Première Salazienne, au sujet de la nouvelle élection des délégués coloniaux

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PREMIÈRE


SALAZIENNE1


au sujet de la nouvelle élection


DES DÉLÉGUÉS COLONIAUX


par


AUGUSTE LACAUSSADE
de l’île Bourbon



PARIS
IMPRIMERIE DE DUCESSOIS
Quai des Augustins, 55.


__


1838


À Monsieur


N.R. DE LA SERVE
(de l’île Bourbon).



Témoignage de haute considération.


PREMIÈRE SALAZIENNE1
au sujet de la nouvelle élection
DES DÉLÉGUÉS COLONIAUX

I

Le Salaze2 a vu les orages,
Cent fois, d’un vol impétueux
S’abattre du sein des nuages
Sur son sommet majestueux.
Vaine fureur ! rage inutile !
Le Piton3 géant de mon île
Opposait sa face immobile
Aux coups des autans furieux ;
Vainqueur des vents et du tonnerre
Il voyait passer leur colère
Ses pieds forts toujours dans la terre,
Sa tête toujours dans les cieux !

Et quand la sereine nature
Succédait aux vents irrités,
Il voyait flotter la verdure
Des monts qu’il avait abrités.
L’arbuste à la feuille éphémère,
L’arbre à la tige séculaire,
Du ciel défiant la colère,
Voilaient les rochers ombragés ;
Et l’onde de ses larges veines,
Tombant en cascades hautaines,
Allait abreuver dans les plaines
Les champs qu’il avait protégés.
 
Pour ce sommet sans chevelure,
Pour ce front haut et sans cimier,
Pas de panache de verdure,
Jamais de gracieux palmier.
Mais qu’importe, ô Piton sublime !
Tes pieds dépassent toute cime :
De l’Éther franchissant l’abîme
Ton ombre au loin couvre les mers !
Ta masse résiste aux orages
Et des monts à qui tu surnages

Nul ne porte au sein des nuages
Plus haut la tête dans les airs !
 
Que t’importe aussi qu’on t’oublie
Homme loyal au cœur altier ?
Qu’importe à ta tête fléchie
De vieillir chauve de laurier ?
N’éclipses-tu pas de ton ombre
Ces envieux au regard sombre,
Grêles rivaux, jaloux sans nombre,
Trop bas pour des yeux immortels ?
Des élus tu portes le signe,
Mais tu le sais, caprice insigne,
Ce n’est jamais qu’au plus indigne
Que nous élevons des autels !
 
Aujourd’hui que l’océan gronde4,
Que la tourmente a commencé,
Qui doit, Français d’un autre monde,
Sauver votre esquif menacé !
Sans guide, hélas ! sur l’onde il flotte ;
Où donc est-il votre pilote ?
Qu’il parle et que de sa voix haute
Il commande aux flots révoltés !

Vaine attente ! leur lâche audace
Du mérite usurpe la place,
Mais quand le péril est en face
À quoi servent ces nullités ?
 
La Serve, en nocher plus habile,
Combattant le flot mutiné,
Oh ! qu’avec éclat pour ton île
Ta forte voix eût résonné !
Libre organe d’une âme ardente,
Ta bouche austère, indépendante,
Cratère à la lave éloquente,
Pour nous eût enflammé les cœurs !
Mais le mérite, on le rejette ;
Dans l’ombre inutile il végète,
Et c’est à sa tombe muette
Qu’on rend les éternels honneurs !


II


Aussi, paisible et grave, auguste intelligence,
Tu ne t’en émeus pas, tu gardes le silence.
Tu sais que l’homme oublie. Et calme et satisfait

Ton cœur dans le passé voit le bien qu’il a fait
Et goûte, au sein des bois et de la solitude,
De tes devoirs remplis la douce quiétude.
Ta conscience heureuse, asile des vertus,
Se repose des jours mauvais et révolus,
Comme la fleur s’endort dans sa dernière haleine
Après avoir donné ses parfums à la plaine.
Ton pays rend justice à ta haute équité.
De ta dette envers lui ton cœur s’est acquitté,
Et cela te suffit.
 
Que ta voix généreuse
Se taise et serve encore ta patrie oublieuse !
Mais moi, je parlerai : car j’ai pour le malheur
Des accents qu’à mon âme a dictés le Seigneur.
J’irai, je chanterai ; ma jeune poésie
Demandant ta chaumière aux bois de Salazie ;
Sur ton front, à défaut de lauriers et de fleurs,
Répandra ses accords, son amour et ses pleurs.

III

  
C’est toi dont l’éloquence ardente et filiale
Rendit à ton pays sa voix coloniale,

 
Et pour ses intérêts, au conseil agités,
Fit parler dans ses fils ses hautes volontés5 ;
T’associant toujours à toute action bonne,
C’est toi que pour son bien ne devança personne ;
C’est toi qui, déplorant l’abus des vieilles mœurs,
De pensers libéraux ensemençais les cœurs ;
Toi qui, des préjugés flétrissant l’existence,
Aux uns prêchais l’amour, à nous la patience ;
Et d’une oppression inique et sans pitié,
Ne pouvant nous sauver, nous pris en amitié !
Et moi, je me tairai ! jeune homme sans mémoire
Je resterai sans voix devant ta noble histoire !
Non ! l’on ne dira pas qu’oublieux du passé
Je n’aurai pas chanté le juste délaissé,
Et que mon luth, gardant un silence complice,
Se sera tû jamais devant une injustice !


