Précis de sociologie/IV/I

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Félix Alcan (p. 101-105).
Livre IV. Chapitre I.

LIVRE III


COMMENT LES SOCIÉTÉS ÉVOLUENT



CHAPITRE PREMIER


SENS DU MOT « ÉVOLUTION » EN SOCIOLOGIE. — DISTINCTION DES LOIS D’ÉVOLUTION ET DES LOIS DE CAUSATION.

Il importe tout d’abord de s’entendre ici sur le sens du mot évolution.

Aux yeux de certains philosophes, le mot évolution implique nécessairement l’idée d’un but. Quand on parle d’évolution sociale, on sous-entend que l’humanité marche vers un état plus parfait que son état actuel. C’est la conception finaliste.

Pour d’autres, il faut prendre le mot évolution comme synonyme de développement ou de transformation, sans y attacher aucune idée de finalité. C’est à ce point de vue que nous nous placerons pour envisager les lois de l’évolution sociale.

Nous n’entendons pas dire par là que nous éliminions toute téléologie de l’évolution sociale. L’homme agit toujours vers des buts plus ou moins nettement aperçus. La représentation de ces buts dans la pensée des hommes est un fait aussi réel qu’un autre, et il est impossible de ne pas en tenir compte.

Dans ce sens tout relatif, nous croyons que la Téléologie joue un rôle en Sociologie. Quand nous rejetons la considération de la finalité, nous voulons dire que, selon nous, il est impossible de fixer un but absolu, — bien ou perfection, — vers lequel tendrait l’humanité, et par suite d’indiquer un critérium pour apprécier les changements de direction de l’humanité et les orientations diverses par rapport à une telle fin absolue. Une pareille tentative conduirait à un dogmatisme social que nous regardons comme faux et dangereux en théorie aussi bien qu’en pratique. Lorsque nous parlerons du Progrès, nous, prendrons aussi ce mot dans un sens tout relatif.

Quand on aborde l’étude du développement des sociétés, une distinction est tout d’abord nécessaire : celle des lois d’évolution et des lois de causation. Ces deux sortes de lois correspondent au double point de vue de l’historien et de l’analyste (point de vue dynamique et point de vue statique). Ce qui frappe l’historien, c’est le changement qui se produit dans la vie des sociétés ; ce qui lui apparaît comme le plus pressé, c’est de découvrir la loi d’évolution de ces changements. Ce qui intéresse l’analyste, c’est ce qu’il y a d’immuable (éléments et lois) dans les phénomènes sociaux ; ce sont les facteurs qui agissent d’une manière toujours identique dans la vie des sociétés, à quelque moment, à quelque phase de son histoire qu’on la considère. La connaissance fournie par les lois d’évolution est une connaissance toute descriptive. Les lois de causation ont un caractère explicatif. Car les changements qui se produisent au cours de l’évolution, quelque divers qu’ils soient, ont lieu sous l’action des facteurs immuables que mettent en lumière les lois de causation. D’après certains sociologues, la Sociologie doit surtout s’attacher aux lois d’évolution. D’après d’autres, tels que M. Tarde, ce sont les lois de causation qui sont les plus intéressantes à connaître. Autre différence : tandis que les lois d’évolution, — essentiellement nécessaires, — introduisent en sociologie un fatalisme absolu, l’idée de causation, faisant une grande place aux actions individuelles, introduit dans la science une contingence au moins relative.

Disons d’abord quelques mots des théories des sociologues qui se sont placés au point de vue des lois d’évolution. Ces sociologues se sont efforcés de découvrir dans les transformations sociales quelque chose de périodique ou du moins de régulier. Telle était la conception antique de la grande année cyclique à l’expiration de laquelle tout, dans le monde social comme dans le monde naturel, se reproduisait dans le même ordre. Les ricorsi de Vico ne sont au fond que la reprise de cette vieille conception des retours cycliques. Beaucoup de sociologues modernes ont eu également la prétention d’enfermer les faits sociaux dans des formules de développement qui les contraindraient à se répéter en masse avec d’insignifiantes variations.

