Précis de sociologie/V/I

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Félix Alcan (p. 147-160).
Livre V. Chapitre I.

LIVRE V


COMMENT LES SOCIÉTÉS SE DISSOLVENT ET MEURENT. CONCLUSIONS : SOCIALISME ET INDIVIDUALISME.


CHAPITRE PREMIER


LA MORT DES SOCIÉTÉS. — CAUSES DE LA DÉCADENCE DES SOCIÉTÉS.

Quand on parle de la mort des sociétés, il faut se garder du préjugé qui consiste à attacher à ce fait de la mort des sociétés une idée de blâme ou de regret. Les historiens et moralistes se croient obligés de déplorer cet événement comme un accident, alors qu’il est un fait normal et inévitable. Ils recherchent dans les institutions et les mœurs d’une société les raisons qui ont amené sa décadence ou sa ruine. Ils se lamentent, ils accusent, ils anathématisent rétrospectivement telle institution, tel système politique ou social. C’est là une philosophie de l’histoire enfantine. Car ces doléances s’inspirent de cette illusion, issue du plus plat optimisme qu’une société devrait normalement durer sans limites à moins d’accident, de fautes ou de maladresses. — Autant vaudrait s’étonner et s’indigner de la mort d’un individu.

La vérité est que la Mort est, pour les sociétés comme pour les individus, une loi inéluctable. Elles doivent s’y résigner de bonne grâce. Il faut appliquer aux sociétés ce qu’un penseur contemporain dit de la mort des individus : « Nous devons accepter et subir la mort non comme un mal ou une peine, ouvrant des perspectives immenses et redoutables, mais comme la dernière fonction de la vie, l’acquittement d’une dette et le suprême devoir. C’est l’accomplissement d’une loi commune à tous les êtres, utile pour leur ensemble et salutaire à nous-mêmes. Puisque nos prédécesseurs sont morts pour nous faire place, nous aussi devons mourir pour faire place, à nos successeurs[1]. » Il faut voir par delà les formes sociales éphémères la vie profonde et immense de l’humanité dans laquelle la vie des sociétés se perd comme un élément presque aussi imperceptible que la vie de l’individu.

Que faut-il entendre par le fait de la dissolution d’une société ?

On doit entendre par là le fait que sous l’influence de certaines causes internes ou externes, les éléments qui composent une société cessent d’être reliés par le lien social auparavant en vigueur : ils cessent de faire partie de la combinaison sociale qui les retenait jusqu’alors, et sont pour ainsi dire remis en liberté, de même que les atomes d’un corps organisé, après la dissolution de ce corps, rentrent dans le grand Tout, libres d’entrer dans des combinaisons chimiques nouvelles.

Certaines causes peuvent anéantir une société sans anéantir tous les individus, ni même la majorité des individus qui la composent. Ceux-ci pourront poursuivre dans d’autres conditions leur destinée individuelle ; mais la société dont ils faisaient partie est morte.

Parmi les individus qui survivent aux cadres sociaux brisés, les uns n’ayant pas la plasticité nécessaire pour se plier aux cadres nouveaux, ne tardent pas à périr. Les autres s’adaptent aux conditions sociales nouvelles. Ainsi, après une crise comme la Révolution française, véritable fin d’un monde, les membres de l’ancienne société ont en partie disparu, emportés dans la tourmente, ou incapables de se plier à l’ordre de choses nouveau ; les autres se sont pliés aux conditions nouvelles et ont survécu.

Quoi qu’il en soit, sur les ruines des sociétés mortes d’autres sociétés se reforment toujours ; et elles présentent à leur tour les mêmes phases d’évolution et de dissolution qu’avaient traversées leurs devancières. Ceci semblerait donner raison à la théorie des ricorsi, des retours éternels dans la vie de l’humanité. Pas tout à fait cependant, car les sociétés nouvelles sont loin de répéter dans tous leurs traits les formes sociales disparues.

