Pourquoi le mort jouait-il du piano ?/03

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(alias Michèle Nicolaï)
Société Parisienne d’Éditions (p. 16-21).

CHAPITRE III

La première personne que nous allâmes voir, fut la concierge. Comme à l’habitude, un écriteau : « La concierge revient de suite » était suspendu à la porte de sa loge, mettant bien en évidence la grossière et incorrigible faute de français de cette phrase courante…

Par chance, à l’instant où nous nous apprêtions à nous éloigner, elle arriva, son cabas au bras.

Ses déclarations se résumèrent en fort peu de chose : elle dormait, n’avait rien vu, rien entendu, ne m’avait vue ni partir, ni rentrer et l’arrivée même de la police n’avait pu la tirer de ses rêves. Nous perdions notre temps avec elle…

Les deux locataires du premier étage ne purent, eux non plus, nous donner le moindre renseignement.

Ce ne fut qu’au quatrième, à l’étage en-dessous du mien, mais
Eh bien, voilà, je m’appelle Nicole Jeantet (page 14)

à l’opposé du palier, que nous apprîmes enfin quelque chose.

La locataire était une vieille dame que j’avais souvent rencontrée dans l’escalier. À peine si elle daignait répondre à mon salut… Avec cela, un affreux roquet grognon et hirsute qui l’escortait en tout temps comme en tout lieu…

Elle nous accueillit comme des intrus, dans l’antichambre ; mais lorsque l’inspecteur eut décliné sa qualité, elle se mit brusquement à trembler et prit un air effrayé…

Nous eûmes beaucoup de mal à la décider à parler ; mais nous sentions qu’elle avait quelque chose à dire. Nous insistâmes…

Enfin, elle se décida après de longues réticences :

— Eh ! bien, voilà, dit-elle… Hier au soir, au moment où j’allais me coucher, Mickey, mon chien, s’est mis à grogner et aboyer devant la porte… C’est une habitude qu’il a lorsqu’il sent monter quelqu’un qui est étranger à l’immeuble…

— Quelle heure pouvait-il être ? questionna Delbarre.

— Environ… voyons… dix heures et demie… onze heures… Je ne puis vous préciser.

— Plutôt onze heures, intervins-je, car c’est vers cette heure là que suis partie au journal… Or, je n’ai rien remarqué auparavant et, en m’en allant, je n’ai rencontré personne dans l’escalier.

— Peut-être bien, fit la vieille dame… Dans tous les cas, ce n’était pas plus tard que onze heures et quart… C’est à ce moment que je me suis couchée après avoir vu ce que je vais vous raconter :

Je voulus donc calmer Mickey dont les grognements prolongés m’agaçaient… Je le fis taire et, machinalement, j’entrebâillai ma porte. Il faisait sombre. La lune passait un peu au travers des fenêtres du palier et c’est ainsi que je pus voir un homme… ou du moins une ombre que je pris pour un homme, qui montait lentement, sans bruit, vers l’étage supérieur…

— À mon étage, par conséquent, coupai-je…

— Oui… Il avait l’air de ne pas connaître les lieux… Naturellement dans la pénombre, il me fut impossible de distinguer son visage et même son vêtement, d’ailleurs, je m’enfermai aussitôt et n’y pensai plus…

— Et cet homme était seul ? demanda Delbarre.

— Je n’ai vu qu’une silhouette, mais comme il arrivait déjà au tournant de l’escalier, peut-être y avait-il une autre personne avec lui…

— Avez-vous entendu quelqu’un redescendre, ensuite ?

— Non, je ne me souviens pas…

— Pourtant, Mademoiselle Jeantet a dû partir vers ce moment-là…

— J’ai certainement dû descendre avant, inspecteur, ajoutai-je, sinon j’aurais nécessairement rencontré ces hommes…

— Pourquoi dites-vous « ces » ?

— Pourquoi ! Mais c’est tout naturel, voyons… Puisqu’il y a une victime, il fallait bien qu’il y eut aussi l’assassin…

— C’est juste, évidemment, murmura Delbarre. Pourtant, reprit-il, il est étrange que votre départ ait eu lieu si près de l’arrivée de… ces hommes et que vous ne vous soyez aperçue de rien…

Je réfléchis un instant.

— Après tout, répondis-je, inspirée, peut-être, en effet, ai-je pu sortir après qu’ils fussent montés…

Delbarre me considéra avec étonnement.

