Premières Poésies et Lettres intimes/Texte entier

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Premières Poésies et Lettres intimes
Posthume
1902



LECONTE DE LISLE

À VINGT ANS



Qu’était Leconte de Lisle à vingt ans ?

Qu’était le poète ? Qu’était l’homme ?

Certains biographes, et spécialement M. Louis Tiercelin, dans un article de la Revue des Deux Mondes, ont essayé de répondre à ces questions. Ils ont produit des témoignages de parents et d’amis, des notes universitaires, ils ont réédité des proses et des vers extraits d’éphémères publications de Rennes et de Dinan, et ils en ont tiré leurs conclusions.

La parole est, ici, à Leconte de Lisle en personne. On me saura gré, je pense, de donner un portrait pris sur le vif, un portrait en pied de Leconte de Lisle à vingt ans, par lui-même.

Je n’ignore pas ce que l’on pourrait objecter, et j’entends d’avance les beaux cris, je vois d’avance les grands gestes.

Il ne m’a pas paru que rien de tout cela dût m’arrêter.

Il serait parfaitement puéril, en effet, de dire que l’on ne saurait, sans attenter à la mémoire de l’auteur, livrer au public des vers qu’il voulut oublier et qui furent, lui vivant, tenus cachés.

Il ne s’agit ni d’attentat, ni d’insulte. Ce sont là de gros mots, qui ne signifient rien, même et peut-être surtout pour ceux qui en ont plein la bouche.

Je n’imagine pas qu’il puisse être attentatoire de traiter les morts en hommes qui appartiennent à l’histoire et dont la vie, dans ses plus menus détails, mérite d’être connue, parce que l’on estime qu’il y a là des leçons à recueillir. Je n’imagine pas qu’on puisse insulter à la gloire d’un poète, en se retournant pour considérer comment il a parcouru sa carrière, de son point de départ à son point d’arrivée.

Au reste, je le sais, dans ses dernières années, Leconte de Lisle était le premier à sourire, quand on déterrait quelque part certains de ses vers de jeunesse. Son amour-propre, qui s’était rebiffé d’abord devant ces exhumations, ne protestait plus. Au contraire. Il avait conscience que cette curiosité, en somme, était un hommage. Il disait à ses admirateurs et disciples, avec une ironique et tout de même encourageante modestie : « Ah ! vous avez fait de mauvais vers !… Pas tant que moi !… Voyez-vous, il faut avoir fait de mauvais vers… »

Et puis, enfin, ce ne fut pas la faute de Leconte de Lisle, on le verra, si les vers qu’on va lire n’ont pas été publiés, en un beau volume, il y a soixante ans. Il fit alors tout ce qui fut en son pouvoir pour que Gosselin, l’éditeur de Lamartine, ou tout autre, à Paris, à Rennes, à Dinan ou ailleurs, jetât son nom, avec son œuvre, aux cent bouches de la Renommée. Les éditeurs de la capitale et de la province furent également sourds et inexorables. Voilà pourquoi les feuillets auxquels le poète avait confié ses enthousiasmes et ses tristesses de vingt ans ont jauni, inviolés, au fond du carton d’où je les tire aujourd’hui.

En vérité, où est l’attentat ? Où est la profanation ? Je réalise ici, très respectueusement, le premier rêve de gloire de Leconte de Lisle, son rêve de 1838.



Sans doute, l’auteur des Poèmes antiques était en germe dans l’auteur des Montagnes natales, de Lelia dans la solitude, de l’Hymne au soleil couchant et des romances et vers d’amour qu’on trouvera dans ce livre. Mais il y était de façon latente encore, et l’on jugera fort excusable, il faut en convenir, quiconque n’eût pas alors soupçonné le futur grand homme. Nous avons là, après celui de M. de Buffon et d’autres, un nouvel exemple pour établir que « le génie est une longue patience ».

Les premiers vers de Leconte de Lisle sont des vers d’écolier, pleins de taches et de défaillances. La syntaxe y boîte, plus d’une fois, comme la prosodie ; l’expression y est hésitante et pauvre. Y est-elle plus pauvre, cependant, et plus banale que dans beaucoup d’œuvres antérieures ou contemporaines, qu’on admirait alors ? Lisez l’Amour de la campagne de Chateaubriand, l’Ode à une jeune fille de Balzac, les vers d’Hégésippe Moreau et de cette Louise Colet dont le front plia sous le poids des lauriers académiques. Comparez, et vous serez indulgent pour le jeune étudiant en droit de la Faculté de Rennes.

Au fond, vous estimerez que Leconte de Lisle avait déjà un souffle lyrique, une mélancolie, une sensibilité aiguë, une délicatesse frémissante, une ampleur de rêve, une magnificence de vision, une conscience et un orgueil de soi qui étaient plus que des promesses.

Quant aux lettres qui encadrent ces rimes, qui les expliquent et les commentent, elles obtiendront, j’espère, l’unanimité des suffrages. Certes, cette prose trébuche un peu, comme les vers ; mais quel franc et frais tableau elle nous met sous les yeux ! C’est la pensée et le cœur de Leconte de Liste, à nu.

Et quoi de plus délicieux que ces amitiés intellectuelles de jeunes hommes ! L’image des deux amis que furent Ernest Renan et Marcelin Berthelot est vivante dans tous les esprits. Ceux qui ont lu Maurice de Guérin — et quel lettré l’ignore ? — savent quelle tendresse l’unit à Hippolyte de la Morvonnais ; ils se plaisent à relire les confidences qu’échangeaient le poète du Centaure et le poète de la Thébaïde des Grèves. D’autres, les mêmes plutôt, ont savouré naguère les lettres de Montalembert et de Cornudet, et furent en joie, cet été, quand ils virent, aux étalages des libraires, la Correspondance de Taine avec Prévost-Paradol et ses autres camarades de l’École normale.

Comme ceux-là, Charles Leconte de Lisle et Julien Rouffet, à vingt ans, étaient sans secret l’un pour l’autre. Ils se communiquaient leurs enthousiasmes et leurs espoirs ; ils partageaient les tristesses de leurs déceptions ; ils s’excitaient mutuellement aux nobles passions qui font l’unique beauté de la vie. Fraternité d’aspirations et d’idées, épanchements de cœurs trop pleins où s’abandonnait et se dépensait la pure ardeur de leur jeunesse.



Les lettres de Julien Rouffet sont perdues, avec ses vers. De ceux-ci, pourtant, il nous reste les quelques bribes que Leconte de Lisle nous a conservées, en les citant. C’est peu ; c’est assez, avec ce que nous apprend son ami, pour que se dessine nettement la figure du petit Breton d’Auray, du petit clerc de notaire de Lorient.

Julien Rouffet n’avait rien, sans doute, de ses grands compatriotes, d’un Chateaubriand, ni d’un Lamennais, ni d’un Renan. Mais en lui frissonnait l’âme tendre et profonde, l’âme rêveuse de sa Bretagne, une âme à la Brizeux, comme le dit avec justesse Leconte de Lisle. Peut-être démêlerait-on un peu de littérature dans son cas ; peut-être René et Werther étaient-ils pour quelque chose dans son désenchantement. Il fallait bien qu’un poète eût, à sa façon et selon ses moyens, le mal du siècle. Au fond, pourtant, les lamentations du jeune homme exprimaient de vraies souffrances et de vraies mélancolies. Rouffet gémissait et pleurait sincèrement, comme Leconte de Lisle s’indignait sincèrement, quand il fustigeait, de sa colère et de son mépris, les hommes et les choses de son temps, si fort qu’il fait songer parfois à une sorte de Schopenhauer, né pessimiste, — un petit Schopenhauer qui aurait lu Auguste Barbier.



Je trouve très pittoresque, je l’avoue, et tout à fait charmante la peinture sans apprêts que nous fait notre « épistolier » du monde provincial où il évolue, où il languit : Dinan et les Dinannais, l’oncle-maire en tête ; Rennes, Mlle  Eugénie Liger, Mlle  Adèle Chrétien avec son incomparable Jules Gérard ; et puis Robiou de la Tréhonnais, l’inépuisable poète, et Drouin, et Houein, et les autres. Parmi tous ces comparses, Leconte de Lisle se détache en vigueur. Il est déjà le monsieur indépendant, hautain, impertinent, l’ironiste dont les mots féroces seront, plus tard, aussi célèbres que redoutables.

Il ne s’occupe guère des opinions à la mode. Il se soucie d’avoir ses idées à lui, et c’est tout.

En art, il a déjà sa petite théorie personnelle. À propos d’un sonnet sur la Nuit, il écrit à Rouffet :

« Il ne reste à changer que l’expression ; et c’est là que doit tendre l’effort du poète en tout et pour tout. »

Ne voilà-t-il pas tout le programme du Parnasse ? Ne voilà-t-il pas tout le programme des poètes qu’on prétendit railler, à leurs débuts, en les appelant, avec dédain, les formistes ?

Évidemment, et il le dit, Leconte de Lisle savait qu’il était loin, alors, de son idéal, qu’il lui faudrait d’acharnés efforts pour atteindre à la perfection rêvée. Mais il avait, consciente et amoureusement entretenue, cette passion de la forme qui alla s’exaspérant avec l’âge et l’expérience.

Vingt-cinq ans plus tard, en 1864, quand le directeur du Nain Jaune lui demanda quelques articles de critique sur Hugo, Lamartine, Vigny, Baudelaire, Béranger, Barbier, il déclara, avant de formuler un jugement : « J’ai trop d’orgueil pour être injuste. » Il avait trop d’orgueil aussi, dès 1838, pour être injuste envers lui-même. Il fut sévère pour les autres ; mais il avait commencé par être impitoyable pour ses propres œuvres. On a retrouvé tel poème de son âge mûr dont les versions différentes ne se comptent plus et qui, de deux cents vers à l’origine, a fini par en être réduit à cinquante. Ainsi en agissait-il, à vingt ans. Dans ses lettres à Rouffet, il parle sans cesse de corriger ou de refaire telle pièce ou telle autre. Et il corrige, et il refait, et il remet vingt et cent fois sur le métier. Il est déjà l’artiste au labeur obstiné qui s’efforce d’être, autant qu’il dépend de lui, impeccable. Ce n’est qu’une aspiration encore, ce n’est qu’un rêve ; mais c’est beau.

Et l’impassibilité ? Y en a-t-il trace dans les vers et dans la prose de l’étudiant de Rennes ?

Oh ! pas du tout.

Un jour, il est vrai, Leconte de Lisle écrit à Rouffet :

« L’amour et moi, voyez-vous, c’est de l’eau sur une pierre : elle peut la mouiller ; mais, la pénétrer, jamais ! »

Au moment même où il prend une si crâne attitude, le poète se répand en dithyrambes enflammés à l’adresse de toutes les jeunes filles qu’il rencontre, au bal ou ailleurs. Ses vers ne sont que romances, madrigaux, hymnes à la femme et à la beauté, à la nature entière. Il est plein d’apostrophes et d’invectives. Il s’emporte contre l’ignominie d’un siècle où l’argent est roi, et son jeune républicanisme prend feu, quand on parle de ramener en France les cendres de Napoléon.

Il vint une heure, assurément, où Leconte de Lisle et les Parnassiens, pour protester contre les élucubrations plus ou moins rythmées et rimées de la queue lamentable de Lamartine, des tendres émules de Loïsa Puget, se déclarèrent les irréconciliables ennemis des poètes éplorés qui allaient racontant à l’univers leurs petites histoires d’amour, avec des je, des moi, des lyres brisées, des anges en deuil et des muses en larmes, à tous les hémistiches et à tous les mots. Les meilleurs des Parnassiens professaient que la pudeur et le respect de soi font partie essentielle de l’art et qu’un poète n’est pas un baladin dont l’unique souci serait de s’étaler en scène. C’est ce que Leconte de Lisle formula, en ce qui le concernait personnellement, dans ces vers des Poèmes barbares :

Tel qu’un morne animal, meurtri, plein de poussière,
La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d’été,
Promène qui voudra son cœur ensanglanté
Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière.

Pour mettre un feu stérile en ton œil hébété,
Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière,
Déchire qui voudra la robe de lumière
De la pudeur divine et de la volupté.

Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dussè-je m’engloutir pour l’éternité noire,
Je ne té vendrai pas mon ivresse ou mon mal.

Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées !


Mais est-ce un impassible, je vous le demande, qui a jeté cet anathème ?

Est-ce un impassible qui a écrit :

Dieu triste, Dieu jaloux, qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais, disant que ton œuvre était bon.
Mon souffle, ô pétrisseur de l’antique limon,
Un jour redressera ta victime vivace.
Tu lui diras : adore ; elle répondra : non.