Des idées nouvelles sont nées, des techniques nouvelles ont apparu, — fruit d’un long labeur humain, — qui ne sont pas entraînées dans la ruine de telle ou telle forme sociale et qui empêchent l’avenir de répéter le passé. On fait un pur jeu de mots quand on dit que le socialisme contemporain, fondé sur des vues théoriques, éthiques et techniques très complexes et très savantes, n’est qu’un retour au vague communisme des sociétés primitives.

Les inventions et les idées issues du long travail des générations ne disparaissent pas avec une société particulière. Elles trouvent un refuge dans le cerveau des individus qui forment la matière encore amorphe des sociétés de demain et qui au milieu de la ruine des formes sociales jouent d’une manière plus ou moins consciente le rôle d’agents de transmission du Progrès.

Demandons-nous maintenant quelles sont les causes de la décadence et de la désagrégation des sociétés.

On a fait appel ici à des causes d’ordres très divers : 1o ethnologique, 2o biologique, 3o économique, 4o psychologique, 5o social.

Avant d’aborder l’examen de ces théories, il convient d’écarter tout d’abord certaines causes illusoires que des écrivains superficiels ont parfois invoquées. « C’est une grosse sottise, dit M. V. de Lapouge, de dire, pour expliquer la décadence actuelle d’une population qui n’éprouve même plus le besoin de se perpétuer, qu’elle est vieille. Toute l’humanité est du même âge. Il n’est pas plus exact de dire que le peuple succombe sous la civilisation. La plupart de nos bourgeois ont tout au plus deux ou trois générations de culture, et quelle culture ! Quant au peuple, ses auteurs directs ont vécu à un niveau intellectuel où l’usure ne les a pas atteints, et le travail cérébral de nos ouvriers et de nos paysans n’est guère supérieur à celui de leurs ancêtres. La vérité est que la sélection a fini d’éliminer les éléments ethniques supérieurs[2]… »

Le passage qui précède vient d’indiquer la première des causes de décadence que nous voulons examiner ici. C’est le facteur ethnique.

D’après le comte de Gobineau, V. de Lapouge, O. Ammon, etc., l’influence de la race et de la pureté de la race sur la destinée des groupes sociaux est indéniable ; la décadence et la chute des peuples ne sont dues qu’à l’épuisement des éléments ethniques supérieurs.

Nietzche semble aussi partager ces vues : « Dans toute l’Europe, dit-il, la race asservie a repris finalement le dessus, quant à la couleur, quant à la brachycéphalie, peut-être même quant aux instincts intellectuels et sociaux. Qui nous garantit que la démocratie moderne, l’anarchisme plus moderne encore, et notamment cette tendance au communisme, à la forme sociale primitive, commune aujourd’hui à tous les socialistes européens, ne sont pas dans l’ensemble des cas de monstrueuse réversion ? La race des maîtres et des conquérants est en décadence même au sens physiologique[3]… » Ailleurs Nietzche s’exprime ainsi, avec plus de précision encore : « On peut présumer que de temps à autre, à certains points du globe, un sentiment de dépression, d’origine physiologique, doit nécessairement se rendre maître des masses profondes… Un tel sentiment de dépression peut être d’origine extrêmement multiple ; il peut naître d’un croisement de races trop hétérogènes (ou de classes, — les classes indiquant toujours des différences de naissance et de race : le spleen européen, le pessimisme du XIXe siècle sont essentiellement la conséquence d’un mélange de castes et de rangs, mélange qui s’est opéré avec une rapidité folle) ; il peut provenir encore des suites d’une émigration malheureuse, une race s’étant fourvoyée dans un climat pour lequel son adaptabilité ne suffisait pas (le cas des Indiens aux Indes), ou bien il peut être dû à un sang vicié, malaria, syphilis, etc. (la dépression allemande après la guerre de Trente Ans qui couvrit de maladies contagieuses la moitié de l’Allemagne, préparant ainsi le terrain à la servilité et à la pusillanimité allemandes)… »

Le facteur essentiel ici indiqué par Nietzche est le facteur race. Nous avons déjà eu l’occasion de dire plus haut ce que nous pensons de ce facteur. Nous ajouterons seulement ici quelques observations relatives à la question de la décadence des sociétés.

