Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/La Coupe et les Lèvres/Acte Cinquième

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Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 263-272).
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ACTE CINQUIÈME


Scène PREMIÈRE

Une place.
DÉIDAMIA, LES VIERGES ET LES FEMMES.
DÉIDAMIA.

Tressez-moi ma guirlande, ô mes belles chéries !
Couronnez de vos fleurs mes pauvres rêveries.
Posez sur ma langueur votre voile embaumé ;
Au coucher du soleil j’attends mon bien-aimé.

LES VIERGES.

Adieu, nous te perdons, ô fille des montagnes !
Le bonheur nous oublie en venant te chercher.
Arrose ton bouquet des pleurs de tes compagnes ;
Fleur de notre couronne, on va t’en arracher.

LES FEMMES.

Vierge, à ton beau guerrier nous allons te conduire.
Nous te dépouillerons du manteau virginal.
Bientôt les doux secrets qu’il nous reste à te dire
Feront trembler ta main sous l’anneau nuptial.

LES VIERGES.

L’écho n’entendra plus ta chanson dans la plaine ;
Tu ne jetteras plus la toison des béliers
Sous les lions d’airain, pères de la fontaine,
Et la neige oubliera la forme de tes pieds.

LES FEMMES.

Que ton visage est beau ! comme on y voit, ma chère,
Le premier des attraits, la beauté du bonheur !
Comme Frank va t’aimer ! comme tu vas lui plaire,
Ô ma belle Diane, à ton hardi chasseur !

DÉIDAMIA.

Je souffre cependant. — Si vous me trouvez belle,
Dites-le-lui, mes sœurs, il m’en aimera mieux.
Mon Dieu, je voudrais l’être, afin qu’il fût heureux.
Ne me comparez pas à la jeune immortelle :
Hélas ! de ta beauté je n’ai que la pâleur,
Ô Diane ! et mon front la doit à ma douleur.
Ah ! comme j’ai pleuré ! comme tout sur la terre
Pleurait autour de moi quand mon Charle avait fui !
Comme je m’asseyais à côté de ma mère,
Le cœur gros de soupirs ! — Mes sœurs, dites-le-lui.



Scène II

LES MONTAGNARDS.

Ainsi Frank n’est pas mort : — c’est la fable éternelle
Des chasseurs à l’affût d’une fausse nouvelle,
Et ceux qui vendaient l’ours ne l’avaient pas tué.
Comme il leur a fait peur quand il s’est réveillé !
Mais aujourd’hui qu’il parle, il faut bien qu’on se taise.
— On avait fait jadis, quand l’Hercule Farnèse
Fut jeté dans le Tibre, un Hercule nouveau.
On le trouvait pareil, on le disait plus beau :
Le modèle était mort, et le peuple crédule
Ne sait que ce qu’il voit. — Pourtant le vieil Hercule
Sortit un jour des eaux ; — l’athlète colossal

Fut élevé dans l’air à côté de son ombre,
Et le marbre insensé tomba du piédestal.
Frank renaît : ce n’est plus cet homme au regard sombre,
Au front blême, au cœur dur, et dont l’oisiveté
Laissait sur ses talons traîner sa pauvreté.
C’est un gai compagnon, un brave homme de guerre,
Qui frappe sur l’épaule aux honnêtes fermiers.
Aussi, Dieu soit loué, ses torts sont oubliés,
Et nous voilà tous prêts à boire dans son verre.
C’est aujourd’hui sa noce avec Déidamia.
Quel bon cœur de quinze ans ! et quelle ménagère !
S’il fut jamais aimé, c’est bien de celle-là.
— Un soldat m’a conté l’histoire de la bière.
Il paraît que d’abord Frank s’était mis dedans.
Deux de ses serviteurs, ses deux seuls confidents,
Fermèrent le couvercle, et, dès la nuit venue,
Le prêtre et les flambeaux traversèrent la rue.
Après que sur leur dos les porteurs l’eurent pris :
« Vous laisserez, dit-il, un trou pour que l’air passe.
Puisque je dois un jour voir la mort face à face,
Nous ferons connaissance, et serons vieux amis. »
Il se fit emporter dans une sacristie ;
Regardant par son trou le ciel de la patrie,
Il s’en fut au saint lieu dont les chiens sont chassés,
Sifflant dans son cercueil l’hymne des trépassés.
Le lendemain matin, il voulut prendre un masque,
Pour assister lui-même à son enterrement.
Eh ! quel homme ici-bas n’a son déguisement ?
Le froc du pèlerin, la visière du casque,
Sont autant de cachots pour voir sans être vu.
Et n’en est-ce pas un souvent que la vertu ?
Vrai masque de bouffon, que l’humble hypocrisie
Promène sur le vain théâtre de la vie,

Mais qui, mal fixé, tremble, et que la passion
Peut faire à chaque instant tomber dans l’action.

Exeunt.



Scène III

Une petite chambre.
FRANK, DÉIDAMIA.
FRANK.