Est-ce un impassible qui a dit :

Sombre douleur de l’homme, ô voix triste et profonde,
Plus forte que les bruits innombrables du monde,
Cri de l’âme, sanglot du cœur supplicié,
Qui t’entend sans frémir d’amour et de pitié ?


Et ceci encore :

Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée.
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel,
Emportant à plein vol l’espérance insensée.
Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?


L’impassible qui parle de la sorte est, il faut l’avouer, un impassible terriblement passionné.

Eh ! oui, l’œuvre de Leconte de Lisle est, d’un bout à l’autre, une œuvre de passion, — de passion concentrée et hautaine, mais intense, exaspérée, et, par moments, farouche.

Il écrivait, peu de temps avant de mourir :


Toi par qui j’ai senti, pour des heures trop brèves,
Ma jeunesse renaître et mon cœur refleurir,
Sois bénie à jamais ! J’aime, je puis mourir ;
J’ai vécu le meilleur et le plus beau des rêves.

Et vous qui me rendiez le matin de mes jours,
Qui d’un charme si doux m’enveloppez encore,
Vous pouvez m’oublier, ô chers yeux que j’adore.
Mais, jusques au tombeau, je vous verrai toujours.


La forme est plus parfaite ; mais comparez ces vers à ceux qu’écrivait le poète, de 1837 à 1842, à Dinan et à Rennes ; c’est le même ton d’ardeur et de passion.

Et je m’excuse d’avoir, une fois encore, entrepris cette démonstration. Comme si un poëte avait jamais pu être un impassible !



Quelques remarques, pour finir.

Un point biographique semble éclairci par les lettres de Leconte de Lisle à Rouffet. On supposait, d’après une légende, que l’étudiant avait été, quelque temps, élève au collège de Dinan. Il paraît bien que la légende était fondée. En effet, de février à octobre 1838, c’est de Dinan que sont datées les lettres de Leconte de Lisle. S’il ne fut pas pensionnaire au collège, il en suivit vraisemblablement les cours, pour achever sa préparation au baccalauréat.

On verra que, sauf deux fois, à la fin, le poète signe ainsi : C. Leconte de L’Isle. J’ai respecté son orthographe.

Enfin, je dois dire que je me suis appliqué à classer les lettres et les vers, par ordre chronologique, le plus exactement possible. Les timbres de la poste, très nets encore, m’ont facilité le travail. Mais, trop souvent, les feuillets ne portent de timbre d’aucune sorte. J’ai donc été contraint, alors, de me baser sur le texte pour mon classement. Qu’on me pardonne les erreurs, si j’en ai commis !

B. Guinaudeau.

Paris, 20 juillet 1902.



PREMIÈRES POÉSIES

ET

LETTRES INTIMES

PREMIÈRES POÉSIES ET LETTRES INTIMES



I


Rennes, janvier 1838[1].


PREMIER REGRET


« Ô mes songes dorés ! »
Schiller.


Mélodieuses voix qui chantiez mon aurore,
Extase, amour, génie, ô mes rêves perdus,
Ô mes rêves si doux, reviendrez-vous encore ?
Essaims éblouissants, qu’êtes-vous devenus ?…

Qu’êtes-vous devenus, parfums de ma jeunesse,
Qui jetiez sur ma vie une éclatante ivresse,
Ô rayons de mon âme, élans impérieux,
Qui, sur vos ailes d’or, m’emportiez dans les cieux ?…
Oh ! vous n’êtes donc plus, émotions berçantes,
Charmes intérieurs, promesses ravissantes,
Qui me faisiez, devant un avenir si doux,

Ainsi que devant Dieu, plier mes deux genoux ?…
Ô rêves, pour mon cœur maintenant solitaire,
Le bonheur inconstant a déserté la terre,
Et, laissant se flétrir mon primitif amour,
Sur votre aile il a fui vers l’immortel séjour !…

Doux oiseaux, dont l’essaim se nomme poésie,
Vous qui m’avez sevré des gouttes d’ambroisie,
Et qui, portant au loin votre essor gracieux,
À mon regard éteint avez caché les cieux,
Songes jeunes et beaux, rayons lointains de gloire,
Intimes souvenirs que garde ma mémoire,
Espérance, bonheur que je pleure tout bas,
Adieu, tout est fini ;… vous ne reviendrez pas !…
Sur mon joyeux matin le soir jette son ombre ;
Mon riant horizon devient muet et sombre ;
Tout me fuit : ciel natal, doux espoir, frais amour…
Et mon cœur attristé s’est fermé sans retour.

Mélodieuses voix qui chantiez mon aurore !
Extase, amour, génie, ô mes rêves perdus,
Ô mes rêves si doux, reviendrez-vous encore ?…
Essaims éblouissants, qu’êtes-vous devenus ?…


Le jeune homme en question, mon cher Ami, lors d’un petit voyage qu’il fit à Rennes, entrevit sur ma table ces quelques vers et me pria de les lui donner, ce que je ne pouvais refuser, vu leur insignifiance et leur nombre si minime. Il les emporta donc, et je reçus, peu de jours après, les vers suivants que je vous envoie tels que je les lus alors. Vous y trouverez beaucoup de fraîcheur et de sentiment, à travers les comparaisons et épithètes forcées, les rimes quelquefois moins que suffisantes et le vague de la pièce.

Je vais lui communiquer votre réponse à sa demande de vous écrire.

— Voici ces vers :

SYMPATHIE


L’harmonieux écho du son qui m’a ravi
Émeut mon âme encore et flotte en ma pensée,
Comme les rêves d’or que ta lyre voilée
Vient de pleurer tout bas à mon cœur attendri.

Oh ! cet épanchement de tes douleurs intimes,
Ce triste et doux adieu, ces élans tout d’amour
Qui, vers les champs divins, le bleuâtre séjour.
S’envolent, gracieux, sur leurs ailes sublimes,

 
Ces accords parfumés, échangés sur ton cœur,
Ces doux pensers du ciel, ardents baisers de flamme,
Sainte et vague tristesse, espérance et bonheur,
Tous tes rêves perdus ont passé sur mon âme.

Hélas ! Ils ont passé, comme en toi, sans retour !
Ils ont jeté leur aile à la brise légère,
Ne laissant en leur lieu rien… que douleur amère.
Virginales vapeurs, à l’approche du jour.

Mais tu me restes, toi, n’est-ce pas, mon doux frère ?
Toi qu’un lien si pur vient d’unir à mes jours,
Mélancolique étoile, ô mes seules amours !
Laisse tomber sur moi ton rayon solitaire !


Frédéric Robiou de la Tréhonnais.


Je crois, mon cher Rouffet, à toutes vos souffrances morales, et je me reproche de vous avoir importuné de mes lettres, lorsque le calme et l’isolement devaient vous être plus agréables. Soyez persuadé cependant que, si j’avais pu prévoir votre disposition d’esprit, je ne me serais pas jeté niaisement en travers de votre douleur, et que j’aurais attendu, avec l’impatience d’un sincère désir, il est vrai. mais du moins aussi longtemps que vous l’auriez souhaité.

Il me serait peut-être permis de penser que votre silence était un manque de confiance en mon amitié, si je ne savais qu’il existe des moments où l’on ne peut même écrire. Je vous absous donc sur ce point, et j’espère que votre imagination, si prompte à s’exalter, vous laissera toujours assez de calme pour ne pas vous forcer à me priver de vos bonnes et chères lettres.

Adieu. Écrivez-moi longuement.

Votre sincère ami,
C. Leconte de l’Isle.


II


Dinan, février 1838.


Pardonnez-moi, mon cher Rouffet, de ne vous avoir pas écrit, depuis quelque temps. Je répare ma faute. Ce n’est pas par une phrase vaine et habituelle que je commencerai ma lettre, mon Ami, je sais que votre modestie n’y ajouterait pas foi. Cependant, je vous le dis en vérité, j’ai bien perdu en vous quittant.

Tout déplacement produit une espèce de trouble en moi, tant est grande mon apathie physique. Aussi je veux bien la rendre responsable d’une partie de la gêne que j’ai apportée à Dinan. Mais croyez-moi susceptible encore de quelques sentiments de regret et d’affection, car ils sont réels. Il faut que je vous explique ma nouvelle position. Je mange ici avec la plupart des notabilités de la ville, hommes excellents, sans doute, mais entièrement dépourvus de toute idée avancée. Je sais que, dans mon orgueil, — et je ne saurais me le dissimuler — une envie de dominer, plus forte parfois que ma volonté même, est en moi. Je sais encore qu’il ne m’appartient pas, enfant que je suis, de contrecarrer à tout moment les paroles d’hommes à cheveux gris ou blancs, qui devraient avoir l’expérience des choses, quoiqu’ils ne l’aient pas. Aussi vous ne sauriez croire quelle est la contrainte de toutes les minutes que j’éprouve, parmi des êtres non intelligents, qu’il m’importerait fort peu, au bout du compte, de froisser dans leurs niaises idées, si je n’avais des motifs plus puissants d’en agir autrement. — Ceci est un reste de mauvaise humeur que je vous confie, à vous, plutôt qu’à tout autre.

Vous avez eu l’amitié de m’envoyer Caligula, ce dont je ne saurais trop vous remercier ; mais vous ne m’avez pas écrit, ce dont je vous blâme très fort. Que votre première lettre me donne votre opinion sur la tragédie de Dumas. Comme je viens de l’achever, je vais vous dire ce que j’en pense.

Jules Sandeau, dont j’avais déjà lu la critique, lui rend justice sous le rapport littéraire, mais l’attaque sur la donnée historique. Je vous avoue que je suis encore à me demander où et comment il a outragé l’histoire. Ce critique l’accuse d’avoir fait de Cherea un vil amant de Messaline, un sybarite, d’avoir travesti le républicain en courtisan. Il ne sait ce qu’il dit. Cherea ne cesse, dans tout le cours de la pièce, d’exprimer ses sentiments républicains. L’amour qu’il feint pour Messaline, sa courtisanerie envers l’empereur, ne sont que le masque dont il se sert pour voiler ses projets de liberté. Il déplore même l’indigne comédie qu’il est obligé de jouer et se plaint de ne pouvoir agir ouvertement. Témoins sont ces beaux vers :

<poem> Oh ! sans doute qu’au temps des antiques vertus, Ce n’était pas ainsi que conspirait Brutus, Et c’était au grand jour que son poignard stoïque Vengeait en plein Sénat la sainte République !

Et le caractère de Caligula pourrait-il être mieux tracé qu’il ne l’est là ? Et les belles scènes de Stella et d’Aquila ! Et les vers si profonds sur le christianisme, et une foule de points littéraires plus saillants les uns que les autres !… Somme totale, c’est une belle œuvre.


Eh ! bien, mon poétique Ami, que devenez-vous à Rennes ! Continuez-vous vos conversations intimes avec Mlle  Eugénie ? Lui avez-vous fait don de quelque mélodie échappée de votre lyre ?… Lorsque cela adviendra, n’oubliez pas celui qui, loin de vous, se souvient et pleure.

— J’ai un petit service à réclamer de vous, mon cher Rouffet. Veuillez remettre à Lise l’échantillon que vous trouverez dans cette lettre, et lui dire que Mme  Louis Leconte la prie de vouloir bien lui acheter chez Mme  Mosé, ou autrement, trois quarts de l’étoffe pareille. Vous m’obligerez infiniment. Vous voudrez bien aussi présenter à toutes ces dames, de ma part, l’hommage de mes sentiments de reconnaissance pour toutes les bontés qu’elles ont eues pour moi.

Félicitez-moi, mon Ami. On me proposa, hier, de faire paraître dans l’Annuaire de cette année plusieurs pièces de vers, avec l’assurance d’y écrire, si je le voulais, plus tard. Félicitez-moi, dis-je ; car soit orgueil ou modestie, comme vous voudrez, j’ai refusé net.

Ayez l’amitié de me répondre, car je compte sur vous, comme sur la plus intime et la plus chère de nos ressources.

Croyez à ma sincère amitié.

C. Leconte de l’Isle.


III


Dinan, février 1838.


Je suis heureux, mon Ami, d’avoir assez mérité votre confiance pour recevoir de vous le charmant sonnet qui exprime si bien vos intimes espérances, et qui rend à la femme l’hommage poétique auquel elle a tant de droits. Je sais que vous ne me croyez pas, parce que vous avez trop de modestie ; mais, sur ma conscience, il serait difficile de trouver, dans nos premiers poètes intimes, d’aussi charmants vers que ceux-ci :

La femme, ange exilé, parfum que l’on envie,
Aime, sourit, console et fait croire au bonheur.