D’abord il est très difficile de dire quels sont les éléments supérieurs dans une société. Aujourd’hui, les anthropologistes divisent les hommes en deux catégories, les dolichocéphales et les brachycéphales. Mais ils sont loin d’être d’accord sur la signification sociale de cette distinction. Les uns veulent que le dolichocéphale soit le type supérieur, les autres que ce soit le brachycéphale : les uns rattachent à un type des qualités que les autres rattachent à l’autre type.

Quelle est la relation entre la brachycéphalie ou la dolichocéphalie et la mentalité d’un individu ? C’est ce qu’on ignore. Y en a-t-il même une ? Oui probablement dans un sens très général, à savoir dans ce sens que, dans l’hypothèse déterministe, tout phénomène a une relation si indirecte qu’on le voudra avec les autres phénomènes. Le monde est une machine immense où tout est lié. Entre l’atome de poussière qui flotte devant moi dans un rayon de soleil et le scintillement bleu de Sirius, il y a un rapport de corrélation et d’interaction. — C’est dans ce sens très général, mais non vraisemblablement dans un sens plus précis, qu’il y a corrélation ou parallélisme entre la forme extérieure du crâne et la mentalité de l’individu.

La distinction de la dolichocéphalie et de la brachycéphalie ne paraît pas jusqu’ici avoir une valeur scientifique beaucoup plus solide que l’ancienne doctrine des bosses crâniennes, ou celle de l’angle facial.

« Les Grecs anciens, demande M. Tarde, étaient-ils plus dolichocéphales que les Grecs modernes ? Nous n’en savons pas grand’chose. En tout cas, il n’est pas permis de rattacher la décadence de la Grèce à la diminution de sa dolichocéphalie, l’indice céphalique apparemment n’a pas changé brusquement à partir de la conquête macédonienne[4].

Le même auteur invoque contre la distinction absolue des races la prodigieuse transformation du Japon opérée en moins d’une génération, par l’assimilation des exemples de l’Europe, depuis les armements et les vêtements jusqu’aux industries, aux arts, aux mœurs.

D’après M. Novicow, il n’y a point de race immuable. Les petites variations individuelles en s’accumulant produisent des races nouvelles. « On voit que même sans croisements, le type anglo-saxon se modifie aux États-Unis[5]. »

La question de savoir si la décadence des races et des sociétés tient à la panmixie ne donne pas lieu à moins de controverses. M. Tarde remarque que le mélange des races favorise le développement de la faculté inventive. « Loin de se proportionner à son degré de pureté, le degré de génialité d’une race se proportionne plutôt à son degré de complexité, de variabilité, à l’amplitude de ses oscillations autour de son type moyen. Depuis trois ou quatre siècles, les races européennes se mélangent de plus en plus, et loin de s’affaiblir, leur inventivité se déploie… Plus l’évolution se poursuit, plus l’importance du facteur race décroît. Plus nous remontons dans le passé, plus nous voyons chaque grande race nationale se faire sa civilisation ; et plus nous descendons vers l’avenir, plus il nous semble à l’inverse que la civilisation moderne travaille à se faire sa race, à élaborer par la fusion de beaucoup de races distinctes, de nouvelles races mieux adaptées à son déploiement[6]. » Loin de regarder la panmixie comme une cause de dégénérescence, on peut à certains égards la regarder comme un bienfait. Le mélange des races, de même que l’interférence des cultures et des influences sociales dans un même cerveau, produit des individualités plus complexes, plus riches et plus délicates.

Nous dirons maintenant un mot des causes biologiques de la décadence des sociétés.

M. Matteuzzi a insisté sur ces causes. Il en mentionne deux principales dont la première est à la fois économique et physiologique, la seconde est purement physiologique.