Et tu m’as attendu, ma petite Mamette !
Tu comptais jour par jour dans ton cœur et ta tête.
Tu restais là, debout, sur ton seuil entr’ouvert.

DÉIDAMIA.

Mon ami, mon ami, Mamette a bien souffert !

FRANK.

Les heures s’envolaient, — et l’aurore et la brune
Te retrouvaient toujours sur ce chemin perdu.
Ton Charle était bien loin. — Toi, comme la fortune,
Tu restais à sa porte, — et tu m’as attendu !

DÉIDAMIA.

Comme vous voilà pâle et la voix altérée !
Mon Dieu ! qu’avez-vous fait si loin et si longtemps ?
Ma mère, savez-vous, était désespérée.
Mais vous pensiez à nous quand vous aviez le temps ?

FRANK.

J’ai connu dans ma vie un pauvre misérable
Que l’on appelait Frank, — un être insociable,
Qui de tous ses voisins était l’aversion.
La famine et la peur, sœurs de l’oppression,
Vivaient dans ses yeux creux ; — la maigreur dévorante
L’avait horriblement décharné jusqu’aux os.

Le mépris le courbait, et la honte souffrante
Qui suit le pauvre était attachée à son dos.
L’univers et ses lois le remplissaient de haine.
Toujours triste, toujours marchant de ce pas lent
Dont un vieux pâtre suit son troupeau nonchalant,
Il errait dans les bois, par les monts et la plaine.
Et braconnant partout, et partout rejeté,
Il allait gémissant sur la fatalité ;
Le col toujours courbé comme sous une hache :
On eût dit un larron qui rôde et qui se cache,
Si ce n’est pis encore, — un mendiant honteux
Qui n’ose faire un coup, crainte d’être victime,
Et, pour toute vertu, garde la peur du crime,
Ce chétif et dernier lien des malheureux.
Oui, ma chère Mamette, oui, j’ai connu cet être.

DÉIDAMIA.

Qui donc est là, debout, derrière la fenêtre,
Avec ces deux grands yeux, et cet air étonné ?

FRANK.

Où donc ? Je ne vois rien.

DÉIDAMIA.

Où donc ? Je ne vois rien.Si. — Quelqu’un nous écoute,
Qui vient de s’en aller quand tu t’es retourné.

Frank.

C’est quelque mendiant qui passe sur la route.
Allons, Déidamia, cela t’a fait pâlir.

DÉIDAMIA.

Eh bien, et ton histoire, où veut-elle en venir ?

FRANK.

Une autre fois, — c’était au milieu des orgies,
Je vis dans un miroir, aux clartés des bougies,
Un joueur pris de vin, couché sur un sofa,
Une femme, ou du moins la forme d’une femme,

Le tenait embrassé, comme je te tiens là.
Il se tordait en vain sous le spectre sans âme ;
Il semblait qu’un noyé l’eût pris entre ses bras.
Cet homme infortuné… Tu ne m’écoutes pas ?
Voyons, viens m’embrasser.

DÉIDAMIA.

Voyons, viens m’embrasser.Oh ! non, je vous en prie.

Il l’embrasse de force.

Frank, mon cher petit Charle, attends qu’on nous marie ;
Attends jusqu’à ce soir. — Ma mère va venir.
Je ne veux pas, monsieur. — Ah ! tu me fais mourir !

FRANK.

Lumière du soleil, quelle admirable fille !

DÉIDAMIA.

Il faudra, mon ami, nous faire une famille ;
Nous aurons nos voisins, ton père, tes parents,
Et ma mère surtout. — Nous aurons nos enfants.
Toi, tu travailleras à notre métairie ;
Moi, j’aurai soin du reste et de la laiterie ;
Et, tant que nous vivrons, nous serons tous les deux,
Tous les deux pour toujours, et nous mourrons bien vieux.
Vous riez ? Pourquoi donc ?

FRANK.

Vous riez ? Pourquoi donc ?Oui, je ris du tonnerre.
Oui, le diable m’emporte, il peut tomber sur moi.

DÉIDAMIA.

Qu’est-ce que c’est, monsieur ? voulez-vous bien vous taire !

FRANK.

Va toujours, mon enfant, je ne ris pas de toi.

DÉIDAMIA.

Qui donc est encor là ? Je te dis qu’on nous guette.
Tu ne vois pas là-bas remuer une tête ?
Là, — dans l’ombre du mur ?

FRANK.

Là, — dans l’ombre du mur ?Où donc ? de quel côté ?
Vous avez des terreurs, ma chère, en vérité.

Il la prend dans ses bras.