Je vous envoie, mon Ami, une réponse bien imparfaite ; mais mon sonnet rendra, du moins, un petit service au vôtre : il le fera briller davantage. L’ombre, vous le savez, fait ressortir la lumière.

La femme, ange exilé, parfum que l’on envie. »

J. Rouffet.


Allez, vous n’êtes plus rien qu’une pauvre femme.

A. Dumas.


OUI, LA FEMME, SEMBLABLE…



Oui, la femme, semblable au doux Emmanuel,
Vers nous, des mains de Dieu, s’épancha, blanche et pure ;
Mais l’homme, être tombé, posa sa lèvre impure
Sur ce front embaumé d’un parfum immortel.

Mais cet intime cœur, amour de l’Éternel,
Qu’il combla de douceurs, de grâces sans mesure,
Vit s’effeuiller, dès lors, sous une main trop sûre,
L’innocence et l’éclat qui lui venaient du ciel.

Des vents froids ont passé sur l’humaine vallée :
Leurs souffles ont courbé cette fleur isolée
Dans les ronces où meurt sa belle liberté.

Oh ! j’espère pour toi, dont l’amour était l’âme,
Rayon venu du ciel, dont on éteint la flamme,
Ô Femme, doux martyr de la perversité !…

J’écrivis, hier, à Mme  Paul, mon Ami, ainsi que vous me l’avez conseillé. Ce n’est pas oubli ou négligence ; mais je désirais lui envoyer un aperçu d’un bal où je vais ce soir. Ce sera pour ma première lettre. Je demeure maintenant chez Mlle  Aubry, place des Champs ; ainsi vous pouvez m’y adresser mes lettres directement.

L’Annuaire dinannais est assez riche en poésie, cette année. Voici ce qu’il contiendra : Une pièce sur la vapeur, de M. Buisson ; — vous y trouverez beaucoup de vieilles idées, mais quelques formes modernes ; — un poème sur Dinan, de M. de Pontbriand, — quelques jolis vers ; mais le ton peu proportionné à ce que peut inspirer un pareil sujet ; — une petite Bluettede M. Turquety ; — une élégie de M. Guyenet et une pièce à Chateaubriand, par Lorgeril, qu’on dit fort bien, mais que je n’ai pas vue. L’Annuaire coûtera vingt sols ; ce n’est pas la peine de s’en passer. Il surgira au monde en mars, et je vous le recommande.

Maintenant, il me reste à vous prier de me pardonner l’embrouillamini de ma pauvre lettre, en vous souhaitant le bonjour.

Votre ami dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


IV


Dinan, février 1838.


Ô Poète, qui vous a donné l’intelligence du cœur ?

Ô Poète, qui vous ouvre ainsi l’âme humaine,
afin que vous puissiez y lire ?

Ô Poète, qui revêt vos accents de tant de
charme et d’harmonie ?

Ô Poète, qui a fait sortir de vos lèvres ces
doux mots :

 
« C’est l’entretien rêveur d’une âme avec une âme ;
C’est d’un amour compris l’expansive douceur ;
C’est le charme secret, le penser d’une femme,
Quand, joyeuse, elle est là, regardant dans son cœur. »


Ô mon Ami, vous êtes poète, et je suis bien heureux de vous comprendre et d’apercevoir tout ce que votre âme renferme de sentiment et de poésie ! Votre éducation religieuse a développé en vous des pensées douces comme elle, et votre cœur s’en est pénétré, et votre bouche le répète avec autant de grâce que de vérité. Ô mon Ami, vous êtes poète !

Le bal que je devais honorer de ma présence n’a pas eu l’avantage de me posséder, et cela par suite d’une circonstance aussi malheureuse qu’inattendue.

Je me rendais donc à la soirée de M. Aubry, dimanche soir, par une rue très sombre et très peu propre. Je touchais à la porte, ma course était finie, lorsque mon manteau, soulevé par le vent, s’embarrasse dans mes jambes ; une de mes socques dont les cordons s’étaient détachés sort de mon pied et reste dans la fange ; je me baisse pour l’y reprendre et je ne fais que l’y rejoindre. Dès lors, plus de bal.

Mais, hier, je fus invité par M. Robinson, un Anglais, à un bal auquel je ne manquai pas ; et là, mon Ami, je vis la femme la plus gracieuse, la plus noble que mon œil ait jamais contemplée… La physionomie était empreinte d’une si inexprimable bonté, de tant de charme et de candeur, qu’il était impossible, à moins d’être fait de fer, de ne pas lui dire, en pliant les genoux :



DOUCE CRÉATION



Douce création, dont la grâce divine
Suffit pour consoler des humaines douleurs,
Dont l’âme, rappelant sa céleste origine,
Se penche avec bonté sur nos âmes en pleurs ;

Ô femme, pardonnez si vos intimes fleurs
Ont d’un charme profond inondé ma poitrine,
Et si j’ai peur, depuis, que votre aile n’incline
Ses plumes, pour chercher quelques mondes meilleurs !

Oh ! c’est que votre vue a créé la pensée,
Miroir où votre image enivrante est tracée.
Urne où vient se poser votre pure candeur ;

C’est que le cœur, muet d’une suave crainte,
Fait qu’on croise les mains, comme pour une sainte,
C’est que votre sourire, ô femme, est le bonheur !


Mlle Carolina Beamish mériterait que l’hommage d’une religieuse admiration lui fût exprimé d’une manière plus sentie et plus gracieuse que celle-là ; mais, du moins, en daignant l’accepter, elle a comblé mon vœu le plus cher — pour le moment. Ne croyez pas, mon Ami, et que ceci soit dit entre nous, qu’un sentiment plus profond, que l’amour enfin, soit pour rien dans ces vers. L’amour et moi, voyez-vous, c’est de l’eau sur une pierre ; elle peut la mouiller, mais ne la pénètre jamais.

Je suis désolé que Mlle  Eugénie ait lu Lamennais sur le mariage, car l’influence du grand écrivain l’emportera sans doute. Ce n’est pas que Mlle  Eugénie ne sache chercher la vérité, quel que soit, le livre où elle se trouve ; mais une pareille opinion, exprimée avec autant de force que d’élégance — quoique l’injure n’y soit pas épargnée — une opinion aussi générale, dis-je, est bien faite pour fermer les yeux sur ses défauts.

Au reste, quelque absurde qu’on puisse croire ma pensée en ceci, qu’elle soit erronée ou fausse, voyez, c’est celle des premiers patriarches, des hommes primitifs, et vous le savez, mon Ami, la vérité n’est jamais plus pure qu’à sa source. Lamennais se trompe : une société telle qu’il la rêve ne saurait exister avec le mariage. Il veut le bien-être général et conserve des égoïsmes particuliers ; il veut une égalité morale et fait des distinctions. En un mot il veut et ne veut pas : il tombe dans l’erreur.

« Mais la vérité est grande, et elle triomphera. » (Edmond Bouthmy.)

J’attends avec impatience votre pièce sur Lamartine. Ce seront des vers, sans doute, comme vous les savez faire.

À propos, j’oubliais de vous dire que l’épithète « joyeuse » du quatrième vers de votre première stance, n’est pas aussi intime que la pensée le voudrait. Muette ne l’exprimerait-elle pas mieux ? Ceci, mon Ami, m’est sans doute permis. Je serai de même bien aise que vous me parliez de ce qui ne vous paraîtrait pas bien.

Adieu. Tout à vous.

C. Leconte de l’Isle.


V




L’ESPOIR


« Toujours, ô mon Rosa, toujours des vents contraires
Ne déchireront pas la voile de nos frères, »
(A. Barbier, Il Pianto.)

« Les douceurs du printemps, après le vent d’hiver.

(Le Même.)


Parmi nos pleurs amers ce charme intime et doux,
Dans l’ombre du chemin cette flamme sereine,
Si pure au cœur froissé que l’on jette, à genoux,
Un long regard d’attente à sa vie incertaine,

Ce parfum consolant dont le germe est en nous,
Dont on aime la vue et la douceur lointaine,
Ce prestige du cœur, ce long rêve de tous,
Et des jours attendus cette meilleure haleine,

L’avez-vous ressenti ? Secret épanchement,
D’un avenir créé soudain enivrement,
Rayon de force au sein dont la sève est éteinte,

L’espoir, souffle embaumé de vie et de chaleur,
Est un de ces regards d’amour et de bonheur,
Que Dieu laisse tomber de la céleste enceinte !


Et c’est sur lui que je me repose pour vous demander, mon Ami, si c’est avec conviction que vous m’accusez de négligence ou de désir de cesser notre correspondance ? Vous ne le croyez pas, sans doute.

Je conçois vos reproches, mon Ami ; à votre place, c’eût été ainsi que je vous eusse exprimé mon regret d’un silence prolongé ; avec moins de sentiment et de douceur, peut-être, mais pénétré des mêmes pensées. Pardonnez donc ; car votre amitié m’est aussi chère que vos vers me sont doux, et ce ne sera jamais de mon côté que viendra la rupture de notre liaison.

Si je suis resté quinze jours sans répondre à vos jolis verset à vos aimables lettres, ce n’est pas indifférence, mon Ami, mais une partie de masques et quelques bals sont venus se jeter entre vous et moi. Pardonnez ; je ne les ai pas préférés à vous ; ma volonté, ici, a été comptée pour rien. Comment pouvez-vous croire que je veuille cesser notre union littéraire et notre sympathie de cœur ? Comment n’éprouverais-je pas le plaisir le plus vif et le plus sincère en rencontrant un poète qui veut bien me communiquer ses douces pensées ? Comment ne serais-je pas reconnaissant de ce qu’il me croit capable de les comprendre ? Vous le savez bien, mon Ami, je ne peux pas vous oublier. Avez-vous donc cru que l’aveu que je vous fis, dans ma dernière lettre, n’était qu’une fiction ? Avez-vous donc pris Mlle  C. Beamish pour une création mienne ? Merci de vos éloges, mon Ami ; mais croyez-le, je n’invente pas aussi bien. L’artiste, ici, c’est Dieu. Sur ma conscience et sur mon honneur, il n’est rien de plus vrai.

L’amour doit être reconnaissant des louanges charmantes que vous lui adressez ; je vous remercie de l’avis harmonieux que vous me donnez ; mais, hélas ! l’âme qui s’est blasée elle-même ne sent plus comme l’âme vierge de tout contact. À vous l’amour, mon Ami, c’est-à-dire toutes les illusions que la femme laisse flotter autour d’elle, comme un voile pudique ; à vous le don d’admirer, sans y toucher, la grâce externe et interne de cet être privilégié. Pour moi, j’ai levé le voile, j’ai sèchement analysé l’âme que vous respectez ; il ne me reste rien. Poète, vous faites bien de chanter l’amour ; vos strophes ne seront pas ses guirlandes les moins fraîches.

Vos vers sur Lamartine ont dû causer à Mlle  Eugénie un sincère plaisir, car c’est bien senti. Le râle est aussi vrai dans votre œuvre qu’il l’est en réalité. Poète, c’est bien ; homme, c’est vrai ; mais, disciple du Christ, avez-vous raison ?… Je sais ce que vous pensez sur ce point, mon Ami ; mais le désir de la mort, l’oubli de ses devoirs humains, le découragement de la vie, n’est-ce pas un suicide moral ? Ce que je vous dis ici, vous le savez comme moi ; aussi, je ne vous parle pas de la pensée littéraire qui est fort bien exprimée, mais seulement de la pensée morale dont le sens intime est un doux espoir d’une meilleure vie, quoique l’idée extérieure soit une plainte, bien véritable, d’ailleurs.

Je suis chargé par mon oncle, qui est le propriétaire et l’éditeur du nouvel Annuaire de vous prier avec instance de vouloir bien lui confier une pièce de vers ; il a vu quelques-uns de ceux que vous avez eu l’amabilité de m’envoyer et désire vivement pouvoir enrichir son Annuaire de quelque œuvre poétique dont vous soyez l’auteur. Je n’ai pas besoin, je crois, de vous assurer de la vérité de cette demande ; je ne me permettrais pas, mon cher Ami, d’agir d’une manière désagréable pour vous. Il vous prierait seulement de traiter un sujet breton. J’attends cette pièce de vers, mon Ami ; vous accorderez, sans doute, la demande de mon oncle. Si ce genre de paraître est assez insignifiant — faites attention que ce sont vos propres paroles — si, dis-je, cette manière d’éclore au monde littéraire n’est pas très brillante, du moins elle est modeste et ordinaire. Ainsi, mon Ami, vous ne refuserez pas d’accéder à la demande du rédacteur, n’est-il pas vrai ?