IV


    Amassez-vous, vents des orages,
    Soufflez du nord à l’occident,
    Et du dais obscur des nuages
    Voilez l’éclat du firmament !

Jalouse des feux de l’aurore,
Ô nuit ! la dois-tu voir encore,
Du trône riant du matin,
Chasser par degrés tes ténèbres,
Et blanchir tes ombres funèbres
À son reflet doux et lointain.
 
Ouvrez-vous ! répandez vos ondes
Vastes cataractes des cieux,
Éteignez les flammes fécondes
De l’astre aux rayons glorieux !
Sur le firmament sans étoiles,
Obscurité, jette tes voiles,
Sur notre globe étends la main,
De ténèbres couvre la terre,
Et que cette nuit sans lumière
Soit une nuit sans lendemain !
 
Oh ! quelle nuit profonde et sombre !
Des cieux désertant le séjour,
Soleil, astre vainqueur de l’ombre,
T’es-tu donc voilé pour toujours ?
La terre est morne et taciturne,
L’étoile à la voûte nocturne

N’a pas allumé son flambeau ;
Le ciel est comme une urne obscure,
Et tout semble dans la nature
Dormir du sommeil du tombeau.
 
Mais, regardez ! voici l’aurore
Qui lève ses rideaux d’azur ;
L’ombre blanchit et s’évapore
Aux bords de l’orient plus pur.
L’aube, ouvrant sa molle paupière,
Du faible éclat de sa lumière
Sème les premiers feux du jour.
L’air est pur, l’horizon est rose,
Le ciel que la lumière arrose
Semble sourire avec amour.
 
Mais l’astre a fait pâlir l’aurore,
Tout cède à sa vaste clarté :
Il chasse, il aspire, il dévore
Les vapeurs de l’obscurité.
Repliant ses voiles funèbres,
La nuit, sur son char de ténèbres,
Fuit à son aspect glorieux ;
Et, s’élançant dans sa carrière,

 
Il monte éclatant de lumière
Sur le trône azuré des cieux.


V


Ainsi, monstre exécré, dont la serre homicide
Étouffe le talent dans son germe timide,
Reptile dont le souffle impur et venimeux
S’épanche incessamment sur tous les noms fameux ;
Toi dont le dard caché brûle de sa piqûre
Tout ce qui, dans les cieux, lève une tête pure,
Toi que l’enfer pétrit d’un fétide levain,
Toi qu’enfin l’homme abhorre et que l’on nomme envie,
Et que l’heureux mortel qu’attend une autre vie
Ne voit que des hauteurs d’un sublime dédain.
 
Ainsi tu veux ternir dans ta rage jalouse
Le talent qu’on admire et que la gloire épouse ;
Mais détestant l’éclat dont le mérite a lui,
Tu te places en vain entre la terre et lui !
Rampe ! tu ne dois pas obscurcir la lumière !
Rampe ! puisque c’est là ta nature première !
Rampe ! et maudis toujours toute chose à bénir !
Rampe ! et darde au génie un œil sanglant et sombre !

Tu ne pourras jamais éclipser de ton ombre
Son astre éblouissant qui luit sur l’avenir !
 
Et vous, ambitieux, rivaux aux mains débiles
Dont la faiblesse aspire aux charges difficiles,
Pour des fardeaux si lourds vos bras sont chancelants !
Imposez donc silence à des vœux insolents !
Il faut la main géante à l’œuvre colossale !
Faites place ! inclinez votre tête vassale,
Et ne disputez plus au noble élu des cieux
La place où veut siéger votre orgueil ridicule ;
Car il faut, pour prétendre aux grands travaux d’Hercule,
Sentir couler en soi le sang du roi des dieux !
 
Amis, ouvrons les yeux au jour qui nous éclaire !
À ces vils intrigants ne jetons pour salaire
Qu’un éloquent sourire et de justes mépris !
Du talent méconnu reconnaissons le prix !
Que l’avenir répare un oubli réparable,
Et ne croupissons plus dans une erreur coupable !
Vous êtes abusés par un reflet vermeil !
Ce nuage enflammé que la lumière dore,
C’est l’ombre et non le Dieu que la nature adore ;
Levez plus haut les yeux ; c’est là qu’est le soleil !…


NOTES.

1. Cette pièce fait partie d’un recueil qui doit être publié sous le titre de : les Salaziennes.

2. Montagne de Bourbon. Elle est située au centre de l’île, et s’élève à une hauteur prodigieuse.

3. Le superbe Piton des neiges est le point culminant du mont Salaze ; il s’élève à seize cents toises au-dessus du niveau de la mer.

4. Quand on écrivait cette pièce, la chambre des députés agitait la fameuse question de l’émancipation des esclaves.

5. C’est grâce à M. La Serve et à quelques autres si nous avons actuellement un conseil colonial. Aujourd’hui notre pays peut faire connaître ses besoins à son gouverneur par la voix de ses propres fils, et il n’est plus exposé à se soumettre à l’arbitraire trop souvent inhabile de quelque capitaine de vaisseau envoyé par la métropole.