Il me serait cruel de penser qu’une femme,
Ô Mamette, moins belle et moins pure que toi,
Dans des lieux étrangers, par un autre que moi,
Pût être autant aimée. — Ah ! j’ai senti mon âme
Qui redevenait vierge à ton doux souvenir,
Comme l’onde où tu viens mirer ton beau visage
Se fait vierge, ma chère, et dans ta chaste image
Sous son cristal profond semble se recueillir !
C’est bien toi ! — je te tiens, — toujours fraîche et jolie,
Toujours comme un oiseau, prête à tout oublier.
Voilà ton petit lit, ton rouet, ton métier,
Œuvre de patience et de mélancolie.
Ô toi, qui tant de fois as reçu dans ton sein
Mes chagrins et mes pleurs, et qui m’as en échange
Rendu le doux repos d’un front toujours serein ;
Comment as-tu donc fait, dis-moi, mon petit ange,
Pour n’avoir rien gardé de mes maux, quand mon cœur
A tant et si souvent gardé de ton bonheur ?

DÉIDAMIA.

Ah ! vous savez toujours, vous autres hypocrites,
De beaux discours flatteurs bien souvent répétés.
Je les aime, mon Dieu ! quand c’est vous qui les dites ;
Mais ce n’est pas pour moi qu’ils étaient inventés.

FRANK.

Dis-moi, tu ne veux pas venir en Italie ?
En Espagne ? à Paris ? nous mènerions grand train.
Avec si peu de frais tu serais si jolie !

DÉIDAMIA.

Est-ce que vous trouvez ce bonnet-là vilain ?

Vous verrez tout à l’heure, avec ma belle robe
Et mon tablier vert. — Vous riez, vous riez ?

FRANK.

Dans une heure d’ici nous serons mariés.
Ce baiser que tu fuis, et que je te dérobe,
Tu me le céderas, Mamette, de bon cœur.
Dans une heure, ô mon Dieu ! tu viendras me le rendre.
Mamette, je me meurs.

DÉIDAMIA.

Mamette, je me meurs.Ah ! moi, je sais attendre !
Voyons, laissez-moi donc être un peu votre sœur.
Une heure, une heure encore, et je serai ta femme.
Oui, je vais te le rendre, et de toute mon âme,
Ton baiser dévorant, mon Frank, ton beau baiser !
Et ton tonnerre alors pourra nous écraser.

FRANK.

Oh ! que cette heure est longue ! oh ! que vous êtes belle !
De quelle volupté déchirante et cruelle
Vous me noyez le cœur, froide Déidamia !

DÉIDAMIA.

Regardez, regardez, la tête est toujours là.
Qui donc nous guette ainsi ?

FRANK.

Qui donc nous guette ainsi ?Mamette, ô mon amante !
Ne me détourne pas cette lèvre charmante.
Non ! quand l’éternité devrait m’ensevelir !

DÉIDAMIA.

Mon ami, mon amant, respectez votre femme.

FRANK.

Non ! non ! quand ton baiser devrait brûler mon âme !
Non ! quand ton Dieu jaloux devrait nous en punir !

DÉIDAMIA.

Eh bien ! oui, ta maîtresse, — eh bien ! oui, ton amante,
Ta Mamette, ton bien, ta femme et ta servante.
Et la mort peut venir, et je t’aime, et je veux
T’avoir là dans mes bras et dans mes longs cheveux,
Sur ma robe de lin ton haleine embaumée.
Je sais que je suis belle, et plusieurs m’ont aimée ;
Mais je t’appartenais, j’ai gardé ton trésor.

Elle tombe dans ses bras.

FRANK, se levant brusquement.

Quelqu’un est là, c’est vrai.

DÉIDAMIA.

Quelqu’un est là, c’est vrai.Qu’importe ? Charle, Charle !

FRANK.

Ah ! massacre et tison d’enfer ! — C’est Belcolor !
Restez ici, Mamette, il faut que je lui parle.

Il saute par la fenêtre.

DÉIDAMIA.

Mon Dieu ! que va-t-il faire, et qu’est-il arrivé ?
Le voilà qui revient. — Eh bien ! l’as-tu trouvé ?

FRANK, à la fenêtre, en dehors.

Non, mais, par le tonnerre, il faudra qu’il y vienne.
Je crois que c’est un spectre, et vous aviez raison.
Attendez-moi. — Je fais le tour de la maison.

DÉIDAMIA, courant à la fenêtre.

Charle, ne t’en va pas ! S’il s’enfuit dans la plaine,
Laisse-le s’envoler, ce spectre de malheur.

Belcolore paraît de l’autre côté de la fenêtre et s’enfuit aussitôt.

Au secours ! au secours ! on m’a frappée au cœur.

Déidamia tombe et sort en se traînant.

LES MONTAGNARDS, accourant au dehors.

Frank ! que se passe-t-il ? On nous appelle, on crie.
Qui donc est là par terre étendu dans son sang ?

Juste Dieu ! c’est Mamette ! Ah ! son âme est partie.
Un stylet italien est entré dans son flanc.
Au meurtre ! Frank, au meurtre !

FRANK, rentrant dans la cabane avec Déidamia morte dans ses bras.

Au meurtre ! Frank, au meurtre !Ô toi, ma bien-aimée !
Sur mon premier baiser ton âme s’est fermée.
Pendant plus de quinze ans tu l’avais attendu,
Mamette, et tu t’en vas sans me l’avoir rendu.