Précis de sociologie/III/II

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Félix Alcan (p. 71-72).
Livre III. Chapitre II.

CHAPITRE II

LOI D’UNITÉ ET DE CONTINUITÉ SOCIALE

La loi d’Unité est à la psychologie sociale ce que le besoin d’unité est à l’âme individuelle. Pourquoi l’Esprit individuel vise-t-il en tout à unifier ses conceptions ? Parce que c’est là sa loi vitale par excellence, la loi sans laquelle il se contredit et s’annihile lui-même. De même l’unité est la condition essentielle de la survivance d’un groupe. L’unité dont il s’agit ici ne peut être bien entendu qu’une unité de collection, une unité essentiellement relative. Les éléments divers d’une même civilisation doivent se fondre en un tout, ou du moins, quand cela est impossible, ils doivent paraître se fondre, par des transitions insensibles, de manière à dissimuler les antagonismes. La loi de continuité sociale n’est pas moins importante.

Cette continuité peut être de deux sortes, physiologique et psychologique. — Physiologique, elle consiste dans le lien du sang qui rattache les unes aux autres les générations dans le temps. M. Simmel remarque que partout où les autres liens font défaut, le lien physiologique est l’ultimum refugium de la continuité sociale. Ainsi, quand la corporation allemande (Zunft) dégénéra et s’affaiblit intérieurement, elle se ferma d’autant plus en dehors que sa force de cohésion se relâchait davantage ; de là vint la règle que les fils de maîtres, les gendres de maîtres, les maris de veuves de maîtres pourraient seuls être admis à la maîtrise. Ce lien physiologique produit encore aujourd’hui ses effets bien connus sous le nom de népotisme dans nos administrations actuelles qui sont les corporations ou castes d’aujourd’hui.

Dans d’autres cas, la continuité sociale a un fondement psychologique. Ce fondement n’est autre que le conformisme intellectuel et moral qui se transmet dans un groupe des prédécesseurs aux successeurs. La continuité résulte ici de ce fait qu’il reste toujours assez de membres anciens en fonction pour initier les nouveaux ; c’est ce qui rend par exemple si stables le clergé catholique et les corps de fonctionnaires. C’est ce qui leur permet de maintenir invariable, à travers tous les changements individuels, l’esprit objectif qui fait leur essence..

La loi de continuité sociale se symbolise dans l’ordre politique par la transmission héréditaire de la dignité suprême. Elle peut aussi s’objectiver dans certains objets impersonnels qui sont la propriété inaliénable du groupe. Le meilleur exemple ici est l’institution des biens de mainmorte. On a pu dire avec raison : Le domaine des corporations ecclésiastiques ressembla longtemps à la caverne du lion où tout peut entrer, mais d’où rien ne sort.

Remarquons que cette loi de continuité sociale, si elle agit d’une façon trop absolue, finit par produire des effets contraires à son but. Une société où rien ne se renouvelle n’est pas loin de son déclin. « Il y a, dit Nietzche, un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et qui finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation[1]. »


  1. Nietzche, Considérations inactuelles.