La première est celle que M. Matteuzi appelle le Parasitisme social. Économique par sa nature, cette cause est d’ordre physiologique par ses effets. « C’est la physiologie et la psychophysiologie, dit M. Matteuzi, qui nous montreront quels sont les effets morbides de l’excès de pauvreté dans la majorité et de l’excès des richesses pour la minorité ; ces sciences nous feront toucher du doigt la dégénérescence des masses déshéritées et la décadence de la masse dominante et privilégiée, dans une communauté affligée par le partage inégal des richesses poussé à l’extrême[7]… » « La loi d’hérédité intervient ici. Il est évident que chaque génération devait transmettre par hérédité physiologique et psychologique toutes les dégénérescences qu’elle avait reçues des ancêtres, plus les dégénérescences qui l’avaient frappée au cours de son existence… Il en résultait une hérédité régressive accumulée qui devait apporter des altérations anatomiques et psychologiques de plus en plus profondes. On ne s’étonnera donc pas qu’Aristote ait pu, en comparant l’homme libre et l’esclave, conclure qu’il y avait une race née pour servir et une race née pour commander. Si de son temps la théorie de l’hérédité des caractères acquis avait été connue, il n’aurait pas attribué la différence entre deux groupes d’hommes à des caractères innés, mais à la déchéance psychique et physiologique à laquelle, pendant des siècles, l’esclavage avait soumis les hommes[8]. »

La seconde cause de décadence des peuples, d’après M. Matteuzi, n’est autre que l’hérédité des caractères psychiques. « Cette loi veut que quand une évolution intellectuelle est parvenue au sommet de la perfection, si une impulsion nouvelle ne lui communique pas une autre direction, selon une loi physiologique, elle ne peut plus que se cristalliser. » M. Matteuzzi cite l’exemple des Grecs et des Italiens de la Renaissance. Cette loi est un corollaire d’une loi physiologique qu’on peut formuler ainsi : Les variations acquises, mais non organisées, ne peuvent se transmettre. Et cette loi est elle-même un corollaire de la loi de Ribot que dans la dissolution de la mémoire le nouveau périt avant l’ancien, le complexe avant le simple. « Quand l’activité mentale, avec la complexité toujours croissante faite de l’hérédité des caractères acquis, s’affirma, sans plus alterner avec des intervalles suffisants de repos, l’affaiblissement de cette énergie complexe des fonctions apparut, et par conséquent il y eut une moindre nutrition et une diminution de volume ; la reconstitution ne s’équilibra plus avec la déperdition ; par suite, la disposition acquise des éléments nerveux devenait moins stable et les associations dynamiques entre ces éléments n’arrivaient plus à la fusion complète. Par conséquent, il était naturel que ces variations moins stables et plus complexes devinssent plus rebelles à la reproduction que les variations antérieures qui avaient été répétées un nombre infini de fois par les ancêtres. Les associations instables et confuses ne pouvaient plus faire corps avec l’organisme et se transmettre aux descendants. Elles n’étaient plus que juxtaposées aux anciens souvenirs, bien autrement forts, qui tendaient toujours à les chasser[9]. »

Les causes économiques de la dissolution des sociétés sont nombreuses. Nous en avons plus haut indiqué une quand nous avons parlé du parasitisme social. On pourrait de plus citer ici les gaspillages de richesses et les erreurs économiques de tout genre qui ont souvent une répercussion sur l’évolution sociale entière. M. Novicow a analysé plusieurs de ces causes dans son livre : Les Gaspillages des sociétés modernes. « La cause de la décadence des nations, dit cet auteur, doit être cherchée dans le funeste cortège des erreurs humaines ; le parasitisme, l’intolérance, l’exclusivisme, le misonéisme. » Le même auteur cite encore ce qu’il appelle les désaptations artificielles engendrées par les erreurs économiques. Ainsi, suivant lui, l’erreur protectionniste engendre une désaptation artificielle de l’humanité à la planète.

Une cause d’ordre à la fois économique et politique est ce qu’on pourrait appeler la sélection sociale à rebours, par suite du renversement du fonctionnement normal des mécanismes de sélection. Les mécanismes sociaux de sélection sont les institutions destinées à sélectionner les individus et à mettre chacun à la place qu’il est le mieux à même de remplir. Ces institutions, d’après M. Ammon, sont de deux sortes : les unes ont pour but d’arrêter au passage les non-valeurs ; les autres de pousser plus haut les individus bien doués. Lorsque ces mécanismes se trouvent faussés, sous l’action de certaines causes politiques ou sociales, c’est-à-dire quand au lieu de favoriser les plus capables, les plus intelligents, les plus actifs, ils favorisent les mieux apparentés, les plus dociles, les plus habiles à se pousser dans le monde par l’intrigue, en un mot ceux qui sont doués de ce que Carlyle appelle « l’intelligence vulpine », il en résulte la formation d’une oligarchie ambitieuse et présomptueuse, fondée sur le népotisme et le favoritisme, bientôt justement méprisée et qui contribue pour sa part à précipiter la décadence de la société.