Écrivez-moi souvent ; il n’existera plus maintenant de lacune dans mes réponses.

Adieu. Un souvenir pour ces dames.

Votre affectionné et sincère ami,
C. Leconte de l’Isle.


VI


Dinan, avril 1838.


À L’HEURE DE SILENCE



« Oui, les cieux nous

appellent avec amour dans
leur sphère, et plongent
nos âmes dans les vastes
mers de l’éternité. »

(Lord Byron, Christian.)


 
À l’heure de silence et d’ivresses profondes,
Où, vers les horizons, le voyageur divin,
Se penchant sur les vertes ondes,
Baigne ses pieds lassés du céleste chemin ;

À l’heure où le sommeil berce l’ange et la femme,
Où la splendide nuit épand ses flots d’amour,
À l’heure de délire où l’âme,
Par élans d’infinis, rêve un dernier séjour ;

Qu’il est doux, qu’il est doux, loin de la terre infime,
Comme l’aigle au soleil, par le calme sublime,
De s’élancer seul vers son Dieu,

De lire aux cieux profonds sa parole éternelle
Sur l’orbe des mondes en feu.
Et d’écouter longtemps tous les bruits de son aile !


Si j’ai retardé d’un jour, mon Ami, l’envoi de la lettre que je vous avais promise, ne croyez pas que ma négligence en soit la cause. Je n’ai fait ainsi qu’afin de vous envoyer ce sonnet et de ne pas rester muet, quand vous avez l’amitié de me confier vos poésies.

Que dites-vous de mon œuvre ?… C’est bien vague, n’est-ce pas ? Je le sais ; mais cette première méditation de l’âme, cette impression généralement éprouvée en face du spectacle imposant qu’offrent le silence et les beautés de la nuit, impression décrite tant de fois et sous tant de formes, n’a jamais été renfermée, comme pensée, dans les quatorze vers d’un sonnet. Les idées ont été et sont unes, il ne reste à changer que l’expression, et c’est là que doit tendre l’effort du poète, en tout et pour tout. Maintenant, le plus ou moins d’études pose l’inégalité, en cela comme en toute autre chose. J’ai cru exprimer cette pensée du soir d’une manière, sinon nouvelle, du moins autre que ceux qui l’ont traitée. Vous en déciderez avec toute la franchise que j’attends de vous.

Avez-vous lu le dernier feuilleton du Dinannais ? Veuillez, je vous prie, dans votre prochaine lettre, m’envoyer votre sentiment développé sur la première partie du système, dont l’épigraphe pourrait être celle-ci :

« Par nos institutions sociales, la femme est à l’enchère. »

Je désirerais vivement connaître les réflexions de Mlle  Eugénie sur ce sujet. Lisez, et je vous dirai quel est l’auteur. Bien entendu que ce n’est pas moi. Il est probable que mon oncle vous remettra cette lettre lui-même. S’il vous voit, ce sera une belle occasion pour vos vers sur la Bretagne ; je vous engage donc à ne pas les lui refuser, s’il vous les demande. Au reste, vous me les enverrez, sans doute, et je vous assure que j’en suivrai l’impression, comme s’ils étaient les miens. Lorsque votre Amour caché sera prêt, veuillez le verser dans l’âme d’un ami. C’est un sujet bien intime ; mais je ne doute pas que vous ne lui donniez toute la grâce et la douceur qu’il attend de votre poésie.

Votre lettre ne tardera pas, je l’espère ; quant à moi, j’ai frappé trois fois ma poitrine, et je ne pécherai plus par apathie.

Tout à vous, de sincère et bonne amitié.

Votre ami,
C. Leconte de l’Isle.


VII



Rennes, octobre 1838.


Vous avez douté de moi, mon Ami, et vous avez eu tort. Vous avez voulu prendre pour l’indifférence et l’oubli ce qui n’était que l’étourdissement et la distraction d’un moment, vous vous êtes froissé, vous ne m’avez plus écrit, et nous souffrons tous les deux d’une susceptibilité dont le motif était tout au plus juste. Vous avez eu tort.

Je croyais être mieux connu de vous ; ce n’était pas sur de vaines et toujours fausses apparences que vous deviez me condamner aussi promptement. Si j’ai cessé de vous écrire pendant un court intervalle, votre souvenir, mon cher et bon Ami, n’en est pas moins resté dans mon cœur ; il y était trop bien gravé pour s’effacer ainsi. Vous ne sauriez croire quelle émotion bien vraie j’éprouvai avant-hier, en revenant à Rennes. Je comptais vous y retrouver ; ma joie n’était-elle pas bien naturelle ?

Pourquoi donc ce départ précipité, et surtout au moment de ne plus me revoir, pourquoi ne pas laisser ici un seul mot qui m’eût au moins consolé ? Oh ! vous avez merveilleusement agi ! C’est beau ! Que de fermeté ! Mais, dites-le-moi donc, qu’était devenue alors l’amitié dont vous m’honoriez ? Était-ce bien là susceptibilité, ou simple lassitude d’un sentiment que vous jugiez trop mal partagé ? Ne sentiez-vous donc pas que nous étions faits l’un pour l’autre, que nos âmes se comprenaient trop bien pour mettre une rupture entre elles ? Oh ! vous le sentiez bien !… Et pourtant, pour une cause aussi mince, pour un retard de quelques jours, vous êtes sérieusement fâché !

Rouffet, mon Ami, oh ! qu’il n’existe donc plus de ces choses entre nous ! Si j’ai tous les torts que tu me rejettes, eh ! bien, je les accepte. Écris-moi : que ce soit des reproches ou des paroles d’amitié ; tout ce qui me viendra de toi ne peut manquer de m’être cher et doux. Crois-le bien : j’ai su apprécier ta belle et pauvre âme, j’ai su lire dans ton cœur, et je n’y ai vu que noblesse et bonté !… Pardonne-moi donc, Ami, pardonne l’égarement de quelques mois ! Quels que soient, vois-tu, les fautes et l’abandon momentané dont je me suis rendu coupable, et dont je pourrai me rendre encore coupable dans l’avenir, tu seras toujours l’homme de mon choix, le cœur que je mets en dehors de bien des autres, l’âme noble, pure, vierge, dont la mienne est bien indigne de comprendre toute la beauté ; mais dont elle admirera toujours la touchante délicatesse.

Mlle  Eugénie m’a parlé de plusieurs poésies que je ne connais pas, mais que vous lui aviez montrées. J’espère bien, mon Ami, que vous m’enverrez tout cela dans votre première lettre. Pour moi, je n’ai rien jusqu’ici qui puisse vous être présenté. Cependant je vous envoie quelques vers adressés à une demoiselle de Dinan, dont vous savez le nom de famille, Maria Beamish, sœur de Carolina, et quelques pensées sur saint Jean de Pathmos.




À MARIE
« Madame, autour de vous, tant de grâce étincelle. »
(Victor Hugo.)


Être céleste et cher, aux deux lèvres de rose,
            Au langage si doux,
Tes candides regards où la grâce repose,
Comme les frais rayons de l’aube demi-close,
Si jeunes et si purs s’épanchent jusqu’à nous
Que leur éclat charmant fait plier nos genoux.

Oh ! si je le pouvais, si je pouvais te dire,
            — Mais te dire tout bas —
La douce émotion que ta voix nous inspire,
Ton front penseur et beau, ton enivrant sourire,
Et le charme infini de chacun de tes pas,
Ô mon ange rêvé, tu ne me croirais pas !

Et pourtant, il est vrai : pour vous louer, Marie,
            Il n’est d’humaine voix ;
Car, des pauvres mortels la lyre défleurie

Ne saurait plus chanter votre beauté chérie,
Et des cygnes divins on n’entend plus, parfois,
Les chants tomber des cieux, comme aux jours d’autrefois.




À LA MÊME



Parmi ces jeunes fronts pleins de fraîches pensées ;
Parmi ces purs regards, rayons mystérieux,
Dont s’abreuvaient longtemps nos âmes oppressées,
Comme l’oiseau chanteur au doux réveil des cieux ;
Parmi ces pas charmants qui ne touchent la terre
Que rares et craintifs ; entre toutes ces voix
Que la bonté remplit, qu’aucune ombre n’altère,
Où la grâce s’unit à la candeur, parfois
N’avez-vous rencontré, blanche entre les plus belles,
Une femme pensive et marchant, sans vous voir,
D’un pied calme et léger ?… On lui dirait des ailes,
Quand son doux corps se perd dans la vapeur du soir.
N’avez-vous aperçu, sous ses longues paupières,
Un pur regard voilé qui s’écoule du cœur,
Tel un ange d’amour, des divines lumières,
Jette un regard pensif sur l’humaine douleur ?

Pauvres hommes tombés, si votre âme flétrie
Se consumait, un jour, de regrets et de fiel,
Pour être heureux encore, oh ! contemplez Marie…
D’où viendrait le bonheur, si ce n’était du ciel !

Je ne vous envoie pas Saint Jean, Ce sera

pour la première fois. Adieu. Répondez-moi lettre pour lettre.

Votre ami dévoué,
Leconte de l’Isle.


VIII




Rennes, octobre 1838.


MON POÈTE, IL EST VRAI



Mon poète, il est vrai, jamais rien ne nous sèvre
De ce lait parfumé qui nourrit notre lèvre ;
Jamais l’élan secret qui nous brûle toujours
Ne cesse d’exhaler, en limpides amours,
En fortes vérités, en nobles harmonies,
Le charme impérieux de ses voies infinies ;
Et, quels que soient les cris de ce monde moqueur,
Qui jette le dédain à tout accent du cœur,
Quel que soit son éloge ou quel que soit le blâme,
Consciencieux et forts de notre intime flamme,
Nous semons pas à pas le sourire et les fleurs,
L’hymne au juste, la crainte au méchant, et nos pleurs
En offrandes d’amour sur les âmes flétries
Versent leurs doux parfums et leurs plaintes fleuries.
Tels, mon poète, ainsi que d’un blanc lys penché,
Tombent les accents purs de votre amour caché,
Telle la douce voix de vos chastes pensées,
D’une douleur intime en secret oppressée,

S’épanche sur mon cœur qui devine tout bas
Celle que vous aimez et ne me nommez pas.



Poète, j’aime, aussi, mais d’amour idéale,
Un jeune cœur voilé d’une ombre virginale,
Et mon esprit créant un doux rêve, au hasard,
Chante son front brillant et son charmant regard.

C’était un soir d’avril aux limpides lumières,
Un soir où le soleil, harmonieusement,
Regardait, plein d’amour, l’humble toit des chaumières,
Ses rayons purs et doux tombaient du ciel dormant ;

Des parfums inconnus aux humaines poussières,
S’épanchaient des parvis du calme firmament,
Quand son œil, soulevant ses humides paupières,
Vint chercher ma pensée, oh ! si pensivement,

Plein de si pure foi, que les splendeurs dernières
Du soleil qui mourait avec enivrement,
Que les parfums du soir et ses molles lumières

S’éteignirent soudain, comme ombres éphémères,
Et que, mondes et cieux, pour mon regard aimant,
Pâlirent au rayon de ses prunelles chères.



Puis, le songe qui change et qui renaît toujours
Vient créer d’autres vers chantant d’autres amours.
J’approche doucement du sopha blanc et rose,
Où celle que je rêve, un frais matin, repose,
Et je lui dis : « Venez ; assez de long sommeil !
L’oiseau chante, l’aurore a pleuré le réveil
Du printemps, jeune roi de la jeune nature,
Et les feuilles d’avril, en laissant leur fourrure
De neige, maintenant, tout humides de pleurs,
Pour leur frais négligé n’ont choisi que des fleurs.
Oh ! venez, voulez-vous !… Mais, couvrez vos épaules ;
L’haleine de l’aurore a de fraîches paroles.
Qu’il fait beau ! Qu’il fait doux ! On dirait qu’aujourd’hui
Le matin adoré de plus de pourpre a lui,
Que le ciel est jaloux, belle, de vos louanges,
Et qu’il mêle à ses feux bien des grâces étranges.
Venez donc admirer nos monts accoutumés :
L’Orient, plein d’amour, de ses yeux enflammés
Leur tresse un diadème, et dore sur leurs pentes
Ces ruisseaux de cristal, ceintures murmurantes,
Dont les ondes, hier, jouets des aquilons,

Ont repris doucement le chemin des vallons.
Oh ! qu’il est enivrant le parfum de ces roses !…
Ces guirlandes du ciel, encor fraîches écloses,
Qui brillent de bonheur sous l’œil du jour levant,
Et font sécher leurs pleurs par les ailes du vent !
Telle, si quelque jour, l’âme nue et flétrie.
Je savais les regrets et les larmes, Marie,
Si le destin menteur prenait, ô mes amours,
Ce que je t’ai donné, l’ivresse de mes jours…
Si le dédain cruel s’abattait sur ma vie,
Et, rejetant mon cœur aux serres de l’envie,
M’exilait, morne et seul, au chemin des douleurs,
Oh ! que ta douce main daigne essuyer mes pleurs,
Que ton sein gracieux soutienne mon front pâle,
Et que je vienne aussi, ma blanche virginale,
Contempler ce beau ciel dont le printemps est roi,
Ce ciel brillant et doux, mais bien moins doux que toi !