— Mais oui, continuai-je sans attendre sa question. Souvenez-vous que nous avons trouvé la porte de la cuisine avec le verrou tiré… C’est par là qu’ils ont dû pénétrer… Or, le palier du cinquième, comme vous pourrez vous en rendre compte dans un moment, est le dernier de la maison. Pour gagner les chambres du sixième on peut, soit emprunter l’escalier de service, dans la cour de l’immeuble, soit monter jusque chez moi et grâce à un passage situé à l’extrémité opposée du couloir, rejoindre l’entrée de service… C’est d’ailleurs ce que font la plupart des locataires du sixième…

— Dans ce cas, répondit-il, vous laisseriez supposer que les visiteurs connaissaient ce détail particulier à la maison ?

— Tout doit être envisagé ! Mais… j’ai une autre idée…

— Décidément, fit-il, avec un léger sourire amusé, je vais vous passer ma place… Dites toujours…


Je passai aussitôt au journal et rédigeai
mon papier de tête (page 15)

— Eh ! bien, supposez que ces hommes soient montés jusque chez moi… sur mon palier… Peut-être, ne pensent-ils même pas à cet instant à s’introduire dans mon appartement… Ce ne sont peut-être que de vulgaires cambrioleurs de Chambres de bonnes… Ils s’arrêtent devant ma porte à l’instant où je m’apprête à sortir… Entendant du bruit, ils cherchent une retraite et tout naturellement découvrent ainsi le passage et l’escalier de service où ils s’empressent de se dissimuler…

— Possible… Ensuite…

— Ensuite, ils m’entendent descendre… Pensent que l’appartement est vide… Un beau coup à tenter ! Dans l’escalier de service, ils voient la porte donnant dans ma cuisine… L’idée leur vient de s’introduire par cette issue plus aisément crochetable… Et voilà…

— Il est certain que votre raisonnement est parfaitement juste… très juste, même…

— Eh ! bien, je vous redirai maintenant ce que je vous ai déjà dit la nuit dernière : une querelle, un règlement de compte… le meurtre, puis l’assassin s’enfuit aussi tranquillement qu’il est venu, par le même chemin, non sans omettre de dépouiller sa victime pour laisser planer le mystère autour de l’affaire… un mystère dont je me serais bien passé pour une fois…

— Mais tout cela ne m’explique pas pourquoi ce mort jouait du piano !

— Qui vous dit qu’il en jouait ? m’exclamai-je, énervée.

Il ouvrit des yeux tout ronds…

— Au fait, c’est vrai… qui dit qu’il en jouait !

Il se tourna vers la vieille dame qui écoutait notre entretien d’un air impatienté.

— Avez-vous entendu jouer du piano, Madame ?

— Mais non, Monsieur, mais non… Je n’ai pas entendu jouer de piano… Est-ce tout ce que vous avez à me demander ?

Nous sortîmes. J’accompagnai Delbarre pour lui montrer le fameux passage. Il l’inspecta en silence, regarda la serrure de ma porte…

— Pas de traces d’effraction, murmura-t-il… Il est vrai qu’un vulgaire passe-partout en viendrait à bout sans douleur…

Je poussai un soupir de satisfaction.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Tenter de voir du côté de Casablanca si nous aurons plus de chances de trouver une piste…

— Enfin, nos idées se rencontrent, fis-je. Vous lirez dans mon article que c’est exactement ce que je pense… Quelque aventurier « africain » venu à Paris traiter des « affaires»…

— Aventurier, je vous l’accorde… Quant à traiter des « affaires », comme vous dites, dans ce cas, je ne crois pas qu’il aurait perdu son temps à vouloir cambrioler des chambres de bonnes…

Je me mordis les lèvres.

— À mon tour, j’avoue que vous avez raison… Vous ne tenez décidément pas à jeter un dernier coup d’œil chez moi ?

— Puisque vous y tenez… Entrons !

Je le laissai errer silencieusement dans la pièce tragique. Ses yeux considéraient les objets avec une certaine indifférence.

À la fin, il se carra devant le piano et je l’entendis murmurer quelque chose. Je reconnus le leitmotiv…

— Mais pourquoi, nom d’un chien, jouait-il du piano ?

Puis il fit demi-tour et prit brusquement congé. Lorsqu’il fut parti, je retrouvai une partie de mon calme, et faisant un violent effort sur moi-même, je commençai à taper sur ma machine :

« LE MYSTÉRIEUX PIANISTE N’EST TOUJOURS PAS IDENTIFIÉ ».

« Déclarations des locataires de l’immeuble ».

« …Comme je l’écrivais hier, la trame mystérieuse qui entoure ce crime étrange semble avoir été soigneusement tissée.


Elle arriva, son cabas au bras (page 16)