Passons aux causes psychologiques de la dissolution des sociétés.

D’après M. Tarde, l’élément essentiel de la formation et de la permanence des sociétés étant le fonctionnement des lois de l’Imitation, il est naturel que si par suite de quelque influence externe ou interne les lois de l’imitation cessent de s’appliquer, les ressorts sociaux se détendent, la société se dissout et meurt. Ajoutons que le facteur corrélatif de l’Imitation, le facteur Invention joue également ici un rôle important. Lorsque dans une nation ou une race la faculté inventive diminue au delà de certaines limites, lorsque l’originalité individuelle disparaît devant les progrès de l’Esprit grégaire, lorsque le sentiment de l’individualité se perd et qu’il s’y substitue je ne sais quelle veule et niaise sociabilité qui fait que chacun compte sur les autres et non sur soi, la conscience sociale ressent les effets de cette torpeur des consciences individuelles : la société sans ressort est prête à se dissoudre à la première secousse un peu forte.

Il faut dire un mot ici de l’antinomie souvent établie entre l’Intelligence et le caractère. Certains sociologues ou moralistes prônent en termes dithyrambiques ce qu’ils appellent le caractère et affectent de dédaigner l’intelligence. Le développement très grand de cette dernière serait même pour eux une cause de décadence. On en arrive à parler très dédaigneusement du talent comme d’un facteur insignifiant, au point de vue social. Il est vrai que plus d’un sociologue ou éducateur de cette école plaide probablement pro domo sua, en dépréciant le talent. On peut toujours dire et faire croire qu’on a du caractère ; malheureusement, il n’est pas aussi facile de faire illusion en ce qui concerne le talent et les dons de l’intelligence. — Quoi qu’il en soit, cette doctrine infeste notre pédagogie tout entière.

À notre avis, elle est fausse. Ce qu’on prône sous le nom de caractère, ce sont les qualités qui font l’arriviste ; un mélange de brutalité et de souplesse, d’obstination et d’habileté. Comme cette forme de mentalité astucieuse et brutale est fort répandue, on la décore du nom de caractère, et on la représente comme un élément de force dans une nation ou une race. — Cette mentalité est plutôt caractéristique, à notre avis, d’une société en décadence.

Il est encore d’autres causes psychologiques de dissolution sociale dont nous dirons un mot.

En examinant les lois de la conservation des sociétés nous avons vu qu’une société, pour se maintenir, avait besoin de croire en elle-même, de s’appuyer sur un dogmatisme moral et social, au besoin même sur des mensonges utiles.

Par suite, lorsqu’une société cesse de croire en elle-même, soit que les dogmatismes sur lesquels elle s’appuyait s’effondrent, soit qu’on ait abusé des mensonges conservateurs, la désagrégation de la conscience sociale est proche. Cette désagrégation résulte en grande partie des contradictions sociales, contradictions entre la théorie et la pratique sociales, entre les dogmes professés de bouche et les actes réels, ou encore contradictions entre les différentes influences sociales en conflit. — Ces contradictions externes se répercutent dans la conscience individuelle sous forme de contradictions intimes qui déterminent dans l’individu un désarroi psychologique parallèle au désarroi social.