Vous voyez, mon Ami, que mon amour n’est pas tout à fait aussi réel que le vôtre. Cependant, croyez-le, il est des moments où j’éprouve la joie et même la souffrance d’une passion positive. J’ai mes instants de découragement et d’anéantissement aussi, et, somme toute, idéal ou réel, mon amour, si je m’y donnais sérieusement, aurait toutes les jouissances et toutes les douleurs de son positif émule.

Ceci vous paraîtra peut-être un paradoxe ? Dites-moi ce que vous en pensez. Au reste, vous avez conquis entièrement l’admiration de Mlle  Eugénie, comme poète, et si quelqu’un a mieux jugé qu’elle toutes les beautés poétiques et intimes de votre jolie pièce, c’est moi. Ecrivez-moi ; j’attends vos vers.

Votre ami dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


Je vous envoie Saint Jean.




SAINT JEAN

« Oh ! quelle belle
chose que la poésie de
saint Jean ! »
(L. Gozlan.)

 
On croit comprendre l’aigle, alors que, dans la nue,
Il bat l’immensité de son aile charnue,
Alors qu’avec emphase on compare ses yeux
À des éclairs sortis du flanc sombre des cieux,
Alors que le soleil est son aire fidèle,
Et que l’espace bleu de la voûte éternelle

S’entr’ouvre en vaste arène, où, roi des airs profonds,
L’oiseau superbe plane, inondé de rayons.
On croit comprendre l’aigle !… Ô paroles infimes !
L’avons-nous donc suivi dans ses courses sublimes,
L’avons-nous contemplé, ce noble enfant de Dieu,
Quand, dilatant d’orgueil ses prunelles de feu,
Il couvre de dédains impossibles à rendre
Les débiles esprits qui veulent le comprendre ?
Ô misère !… Et pourtant, un invincible élan
Nous fait chanter sa gloire ! — Ainsi, poète Jean,
Mon sublime rêveur, ainsi ta poésie.
Parmi les fleurs du ciel, rose de Dieu choisie,
Est sainte et belle, alors qu’au profond firmament,
Les Chérubins, émus d’un frais étonnement,
Sous tes hymnes d’amour ouvrent leurs triples ailes
Qui, l’une froissant l’autre, étincellent entre elles,
Et d’un éclat sans nom éblouissent les yeux,
Quand nos regards mortels s’élèvent vers les cieux.

Chaque monde, planète ou soleil, chaque étoile
Est un corps de parfums que nulle ombre ne voile,
Et ces parfums si doux embaument l’éther bleu,
Ces accords enivrants tombés des luths de feu
S’échappent en clartés, en pures harmonies,
Et jettent par les airs des saveurs infinies…,
Car, mélange divin, l’harmonie est saveur,
La lumière s’entend. Sur la blanche hauteur,
Un ange lève un doigt, et les enceintes bleues
Où les cygnes d’Eden traînent leurs belles queues,

Et les feuillages d’or, berceaux brûlants du ciel,
Où s’épanche l’amour des yeux d’Emmanuel,
Les soleils chevelus et les étoiles blanches
Qui mettent dans la nuit des rubis à nos branches,
Ces purs regards du soir dont les pauvres mortels
Contemplent à genoux les rayons immortels,
Sous l’épaisseur du doigt de l’Ange, tout s’efface,
Comme un rêve oublié, comme un éclair qui passe.
Puis, monte de ta lèvre un plus sublime accord :
Le ciel étreint les monts, les flots mordent le bord,
Minuit roule son glas, et, sur son coursier pâle,
Ce spectre si hideux et terrible qui râle
À réveiller au bruit enfers, mondes et cieux,
La Mort, maigre fantôme, aux coups mystérieux,
Vampire décharné qui jamais ne fait grâce,
Qui jamais ne s’arrête et jamais ne se lasse,
Court à bride abattue et, par les sombres soirs,
Prend les peuples dormants dans ses bras nus et noirs.

Ô tempête, ô beauté, nature échevelée,
Océan, vieux lion, crinière soulevée,
Qui croises ton regard avec l’éclair des cieux,
Râles profonds des vents, sanglots mystérieux,
Ô vieux monde croulant dans la foudre sacrée,
Ô Mort !… vous êtes beaux, quand son âme enivrée,
Avec un cri sublime, et par la nue en feu,
Chevauche l’ouragan sous l’haleine de Dieu !
Mais vous, blancs Chérubins des voûtes immortelles,
Qui semez dans nos nuits les rubis de vos ailes,

Vous, parfums éthérés, vous, clartés, accords saints,
Voix des harpes de feu qui chantez, purs essaims,
Anges, parfums, accords, oh ! vous êtes aux âmes
Ce que sont à nos cœurs les tendresses des femmes,
Oh ! vous êtes si purs, oh ! vous êtes si doux,
Oh ! vous êtes si frais que nous sommes jaloux
Aussi de vous aimer, et que, l’âme inquiète,
Comme oiseaux disputant à l’aigle sa conquête,
Nous envions saint Jean, le poète divin,
D’avoir connu les cieux que nous rêvons en vain.



ENVOI


à marie


On peut trouver étrange, âme douce à mon âme,
Que je chante pour toi l’aigle, l’ange et la femme ;
Mais si l’on réfléchit, mon être gracieux.
Que tu semblés comme eux être venu des cieux.
Alors on comprendra que toute âme fleurie
Ne pouvait les chanter sans te nommer, Marie.



IX


Rennes, octobre 1838.


Que je voudrais avoir, mon pauvre Ami, votre douce poésie et votre intimité, pour verser sur votre âme malade leur harmonieuse consolation ! Que je voudrais être vous, afin de calmer plus expansivement les tortures morales qui vous font tant de mal !

Mais pourquoi vous décourager ainsi ? Aviez-vous donc espéré conserver toujours les illusions dont la chute vous attriste ? Non, sans doute ; et pourtant vous avez eu foi en elles, puisque leur anéantissement vous cause une telle douleur. Oh ! je vous plains beaucoup, parce que vous êtes plus aimant ; je vous plains beaucoup, parce que vous êtes plus digne d’être heureux et que tout ce qui vous environne vous froisse ou ne vous comprend pas !

Faut-il donc aimer, dites-vous, lorsque nul espoir ne nous est donné ? Oui, mon Ami, il faut aimer, parce que l’amour c’est la poésie, et que, sans elle, la vie n’est plus la vie. Mais il existe deux amours : l’un positif, ayant pour objet une réalité ; l’autre plus vaste, plus sublime, chantant ses créations plus belles aussi parce qu’il les a rêvées. L’un arrive à ce moment de la vie où, pressé de placer sur la première tête qu’il rencontre l’auréole de ses premières sensations, ardentes et dévouées peut-être, l’homme se passionne et se trompe toujours ; car, ainsi que toutes les passions, cet amour-là ayant son terme, il laisse affreusement vide le cœur qu’il remplissait naguère. L’autre, plus doux, plus frais, infini comme l’idéalité qu’il crée, est l’amour mystique, l’amour de l’âme, celui dont parle Platon. Tel n’est pas tout à fait le vôtre, mon Ami. Vous aimez et croyez avoir rencontré chez elle l’âme que vous rêviez. Je le veux bien ; mais ne m’avez-vous pas dit : « Les choses de l’âme ne se trafiquent pas aux marchés d’ici-bas ? » Or elle rentre dans la généralité sociale.

Espérez, pourtant, mon Poète, espérez ! Car, quelle âme résisterait au charme de votre douce pensée ? J’ai des preuves que cela est impossible.

J’ai montré à ces dames vos vers et votre lettre ; elles vous ont donné des éloges que vous méritez bien. Votre pensée a tant d’intimité et de naturel, votre expression est tellement choisie et harmonieuse, votre rythme est si bien approprié à la nature de vos poésies, qu’il serait difficile, réunissant comme vous le faites la justesse de l’idée à la grâce de la forme, de ne pas vous lire avec le plus vif intérêt. Ceci soit dit entre nous, et bien sincèrement.

Vous ne concevez pas, dites-vous, les joies et les douleurs de mon amour idéal ?… Elles sont pourtant faciles à comprendre, malgré la mysticité dont elles ne peuvent se séparer. Cet amour infini, si puissant de grâce et de poésie qu’il a le merveilleux pouvoir de créer des êtres parfaits, touche pourtant à l’humanité par quelques points, puisqu’il est en nous. Aussi le reflet du monde visible agit-il parfois sur les rêves dont il s’enivre. Alors la pensée humaine entache la pensée immatérielle, et le morne positif, revenant se poser à côté de l’idéalité, heurte l’élan de l’âme et la fait retomber dans les liens terrestres dont elle se débarrassait. De là, douleur ou joie.

Je suis bien aise, mon cher Ami, que Saint Jean vous ait plu. Je n’aime pourtant pas certains passages qui me semblent exagérés, non comme pensée, mais comme expression. Le rythme ne me plaît pas aussi. Dites-moi ce que vous en pensez, dans le détail de la pièce. Quant à vos poésies, mon Ami, je lis, je sens et j’admire.

Je vous envoie une tentative dans le genre contemplatif ; j’attends votre jugement pour l’offrir — la pièce — à Mlle  Eugénie qui, par parenthèse, me charge de vous dire qu’elle est absolument de votre avis, à l’exception cependant que, selon elle, le mariage, lien social, n’est pas une entrave à l’amour. En un mot, elle vous soupçonne d’être un peu George-Sandiste ! Hâtez-vous de vous disculper.

Votre ami bien sincèrement dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


X


Rennes, novembre 1838.


Êtes-vous heureux à Lorient, mon cher Ami ? Quelle y est votre position ? Écrivez-moi tout cela ; vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir. Je connais la ville que vous habitez ; j’y suis resté quatre jours, lors d’une tournée artistique que je fis, en août et septembre, avec trois peintres paysagistes de Paris. Je connais aussi Kimperlé, l’lsole et l’Ellé, que Brizeux a chantés, Scaer, le Faoet et Guéméné ; mais je n’ai pas vu Auray, Carnac, Pont-Scorff, que je désirais pourtant visiter.

Lorsque ces dames vinrent à Dinan, j’étais en promenade dans le Finistère, et je ne les vis pas.

Vous croyez, dites-vous, que nous ne nous reverrons plus ! Oh ! si, certainement ! J’espère bien aller vous voir souvent. Je me trouve maintenant dans une agaçante position pour mon examen de baccalauréat. Je compte être refusé. Ainsi, jugez de ma propension à le passer ! Je ne sais que faire ; cela me met parfois dans une colère épouvantable.

Mais laissons cela.

En relisant vos vers charmants, mon bon Ami, je me suis dit que, si jamais poète a rendu avec naturel et gracieuseté les nuances les plus exquises et les plus intimes du cœur, ce poète était vous.

Que si jamais homme voulait publier, un jour, un recueil de poésies intitulé Poésies du cœur, cet homme devrait être vous. Que votre modestie ne dise pas le contraire, elle se tromperait totalement.

Or, j’ai une chose à vous proposer.

Travaillons de concert à un ouvrage que nous intitulerons : le Cœur et l’Âme. Composé de pièces détachées, de poèmes, d’histoires poétisées, cet ouvrage, bien imprimé, deviendrait l’ensemble raisonné et vraiment grand, utile et beau, de toutes les niaises et insignifiantes publications du jour.

L’histoire du cœur est la partie la plus intime et la plus nuancée ; elle vous reviendrait de droit. Celle de l’âme, comme je la conçois, reposant entièrement sur la contemplation divine et humaine, possède autant de magnificence et de sublimité que le cœur renferme d’harmonie et de grâce ; je m’en chargerais.

Un tel ouvrage, consciencieusement travaillé, serait une œuvre immortelle dans son genre. Voulez-vous essayer ? Chaque morceau serait signé de son auteur, et la différence, si grande, de l’âme et du cœur sortirait, belle et brillante, de la comparaison des deux poésies.