Hegel croit pouvoir enfermer tout le processus social dans ses séries de triades. H. Spencer soumet à une loi unique (intégration et désintégration) le développement social sous toutes ses formes : développement linguistique, religieux, politique, économique, moral, esthétique.

Pour A. Comte, toute l’histoire de l’humanité converge à travers les deux stades intermédiaires vers l’ère définitive du positivisme.

Suivant M. Durckheim, l’évolution sociale générale consiste dans le passage des sociétés du type de la solidarité mécanique au type de la solidarité organique.

Suivant M. Sighele, les groupes humains évoluent de l’indistinct, de l’anonyme et de l’indéterminé au distinct, au défini, à l’organisé. Il pose cette loi que les groupes évoluent de la foule à la secte, à la caste, à la classe, à l’État. Après avoir développé cette loi, il conclut ainsi : « La course rapide que nous venons de faire à travers la psychologie des divers groupes sociaux suffira, je l’espère, à montrer que l’État moderne est la forme dernière et la plus parfaite à laquelle la foule des hommes primitifs a mis longtemps à parvenir. — La loi d’évolution qui règne en maîtresse dans le monde social comme ailleurs explique cette analogie entre les deux types extrêmes qui, de prime abord, semblent n’avoir rien de commun[1]. » Le caractère commun de toutes ces conceptions est d’être unilinéaires. Elles expliquent tous les faits de détail par une prétendue loi qui contraindrait les phénomènes d’ensemble à évoluer dans un certain sens. Elles expliquent ainsi le petit par le grand, le détail par le gros.

Il est des sociologues qui trouvent cette méthode d’explication trop hypothétique et trop exclusive. Ces derniers préfèrent l’analyse à la synthèse ; au lieu de descendre du grand au petit, ils se sont efforcés de remonter du petit au grand. « J’explique les similitudes d’ensemble, dit M. Tarde, par l’entassement de petites actions élémentaires, le grand par le petit, le gros par le détail. Cette manière de voir est destinée à produire en sociologie la même transformation qu’a produite en mathématiques l’introduction de l’analyse infinitésimale[2]. » Ici on ne nie pas l’uniformité qui peut exister dans les ensembles, mais on soutient que cette uniformité, cette prépondérance finale d’une évolution sociale ne peut trouver son explication que dans la série des initiatives et des imitations individuelles. Ici l’explication est multilatérale, multilinéaire, individualiste.

« Les forces génératrices de l’évolution sociale, ce sont ces initiatives qui en s’accumulant sans cesse, s’utilisant réciproquement, forment système et faisceau, et dont le très réel enchaînement dialectique, non sans sinuosités, semblent se refléter vaguement dans l’évolution des peuples… Et si l’on remonte à la source véritable de ces grands courants scientifiques et industriels, on la trouve dans chacun des cerveaux de génie, obscurs ou célèbres, qui ont ajouté une vérité nouvelle, un moyen d’action nouveau au legs séculaire de l’humanité et qui, par cet apport, ont rendu plus harmonieux les rapports des hommes, en développant la communion de leurs pensées et la collaboration de leurs efforts. »

Nous acceptons pour notre part l’interprétation individualiste que M. Tarde donne de l’évolution sociale. Car nous croyons avant tout à la valeur du facteur individu. Nous nous défions d’une évolution érigée en entité métaphysique indépendante des faits, antérieure et supérieure aux individus. — Beaucoup de philosophies sociales actuelles et en particulier celle de Marx n’ont pas évité cet écueil. Marx, raillant l’idéalisme français de Proudhon et ses appels à l’idée de la Providence, dit quelque part : « La Providence est la locomotive qui fait mieux marcher tout le bagage philosophique de M. Proudhon que sa raison pure et évaporée[3]. » Il faut reconnaître en effet que dans les philosophies hégélienne et marxiste, l’évolution constitue un moyen d’explication sociologique aussi commode, mais aussi superficiel que la Providence de Proudhon.


  1. Sighele. Psychologie des Sectes, p. 53.
  2. Tarde, Les Lois sociales, p. 42 (Paris, F. Alcan).
  3. K. Marx, Das Elend der Philosophie.