M. Max Nordau a très bien analysé ces causes de désagrégation sociale dans son livre : Les Mensonges conventionnels de notre civilisation. « Notre vie entière repose sur des hypothèses empruntées à un autre temps et qui, sur aucun point, ne répondent à nos idées actuelles. La forme et le fond de notre vie politique sont en flagrante contradiction. Le problème dont la civilisation officielle semble chercher la solution, c’est de faire entrer un cube dans un globe de même contenance. Chaque mot que nous disons, chaque acte que nous accomplissons est un mensonge à l’égard de ce que, dans le fond de notre âme, nous reconnaissons comme la vérité. Nous nous parodions pour ainsi dire nous-mêmes et nous jouons une éternelle comédie… nous feignons un respect extérieur pour des personnes et des institutions qu’au fond nous trouvons des plus absurdes, et nous demeurons lâchement attachés à des convictions qu’en notre âme et conscience nous savons manquer de tout fondement… Cet éternel conflit entre les conventions sociales et nos convictions a un contre-coup fatal[10]. »

Disons un mot enfin des causes sociales de la désagrégation des sociétés.

L’une d’elles est mise en lumière par Simmel, quand il remarque que souvent un organe de la société tend à prendre une importance exagérée dans l’organisme dont il est un élément et s’érige en fin, alors qu’il n’est qu’un moyen. Telle est la bureaucratie, dans nos sociétés démocratiques qui n’ont rien à envier à cet égard aux sociétés monarchiques. Il est clair que cette hypertrophie de certains organes dans le corps social y détermine un malaise très propre à précipiter la décadence.

M. Matteuzzi signale une cause sociale importante de décadence des sociétés. C’est l’action des peuples vainqueurs sur les peuples vaincus. « Un peuple qui s’est développé selon l’influence de son milieu et de l’hérédité des caractères acquis, arrive nécessairement à se constituer une individualité propre. Mais il peut être grandement troublé dans son évolution par l’intervention d’un autre peuple organisé militairement, plus fort, même s’il est moins civilisé ; dans tous les cas, ces deux peuples qui se rencontrent ainsi, ayant évolué dans des milieux différents, possèdent des caractères héréditaires différents. Le vainqueur en imposant ses idées et ses mœurs au vaincu, le force à sortir de la ligne de son évolution naturelle et porte le trouble dans toute son organisation physique et intellectuelle[11]. »

La supériorité industrielle d’un peuple peut avoir à cet égard les mêmes effets que sa supériorité guerrière. C’est ainsi que de nos jours les peuples du Nord, sans tenter la conquête d’un territoire, condamnent les peuples du Midi à la décadence, en les obligeant à soutenir avec eux la concurrence industrielle. Les habitants du Midi ont ainsi à s’adapter à un état social qui n’est pas conforme à leur hérédité.

Nous avons passé en revue les principales causes de la décadence des sociétés[12].


  1. Bourdeau, Cause et origine du Mal (Revue philosophique, août 1900).
  2. V. de Lapouge, Les Sélections sociales, l. II.
  3. Nietzche, Généalogie de la Morale.
  4. Tarde, L’Action intermentale, Grande Revue, novembre 1900.
  5. Novicow, Les Gaspillages des Sociétés modernes, p. 169 (Paris, F. Alcan).
  6. Tarde, op. cit.
  7. Dr  A. Matteuzzi, Les Facteurs de l’évolution des peuples, p. 384.
  8. Matteuzi, op. cit., p. 387.
  9. Matteuzzi, Les Facteurs de l’évolution des peuples, p. 400.
  10. Max Nordau, Les Mensonges conventionnels, de notre civilisation p. 29 (Paris. F. Alcan).
  11. Matteuzzi, Les Facteurs de l’Évolution des Peuples, p. 401.
  12. Remarquons que le déclin d’une société n’exclut nullement l’apparition dans cette société de belles et puissantes individualités. Le parti pris d’établir un parallélisme constant entre la conscience sociale et la conscience individuelle et de faire dépendre la seconde de la première a donné lieu à ce suranné thème de rhétorique qui consiste à dire que c’est seulement dans les sociétés florissantes et, comme on dit, dans les grands siècles que peuvent apparaître les grands penseurs et les grands artistes. Il convient de faire justice de cette sottise consacrée. « L’intelligence est personnelle, dit M. Rémy de Gourmont, et on ne peut établir aucun rapport raisonnable entre la puissance d’un peuple et le génie d’un homme. » Bien plus, ajouterons-nous, les conditions les plus mauvaises pour vivre sont parfois les meilleures pour penser et pour écrire.