Ceci est-il un rêve ? Dites-le-moi. J’attends votre réponse avec impatience.

Votre bien dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


XI


Rennes, novembre 1838.


Je me suis enfin décidé à lire Jocelyn, mon cher Ami ; je vous avoue que ce n’a pas été sans peine. Je savais M. de Lamartine très capable, sans nul doute, de rendre avec vérité une existence aussi remplie de poésie par elle-même ; mais je me doutais aussi qu’il sacrifierait souvent la douce et gracieuse peinture que comportait un tel sujet au vague prétentieux qui abonde dans ses plus beaux ouvrages. Il y a des morceaux charmants dans Jocelyn des pages magnifiques de haute poésie. La peinture de la nuit, à la Grotte aux Aigles est vraiment sublime ; et l’on rencontre à chaque instant des pièces exquises de sentiment et d’intimes douleurs ; mais aussi, mon Ami, vous avouerez qu’il y a bien des longueurs qui affadissent de beaucoup le charmant et incorrect ouvrage.

Somme toute, c’est encore là l’œuvre d’un grand poète.

Je connais deux hommes qui eussent fait de Jocelyn un poème délicieux : l’un, plein de simplicité et de grâce, l’autre sachant à fond l’harmonie, le sentiment et l’histoire du cœur — ceci est peut-être un pléonasme — enfin, l’un ayant nom Brizeux, le doux chantre de Marie, et l’autre, l’auteur d’Amour caché.

Oui, mon Ami, lorsque je viens à songer à tout ce qu’il y a de poésie en vous, lorsque je pense à l’avenir brillant et mérité que vous auriez le droit d’attendre, je tremble de marcher à côté de vous, moi si pauvre de tout ce que vous possédez, moi que le désir seul aiguillonne et dont le sentier est tellement vague et obscur que je me prends parfois à rire de ma folie. Au reste, qu’importe ? Je vous l’ai déjà dit : on appréciera davantage vos douces compositions, alors qu’on les comparera aux miennes. Travaillons donc. Le succès appartient à Dieu, a dit Mallefile, et le travail appartient aux hommes. C’est bien vrai ; peut-être réussirons-nous.

Vous me dites de vous parler de Rennes, mon cher Rouffet, de vous entretenir surtout de celle que vous louangez si bien et si justement. Que vous dirais-je ? Les soirées présentes, tout agréables qu’elles sont encore, ne valent pas pour moi celles de l’année dernière, car vous n’êtes plus là pour en jouir avec moi. Mlle  Eugénie est toujours aussi aimable que vous l’avez connue ; c’est vriaiment une nature privilégiée. Parmi ses nombreuses qualités, je ne lui reproche qu’un défaut, c’est de trop aimer les chats. Elle a lu avec beaucoup de plaisir vos derniers vers, et m’a prié de les lui copier sur son album. Je lui ai fait part aussi de notre projet, et nous nous sommes acquis — surtout vous — toute sa sympathie.

Je ne vous envoie rien, ce sera pour ma première lettre ; mais j’attends un morceau de vous, dans votre réponse. Je classe nos diverses compositions ; c’est toujours un commencement. Le titre que je vous ai proposé n’est nullement obligatoire ; si vous en trouvez un plus simple et moins apparent j’en serai enchanté.

Gérard est maintenant à Rennes et loge dans votre dernière chambre. Il se destine, je crois, aux contributions indirectes.

Je suis reçu bachelier, mon cher Ami. MM. les examinateurs se sont montrés extraordinairement bienveillants à mon égard, ce dont je les remercie fort. Je ferai donc mon droit à Rennes.

Que votre lettre ne tarde pas trop, et surtout tâchez de donner un peu de temps à notre travail. De mon côté, je m’y adonnerai autant qu’il me sera possible, et nous nous soumettrons mutuellement ce que nous ferons.

Adieu.

Votre ami dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


XII


Rennes, décembre 1838.


Je ne saurais concevoir, mon cher Rouffet, pourquoi vous ne m’écrivez pas. Seriez-vous malade au point de ne pouvoir me le dire en deux mots, ou n’auriez-vous pas reçu ma dernière lettre ?

Voilà bientôt trois semaines que je n’ai rien reçu de vous. Seriez-vous mort ? Que diable, dites-le-moi ! Au moins concevrais-je cette excuse-là. Quoi qu’il en soit, écrivez-moi, mon cher Ami ; votre silence m’est on ne peut plus pénible.

J’ai à vous apprendre quelque chose qui pourrait ne pas vous faire plaisir, et qui cependant n’est pas assez grave pour cela. Mon oncle, qui est un des rédacteurs du Dinannais, est venu avant-hier à Rennes et m’a prié de lui laisser emporter votre Esquisse armoricaine que déjà vous lui aviez promise pour son Annuaire. Je n’ai pas cru devoir la lui refuser, puisque sa première destination se trouvait ainsi remplie. Il a donc emporté votre pièce pour l’insérer dans le journal de Dinan. Je vous enverrai le numéro qui la contiendra. Vous me pardonnerez, mon cher Ami, d’avoir ainsi disposé de votre œuvre, sans votre autorisation ; mais, comme cette pièce n’entrait pas dans le cercle de nos poésies intimes, j’ai cru pouvoir le faire sans indiscrétion.

Mon oncle m’a aussi chargé d’une offre pour vous. M. Prigent, notaire à Dinan, demande en ce moment un premier clerc, et lui assure des appointements fixes de douze à quinze cents francs. Vous serait-il agréable d’accepter cette place, ou votre position à Lorient la compense-t-elle ? Répondez-moi.

… Adieu, mon cher Ami. Écrivez-moi bien vite.

Votre dévoué et sincère ami,
C. Leconte de l’Isle.


XIII


Rennes, décembre 1838.


Vous êtes toujours aussi harmonieux que de coutume, mon cher Ami, et j’ai lu avec plaisir les trois pièces que vous m’avez envoyées et dont une m’était connue déjà : l’Esquisse armoricaine,

La Réalité est un charmant morceau ; les regrets que vous exprimez en commençant sont aussi doux et frais que vos derniers vers sombres et douloureux. J’ai rarement lu une aussi jolie composition que l’Ange consolateur ; vous y avez mis beaucoup de sentiment et d’intimité, surtout dans ce passage :

Oui, nous sentons alors une extase sereine
Où l’ange radieux doucement nous entraîne ;
C’est un enivrement, un calme heureux et doux
Qui sourit à la fois dans le ciel et dans nous,
C’est l’oubli du réel.....

Vous sentez bien, et vous rendez de même vos sensations, mon Ami. Mais, vous dire ici ce que je pense de votre poésie serait vous répéter ce que je vous ai exprimé bien des fois, Vous avez une originalité à vous et, en vous concentrant ainsi dans la poésie du cœur, vous parviendrez à produire des chants harmonieux et doux, simples et vrais, qualités précieuses et rares.

Vous me demandez des nouvelles de Ruy-Blas, le dernier drame d’Hugo. Voici :

« Le sujet philosophique de Ruy-Blas, dit l’auteur dans sa préface, c’est le peuple aspirant aux régions élevées ; le sujet humain, c’est un homme aimant une femme ; le sujet dramatique, c’est un laquais aimant une reine.» Voilà, mon Ami, le résumé de la pièce. Voici, maintenant, l’action :

Elle commence en 1695. Charles II, roi d’Espagne, déclinant vers sa fin, laisse, par la faiblesse de son gouvernement, les millions et les places de l’État livrés aux dilapidations d’une noblesse corrompue. Don Salluste, grand d’Espagne, furieux contre la reine de Neubourg, à cause d’une intrigue assez insignifiante, et résolu à se venger par n’importe quel moyen, donne à cette même reine son propre laquais pour amant. Ruy-Blas est un jeune homme plein de génie et de beauté qui, dès sa plus tendre jeunesse, a fait des rêves de gloire, d’amour et de puissance. Revêtu par don Salluste d’un titre et de richesses, éperdûment amoureux de la reine, il se laisse aller où son génie, sa passion et le hasard l’emportent. Nommé duc d’Olmedo, grand d’Espagne, premier ministre, aimé de Marie, il touche à l’apogée de la puissance et du bonheur, quand don Salluste revient briser son propre ouvrage, et se venger, en découvrant à la reine qu’elle n’a aimé qu’un laquais. Ruy-Blas tue alors don Salluste et s’empoisonne pour que Marie ne rougisse pas de lui. — Tel est ce drame.

À part la mise en scène qui déplaît généralement, à part un style souvent grossier, peu digne de l’auteur des Feuilles d’automne, il y a dans cette pièce de magnifiques morceaux poétiques. Ainsi quand Ruy-Blas s’écrie :

Charles Quint, dans ces temps d’opprobre et de terreur,
Que fais-tu dans ta tombe, ô puissant empereur ?
Oh ! lève-toi ! Viens voir ! Les bons font place aux pires.
Ce royaume effrayant, fait d’un amas d’empires,
Penche ; il nous faut ton bras. Au secours, Charles Quint !
Car l’Espagne se meurt ; car l’Espagne s’éteint.
Ton globe qui brillait dans ta droite profonde,
Soleil éblouissant qui faisait croire au monde
Que le jour désormais se levait à Madrid,
Maintenant, astre mort, dans l’ombre s’amoindrit,
Lune aux trois quarts rongée et qui décroît encore,
Et que d’un autre peuple effacera l’aurore !
Hélas ! ton héritage est en proie aux vendeurs.
Tes rayons, ils en font des piastres ! tes splendeurs,
On les souille ! Ô géant, se peut-il que tu dormes ?
On vend ton sceptre au poids, un tas de nains informes
Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi ;
Et l’aigle impérial qui, jadis, sous ta loi,
Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,
Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme !…


Voilà Ruy-Blas, mon cher Rouffet. Du génie, toujours. Mais peu ou point de règles.

CONTEMPLATION



Ô mes pieuses nuits, immensités fécondes,
Voiles éblouissants où se bercent les mondes !
Chants sacrés de l’azur dont les anges de feu
Fendent d’un vol puissant les voûtes éternelles,
Lorsqu’aux cieux constellés plongeant leurs fortes ailes.
Ils se groupent aux pieds de Dieu.

Ô nuits douces au cœur, vases de sainte ivresse,
Nuits que la splendeur brûle et que l’amour caresse,
Corbeilles de parfums et de sérénité,
Oh ! laissez-moi rêver de vos gloires intimes !
Le silence des cieux a des accents sublimes
Qui parlent d’immortalité.

Oh ! laissez-moi rêver, ombres, beautés, lumières,
Régions du Seigneur, infinis sanctuaires,
D’où s’épanche vers nous le saint et doux sommeil ;
Foyers intérieurs d’harmonie et de flammes,
Abîmes aimantés où s’envolent les âmes,
Comme les aigles au soleil !

Et toi, brûlante extase, ineffable délire,
Noble aspiration des cieux, qui nous fais lire

Sur les vieux univers : amour, gloire, beauté
Enivre mes regards de merveilles sacrées,
Et, traçant par les airs des routes ignorées,
Plonge-moi dans l’éternité !






JEUNESSE, AMOUR, BEAUTÉ




« Pourquoi, malgré nos pleurs, fuyez-vous sans retour ? »
(Rouffet.)


Jeunesse, amour, beauté, fleurs célestes et frêles,
Vous dont l’éclat si doux et si tendre est, hélas !
Si pareil à celui des roses d’ici-bas,
Qu’une aube vous fait naître et mourir ainsi qu’elles…

Oh ! pourquoi vers les cieux ouvrir sitôt vos ailes ?
Doux oiseaux, pourquoi fuir, au seul bruit de nos pas ?
Restez, restez encor, ne vous envolez pas !
Il est une âme pure, ô mes roses si belles,

Dont vos parfums légers voilent le front charmant,
Un cœur plein d’harmonie et de grâce idéale,
Qui garde vos reflets en son regard aimant ;

Jeunesse, amour, beauté, guirlande virginale,
Faites la terre belle à ses candides yeux,
Et qu’un ange, un moment, daigne oublier les cieux !


Je vous envoie peu de chose, mon Ami, parce que je travaille à une pièce assez étendue, que je vous expédierai la première fois. Vous me rendriez un véritable service de vouloir bien classer vous-même nos diverses pièces, ce que je serais très embarrassé de faire, vu que vous avez toutes les miennes. Veuillez donc rassembler cela et me l’envoyer afin que je le revoie. Je vous le remettrai ensuite, et vous y donnerez le dernier coup de pinceau.

Croyez à ma sincère amitié.

C. Leconte de l’Isle.


XIV


Rennes, janvier 1839.

