air inspiré…

— Oui, répondit l’autre, je connais… Rue des Abbesses… Un certain Antonio… Drôle de boîte !

— Nous verrons plus tard, coupa Delbarre en glissant les jetons dans son gousset… Avez-vous regardé si le complet porte une adresse de tailleur.

Sans attendre la réponse, il se baissa et retourna lui-même le devant du veston…

— « Humberto Larchesi », lut-il… Il faudra tâcher de le retrouver.


Il en regarda l’intérieur (page 10)

Puis, machinalement, il contempla les chaussures. La victime ne devait pas les avoir depuis très longtemps. C’étaient d’élégants souliers en daim beige.

— Enlevez-lui ça ! dit Delbarre à un agent.

Il en regarda l’intérieur…

— À l’autre ! fit-il en laissant la chaussure tomber sur le sol.

Il considéra de même la seconde, en se rapprochant de la lumière.

— Tout s’en mêle, maugréa-t-il… Un nom de tailleur sans indication de ville… Ici, les labels presque entièrement effacés… Quelle guigne…

Curieusement, je m’approchai.

— Tenez, voyez, fit-il en me montrant quelques lettres dédorées qui subsistaient à l’intérieur de la semelle… Que pouvez-vous lire ?

— …« oul » …« tier » …« blanca »…

— C’est bien cela… « Oui » c’est évidemment la terminaison du nom du marchand… « Tier », sans aucun doute, c’est « bottier »… quant à « Blanca »… Quelle ville peut bien se terminer ainsi ?

— « Casa… » murmurai-je, presque malgré moi…

— Casablanca ! Vous avez raison, s’exclama-t-il. Je suis stupide de n’y avoir pas songé, surtout en voyant le teint de cet homme… Mais oui… Et tout cela semblerait confirmer qu’il s’agit, de quelque drame du «milieu»…

— Vous en êtes sûr ?

— Oh ! On n’est jamais sûr de rien ; mais les circonstances étranges de ce meurtre ; ces jetons de bar ; ce visage hâlé ; cette inscription… Allons, ne soyons pas trop mécontents de notre début d’enquête. Mais… que diable fabriquait-il à ce piano ?… Dans tous les cas, fit-il brusquement en se tournant vers moi… Sale histoire pour vous, Mademoiselle…

— Vous croyez vraiment que cela va m’attirer des ennuis… Pourtant, j’ai un alibi et je ne suppose pas que l’on puisse m’inculper…

— Vous inculper, non. On n’accuse pas les gens comme cela, sur de simples présomptions… mais ce sera tout de même bien embêtant… On ne sait jamais…

— Comment ! Mais je ne suis pour rien dans toute cette affaire ! Je ne connais point cet individu !

— D’accord… Mais encore faut-il que vous puissiez le prouver si on vous le demande…

— Vous en avez de bonnes, fis-je irritée et un peu alarmée… Je rentre chez moi, je trouve…

— Je sais, je sais… Mais il faut bien qu’il ait été tué par quelqu’un, cependant…

— Alors… Selon vous, ce ne peut être que par moi ? fis-je, avec un rire amer.

— Comme vous y allez ! Je n’ai jamais dit cela, ni même insinué… Loin de moi cette idée ; mais vous êtes journaliste et suffisamment au courant de nos enquêtes, pour savoir que dans un cas semblable, nous devons nous efforcer de rechercher tous les mobiles, toutes les possibilités, sans nous laisser arrêter par aucune considération de personne, quelles que soient sa situation, ses apparences…

— Eh ! bien, au moins, vous êtes rassurant… Je pense que, puisqu’il en est ainsi, il convient que moi aussi, je mène mon enquête, de mon côté…

— Pour votre propre compte ou pour celui de votre journal ?

— Pour les deux… Ce sera sensationnel et… captivant, ajoutai-je en m’efforçant de prendre un air détaché.

— Dans ce cas, si vous devez publier les résultats de votre… enquête dans le « Soir », je me verrai dans la stricte nécessité de m’abstenir de vous communiquer les miens…

— Pourquoi ?

— Parce que vous n’auriez rien de plus pressé que de les divulguer et que cela pourrait nous gêner… mutuellement.

— Alors, chacun pour soi…

— Et la Justice pour tous, conclut-il avec un sourire ironique… Maintenant, faites enlever le corps ! ordonna-t-il aux gardiens. Qu’on le transporte à l’Institut médico-légal aux fins d’autopsie… et rentrons… que je fasse mon rapport !

Emportant le corps, ils gagnèrent la sortie.

— Vous permettez que j’emmène cette hache ? C’est une pièce à conviction indispensable pour l’enquête et dont l’absence ne saurait, vraisemblablement, vous gêner pour vos recherches… personnelles…

— Nullement, répondis-je, tandis qu’il sortait.

— Il faut aussi que l’on voit si l’on peut découvrir quelque empreinte digitale sur le manche, ajouta-t-il en posant le pied sur la première marche.

Et je refermai ma porte. Fébrile, je m’assis devant mon bureau et tentai d’écrire mon « papier » vécu. J’y renonçai cependant, presque aussitôt…

J’étais à bout de forces… Maintenant que j’étais seule, toute la superbe que je m’étais efforcée de conserver devant l’inspecteur m’abandonnait brusquement… J’étais comme un pantin brisé… Non, cent fois non, je n’écrirai pas un tel reportage… C’était au-dessus de mes forces…