J’avais, en effet, lu, mon cher Ami, dans un chaleureux article de Félix Pyat, le récit de la triste mort d’Hégésippe Moreau. Le pauvre jeune homme était un noble poète, et les vers touchants que vous consacrez à sa mémoire sont une nouvelle preuve de votre talent si tendre et si intime. Je les ai lus avec un vif sentiment de peine et de plaisir ensemble ; de peine, parce qu’ils racontent une jeune et douloureuse infortune ; de plaisir, parce que la voix qui la chante est la vôtre et que je vous aime de cœur.

C’est un bien triste exemple de l’égoïsme de notre siècle ; de ce siècle où tout ce qui est beau, tout ce qui est noble et grand ne trouve que mépris et dégoûts ; de ce siècle où le parjure politique s’unit impunément à la dépravation morale grossièrement dissimulée sous un voile de pruderie misérable et d’affectation religieuse ; de ce siècle enfin qui ne reconnaît que l’or pour dieu, et qui foule aux pieds tout adorateur du vrai et du beau, ne pliant pas le genou devant l’infâme idole et ne sacrifiant pas à la vénalité la pureté intérieure de l’âme. Honte à lui !

Notre terre, a dit l’énergique Barbier :

...... Ce n’est plus qu’un sale et mauvais lieu,
Un tripot dégoûtant, où l’or a tué Dieu.

N’a-t-il pas raison ?

Au reste, mon Ami, à quoi peuvent servir des protestations imprimées dont le noble et éclairé public fait des cornets de sucre ou de tabac ? Oh ! s’il existait encore, ce temps où le poète, homme privilégié, ne vivait que dans l’art et pour l’art, ce temps où les chants de l’enthousiasme immatériel ne se salissaient pas, comme aujourd’hui, au contact des ignobles bavardages de nos Chambres, au désir sans frein d’ambitions infâmes parce qu’elles n’ont pour base qu’un égoïsme incarne, et non le bonheur de tous ; si, dis-je, ce temps existait encore, oh ! je concevrais que la voix du poète fût écoutée ! Mais, à présent, que voulez-vous qu’entende une société abrutie et sourde, qui se gorge ignoblement et laisse mourir de faim le peu d’êtres sincères et purs qui espéraient appuyer sur elle leur existence, peu désireuse de bien-être physique pourtant, afin de se livrer entièrement à la belle et sainte poésie ? Non, non ; à la brute il faut parfois des remèdes de brute ! Qu’elle tremble donc, cette société hideuse, qu’elle tremble qu’une vengeance sept fois plus terrible que le mal qu’elle fait souffrir ne tombe bientôt sur sa tête !...

M. Berthaut, de Paris, a publié dans le Voleur une élégie sur la mort de Moreau. J’ai comparé vos deux pièces, et j’ai tâché d’en analyser les différences. Celle du poète parisien est très longue ; il y a force images, force paraphrases, et cependant beaucoup de poésie ; mais la trop grande extension de l’idée principale nuit beaucoup aussi à l’intérêt que l’on ressentirait, s’il en était autrement. La vôtre est plus courte, mon Ami ; mais vous avez réuni en quelques strophes, et cela avec bonheur, les vers sans nombre de Berthaut. Votre pensée première est simple et franchement exprimée. Qu’y a-t-il de plus doux que la belle simplicité ?... Vous l’avez prouvé d’une manière charmante, mon bon Ami, et je vous en félicite...

J’ai lu à ces dames vos vers et ceux de Moreau ; mais je ne vous répéterai pas tous leurs éloges, parce qu’ils finiraient par vous donner de l’orgueil. Sachez seulement que Mlle  Eugénie fait en quelque sorte un recueil de vos poésies. Son album en est rempli, et ce n’est pas son moindre ornement.

Je ne vous ai pas oublié auprès de ces messieurs ; ils m’ont tous chargé de vous faire leurs sincères amitiés, et M. Goa surtout m’a prié de vous assurer que ce sera toujours avec un vif plaisir et une amicale sympathie qu’il recevra de vos nouvelles.

Vous voyez, mon bon Ami, que l’on ne vous oublie pas. Nos soirées sont toujours les mêmes. L’esprit de Mlle  Eugénie semble prendre un penchant prononcé vers l’ironie, mais l’ironie fine, spirituelle, et qui ne blesse jamais ceux qu’elle choisit pour but, parce que Mlle  Eugénie a toujours soin de s’attaquer à des gens d’une écorce extraordinairement épaisse. Je pourrais, par exemple, vous donner pour échantillon l’honorable J. Gérard.

Adieu, mon cher Ami.

C. Leconte de l’Isle.


XV


Rennes, janvier 1839.


Je reçois à l’instant, mon cher Ami, une réponse de mon oncle à ma dernière lettre, dans laquelle je lui transmettais vos vers. Il m’annonce qu’ils sont maintenant sous presse ; ainsi, vous les aurez mardi prochain, au plus tard. D’après sa recommandation, mon Ami, M. Prigent, notaire à Dinan, vous propose chez lui, la place de premier clerc à raison de douze cents francs, et avec la certitude de devenir bientôt titulaire de l’étude. Si vous acceptez cette place, qui vous procurera tout ce que vous pouvez désirer en fait d’intérêt, c’est-à-dire des appointements avantageux, surtout dans une ville comme Dinan, et votre avenir assuré par la certitude que M. Prigent vous donne, veuillez donc, mon cher Ami, me répondre, afin que j’en avertisse mon oncle, et vous rendre ensuite à Dinan, où je vous accompagnerai.

Acceptez, mon ami. Le véritable intérêt que vous porte mon oncle ne l’engagerait pas à vous faire une vaine proposition.

Répondez-moi de suite.

Votre sincère ami,
C. Leconte de l’Isle.



XVI


Rennes, janvier 1839.


UN SOUVENIR ET UN REGRET


Alors que ma jeunesse et ses jours indolents
S’écoulaient sur nos bords parfumés et brûlants,
Alors que je rêvais de gloire et de génie,
Parfois ce long repos assombrissait ma vie ;
Fuir mon doux ciel natal me semblait le bonheur.
Insensé ! De nos soirs le parfum enchanteur,
Les pleurs harmonieux des brisants sur nos rives,
Le chant des bengalis dans les palmes pensives,
L’aurore, de rayons dorant les monts géants,
Vers l’horizon en feu que déjà voilait l’ombre,
Le soir venu des cieux comme un roi grave et sombre,
Puis ce charme si doux d’un amour fraternel,
Ces parents chers et bons que m’accordait le Ciel,
Tous ces amis grandis à mon côté, doux frères,
Que je pleure parfois dans mes jours solitaires,
Bonheur de tout instant, charmes impérieux
N’enivraient point mon cœur désireux d’autres cieux.
Et pourtant, quand le bord de ma natale grève,
Dans la brume des mers se perdit comme un rêve,

Une tristesse immense enveloppa mon cœur ;
Et je crus voir alors, ô prestige vengeur !
L’amour de ma jeunesse et l’espoir éphémère,
Planant aux bords aimés où je vis la lumière,
Dessiner sur l’azur leur essaim gracieux,
Me saluer de l’aile et s’envoler aux cieux !


Je conçois, mon cher Ami, votre désir de rester quelque temps dans votre famille avant de la quitter encore, et cependant j’aimerais beaucoup que vous vinssiez plus tôt. En voici les principaux motifs : d’abord l’extrême impatience que j’ai de vous revoir, puis le séjour peu prolongé que va faire ici Mlle  Adèle Chrétien. Si vous arriviez au Carnaval seulement, vous la trouveriez encore, et nous pourrions avoir une petite soirée chez Mlle  Eugénie pour célébrer votre retour parmi nous. Je souhaiterais encore votre bienvenue plus prochaine, en ce que n’ayant que trois jours de congé, lors du Carnaval, il me serait difficile de vous accompagner plus tard à Dinan. Ainsi donc, tout en concevant parfaitement votre retard à venir, je prie Dieu, comme un égoïste que je suis, qu’il inspire à M. Prigent de vous appeler le plus tôt possible à lui.

Je viens de lire vos jolis vers à ces dames. Décidément vous êtes leur poète favori, et Mlle  Eugénie fera quelque jours de vos œuvres son livre d’heures...

Ne manquez pas de me répondre.

Votre sincère ami,
C. Leconte de l’Isle.


XVII


Rennes, janvier 1839.

Mon oncle vous a-t-il répondu, mon cher Ami ? Jugez de ma surprise et de ma colère lorsque, ce matin, je reçois une phrase sèche et indifférente qui me dit : « L’affaire de Rouffet est manquée, le clerc de M. Prigent s’étant décidé à rester. » Comment trouvez-vous cela ? En vérité, je ne sais ce qui m’empêche d’aller leur jeter à la face tout le mépris que m’inspire leur mauvaise foi.

Écrivez-moi bien vite, mon Ami. Je suis dans une mortelle inquiétude que vous n’ayez quitté votre place de Lorient avant la réponse de mon oncle. Ces dames partagent bien vivement ma peine aussi. Écrivez-moi donc.

Votre ami bien dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


XVIII


Rennes, 9 février 1839.


À LA FEMME QUE J’AURAIS AIMÉE


« L’ange replia ses
ailes et revêtit la forme
d’une créature hu-
maine. »
(Jean Paul.)

Oh ! la beauté visible est un présent du ciel !
Car, aux grands jours de l’art, la forme enchanteresse
     Pour amant choisit Raphaël ;
     Mais il est une autre richesse
Que notre cœur ému rêve souvent en vain :
Un céleste reflet, gracieux et sublime,
     Qui dérobe à tout œil humain
     Sa flamme et son parfum intime ;

Un regard enivrant de l’immortel amour,
Dernier rayon divin tombé sur la nature,
Le seul qui, dédaignant l’envie et l’imposture,
Ne soit pas dans les cieux remonté sans retour...

La rose a la jeunesse et l’aurore la flamme,
La gazelle a la grâce et l’aigle la flerté ;
Mais l’intérieure beauté
Pour son temple a choisi votre âme :
Et comme cette fleur aux parfums isolés,
Que son charme trahit avant qu’on la respire,
Elle brille en votre sourire,
Et s’épanche quand vous parlez.

Oh ! combien ne verraient que votre grâce humaine,
Votre regard, ensemble et doux et sérieux.
L’intime passion du geste impérieux,
Votre touchante voix, recueillie et sereine !...

Oh ! combien ne verraient sur votre front penseur
Qu’un morne abattement, une triste ironie,
Sans deviner que la douleur
Est la compagne du génie !
Sans voir que tous rayons de vos yeux envolés,
Tous parfums épanchés de votre âme profonde,
Pour vous seule ont quitté leur monde,
Des cieux brillants doux exilés !

Heureux donc est celui qui lit votre pensée !
Un invincible attrait le met à vos genoux...
Et l’amour du vrai beau, dans son âme oppressée,
Fait naître un autre amour plus ardent et plus doux !


Vous me direz, mon cher Ami, qui vous avez reconnue dans cette espèce de portrait. Maintenant, veuillez répondre avec toute votre sincérité à cette question-ci : Aimez-vous d’amour Mlle  Eugénie ? Songez que j’exige de vous une réponse franche et décisive. — Je passe à autre chose.

Que je suis heureux que l’imbécillité ou la mauvaise foi de M. Prigent ne vous ait pas fait perdre votre place ! J’étais vraiment bien inquiet, comme vous avez pu en juger par les quelques lignes que vous avez, sans doute, reçues hier. Enfin, il n’y a que demi-mal. Vous exprimer pourtant toute la peine que j’éprouve de ne pas vous avoir revu me serait impossible ; car je me promettais tant de plaisir à vous confier de vive voix tout ce que je sens, à recommencer nos longues soirées de l’hiver dernier, dans lesquelles nous composions des poèmes entiers, votre vers succédant au mien ! C’est une espérance déçue !

Imaginez-vous, mon cher Ami, que Gérard est devenu amoureux fou de Mlle  Adèle Chrétien et que, par une conséquence très claire, il lui fait une cour assidue : ce qui consiste à travailler des fleurs de papier, depuis huit heures du matin jusqu’à cinq heures du soir, à pousser des soupirs qui rappellent ceux d’Encelade et à faire une foule de madrigaux dont voici quelques échantillons :

Le théâtre représente un salon, au milieu duquel est une table couverte de papiers peints, d’outils à faire des fleurs, etc. Gérard est assis à droite, la tête penchée sur une rose qu’il travaille. Il relève parfois les yeux d’une manière très expressive sur Mlle  Adèle, qui minaude devant lui.

Mlle  Adèle. — Monsieur Jules, pourquoi ne travaillez-vous pas ?…

Gérard. — Mon Dieu, Mademoiselle, comment pourrais-je… le… faire… quand… je vous regarde ?

Mlle  Adèle. — Ah ! bah !… vous me faites toujours des compliments… Je sais bien que je ne suis pas jolie, allez !

Gérard. — Mon Dieu, Mademoiselle, je vous assure bien que…

Mlle  Adèle. — Laissez-moi donc tranquille !… Y avait-il de jolies dames au bal d’hier, monsieur Jules ?…

Gérard. — Mon Dieu…, non, Mademoiselle, il n’y en avait pas… C’est-à-dire… si…, il y en avait une… qui était bien jolie, parce que… elle vous ressemblait.

Mlle  Adèle (baissant les yeux) — Ah ! monsieur Jules, c’est ennuyant ça !…

Gérard (roulant des yeux de possédé). — Mon Dieu, Mademoiselle…, je suis tellement occupé de… vous, que c’est… dans ma nature de vous par… ar… ler comme ça… Oui…, c’est dans ma nature, quoi !…

Mlle  Adèle (se remettant), — Savez-vous ce que signifie cette tulipe ?

Gérard. — Mon Dieu…, non, Mademoiselle.

Mlle  Adèle. — Ça veut dire : Je vous aime.

Gérard (stupéfait). — Ah ! bah !… Mon Dieu !… pas possible !…

La suite au prochain numéro.

Votre dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


XIX


Rennes, février 1839.


Imaginez-vous un front large et passionné, des yeux noirs qui expriment ce qu’ils veulent, une taille gracieusement brisée en avant, une voix cadencée, grave et austère, harmonieuse et douce, un geste ardent, majestueux et sévère, un jeu plein d’expansion, de force, de naturel, de charme et d’intimité,… ou plutôt ne vous imaginez rien ; quels mots rendraient l’émotion irrésistible qui fait battre le cœur en face de Mme  Dorval ? Il faut la voir et l’entendre.

Je n’ai pas besoin de vous rassurer, mon Ami, à propos des vers que je vous ai envoyés, l’autre jour. Ils voulaient peindre Mlle  Eugénie, sans doute ; mais nul sentiment réel ne me les a dictés. Je les ai changés pour les lui offrir. Je serai à Lorient dans deux ou trois jours. Ainsi nous causerons ensemble. Soyez pourtant bien persuadé que jamais nulle femme ne m’inspirera d’amour, à moins qu’elle ne ressemble à mes rêves ; car jamais je n’aimerai que mes idéalités, ou plutôt mes impossibilités.

À bientôt.

Votre ami,
C. Leconte de l’Isle.


XX


Rennes, mars 1839.


Je reviens de Dinan, mon cher Rouffet, et votre lettre ne m’a été remise qu’hier soir. Vous me pardonnerez la brièveté de la mienne, car je suis tellement fatigué qu’à peine puis-je écrire. Les livres que je devais vous envoyer ne m’ont point encore été remis ; ainsi je ne pourrai vous les expédier que dans quelques jours. En attendant, écrivez-moi bien longuement et surtout bien intimement, comme vous me le faites espérer. Ma réponse ne se fera pas attendre, soyez en persuadé. N’oubliez pas vos vers. Pardonnez-moi encore une fois mes phrases décousues et mon illisible écriture.

Votre ami sincère,
C. Leconte de l’Isle.


XXI


Mardi, 26 mars 1839.


Vous me demandez de vous écrire intimement, mon bon Ami. C’est là mon plus vif désir. Je n’ai pas besoin de vous prier de le faire aussi.

Comme cette lettre commence en quelque sorte notre correspondance plus secrète, il serait utile, je pense, que chacun de nous dévoilât sa vie première, intime et matérielle, et confiât au cœur de son ami ses sensations passées et ses espérances. Vous trouverez les miennes extravagantes et sans but, mon Ami ; mais enfin elles sont telles, et je vous les dirai.

J’ai toujours été un être nomade, et vous devez bien comprendre que cette vie incertaine, quelque jeune que je fusse alors, n’a jamais été propre à fixer mes idées et mes sensations. Aussi, je m’effraie parfois de la confusion qui bouleverse ma tête : mes pensées sans résultat, désir ardent sans but réel, abattements mondains, élans inutiles, se heurtent dans mon âme et dans mon cœur, pour s’évanouir bientôt en indolence soucieuse. Rien de fixe et d’arrêté pour l’avenir, mon passé même semble évoquer mes souvenirs, preuves de mon inutilité passée, pour me prédire mon incapacité future. J’ai rêvé comme un autre d’amour et de jours heureux, écoulés entre une femme aimée et un ami bien cher ; mais ce n’était là qu’un songe. Je le sens bien, il y a en moi trop de mobilité pour espérer une telle vie, si toutefois il m’était donné de jamais la réaliser. La monotonie m’abrutit, et je me reconnais un tel besoin de métamorphoses que je me sentirais capable d’éprouver en un mois tout l’amour, toute la haine et toutes les espérances d’un homme qui y aurait consacré sa vie entière. Oui, me voilà bien, mon Ami. Pardonnez-moi de m’être posé en sorte de problème, et tâchez de me résoudre. Notez que, avec tout cela, je suis excessivement malheureux. Vous me direz, sans doute, qu’une semblable vie n’est appuyée sur iiul raisonnement et que, au bout du compte, ce n’est qu’une paresse incarnée. C’est peut-être vrai.

Oh ! combien j’envie votre position, mon Ami. Je sais que vous souffrez aussi ; mais votre douleur peut cesser, parce que vos désirs sont possibles et que la vie, ainsi que vous la voulez, est simple et douce. Vous êtes homme, vous ; moi, je ne suis et je ne serai jamais qu’un enfant, qui causera toujours beaucoup plus d’ennui qu’il n’en éprouvera. On a cherché et on cherche encore à jeter du ridicule sur ce bonheur intime et égoïste qu’on nomme le mariage, et pourtant je conçois parfaitement toutes les jouissances cachées qu’il réserve à ses élus. Puissiez-vous en être, un jour, mon cher Ami ; je vous le souhaite du profond de mon cœur. Oui, je vous le répète, vous êtes plus heureux que moi ; vous persévérerez ; votre bonheur à venir sera l’œuvre de votre volonté, tandis que je n’ai pas de but, pas de persévérance, pas de volonté, pas de pensées fortes, et que mon exaltation passagère s’épanche seulement en quelques mauvais vers comme ceux-ci :



HALLUCINATIONS


C’était l’heure divine où le soleil n’est plus.
L’horizon rose et bleu couronnait les flots calmes,
Le soir, comme un manteau, drapait les monts velus.

Les palmiers avec grâce arrondissaient leurs palmes ;
Et l’île, en souriant, s’endormait sous les yeux
Que les anges pensifs entr’ouvraient dans les cieux.

L’Océan exhalait un chant doux et sonore,
Hymne sublime et pur qui vers cette autre aurore
Montait en murmurant : amour et majesté !

— Je rêvais, assailli d’émotions sans nombre ;
Mon âme s’égarait en cette immensité
Tour à tour indécise entre la flamme et l’ombre ;

Un charme ambitieux faisait battre mon cœur ;
Les bords, les flots, les airs s’inondaient de prestiges,
Mes regards s’emplissaient d’éblouissants vertiges ;

Quand, soudain, emporté par un élan vainqueur,
Je vis les cieux ouvrir leurs tentures de gaze,
Et mon esprit monta sur l’aile de l’extase...

— Comme un aigle bercé par le bleu ûrmament,
Je plongeais dans la nue ineffable et sereine,
Les astres saluaient ma course souveraine,

Et les doux Séraphins, dans leur étonnement,
À ma soudaine approche ouvrant leurs triples ailes,
M’inondaient en passant de blanches étincelles ;

Mais je levais un doigt, et les enfants de Dieu,
Précipitant en bas leurs profondes spirales,
Disparaissaient alors en des groupes de feu,...

Lors, je vis, au milieu de clartés aurorales,
Se balançant ainsi qu’une céleste fleur,
Un mirage isolé par l’espace enchanteur.

Deux rayons parfumés baignaient ses contours roses
Qui s’inclinaient, pareils à des feuilles de roses ;
Un souffle ravissant le berçait dans les cieux ;

Et l’ange oriental, le céleste poète,
Au doux nom d’Israfil, l’esprit mélodieux,
Sur ce nuage d’or posait sa belle tête.


La suite au prochain numéro.



C. Leconte de l’Isle.

XXII


Rennes, 1839, mars.


Mio Carissimo,


Que devenez-vous ?
Pourquoi ne pas m’écrire ?
N’auriez-vous pas reçu ma dernière lettre ?
Mais cela est impossible,
Car je l’ai mise à la poste moi-même.
Je présume donc que vous êtes à Pont-Scorff,
Ou plutôt à Auray ;
Ou bien encore avez-vous l’imagination alarmée,
Comme la dernière fois.
Alors, faites-moi part de vos souffrances ;
Et croyez que votre silence
Me pèse,
M’inquiète,
M’étourdit,

Tellement que je ne mange plus.
Je maigris à vue d’œil.
Écrivez-moi donc.
Adieu, mio caro poeta,
Portez-vous bien !


Vostr’ amico,
C. Leconte de l’Isle.


XXIII


Mon cher Rouffet, je vous envoie trois petites pièces dont les deux premières sont bien futiles et dont la dernière devrait être mieux qu’elle n’est, car le sujet est assez beau. Au reste, vous me direz ce que vous en pensez.

Je n’ai pu vous écrire plus tôt, mon Ami, tracassé que j’étais par le Droite, ignoble fatras qui me fait monter le dégoût à la gorge — et par les réprimandes absurdes de mon très honoré tonton. Enfin, remords, craintes fondées pour l’avenir, abattement, ennui profond des hommes et des choses, désolation, isolement, etc., etc., m’ont jeté dans de telles perplexités qu’il m’a été moralement impossible de vous écrire… Pardonnez-moi ; je m’en vais lentement vers l’abrutissement. J’avais peut-être une intelligence ardente, de bons et généreux instincts, le désir du bien et du beau. Eh ! bien, tout cela disparaît tour à tour. Et pourquoi ? Le sais-je, moi ? Ah ! il me prend parfois une envie de pleurer comme un enfant qui sent trop son impuissance !… Adieu, mon bon et cher Ami ! Écrivez-moi !

C. Leconte de l’Isle.


Rennes, mai 1839.


L’ÉTOILE DU SOIR


 
Céleste et doux regard fait de gaze et de flamme,
Étoile du bleu soir,
Je t’aime ! Ta clarté parfume ma jeune âme,
Et je pleure, à te voir.

Souvent, sous les palmiers qui courbent sur la lame
Leur feuillage plus noir,
Plein d’un mal incessant, pensant au monde infâme,
Triste, je viens m’asseoir.


Mais, quand la brune nuit abaisse ses deux ailes,
Mais, lorsque ton œil d’or aux voûtes éternelles
S’entr’ouvre avec amour,

Mon cœur est inondé d’ivresses solennelles,
Et voudrait, sans retour,
Mourir en un baiser sur tes roses prunelles !


À MARIE BEAMISH


Cher ange, il est, un nom qui fait battre mon cœur
Enivré de sa grâce,
Un nom mélodieux qui murmure : bonheur !
Quand sur ma lèvre il passe ;

Un nom dont le prestige est ineffable et doux,
Car, je sens, en mon âme,
Qu’il s’exhale en parfum et rafraîchit la flamme
De mon amour jaloux.

Sans lui, sans ce mot plein d’une tendresse humaine,
Étoile de mes jours,
Oh ! je sais que l’ivresse, et l’espoir, et la vie
Me fuiraient pour toujours !

Il faut sa note chère à mon âme inquiète,
Comme à l’oiseau le mil,
Comme au printemps il faut et les roses d’avril
Et les chants du poète.


Et ce charme secret, cette fleur dont en vain
On chercherait la sève,
Cher ange, de l’amour, oh ! ce n’est point un rêve,
Car, ce nom, c’est le tien !



AUX MONTAGNES NATALES

« Celui qui, de ses
premiers regards, aper-
çut les cimes bleues des
montagnes saluera avec
amour chaque élévation
qui lui montrera ce
même azur. »
(Byron.)


Ô montagnes, ô vous, géantes séculaires,
Qui dressez fièrement vos têtes solitaires,
Crêtes des vieux volcans, piliers audacieux
Dont l’effort solennel soutient l’orbe des cieux,
Que de fois j’ai foulé vos cimes éperdues,
Sondant d’un long regard vos entrailles ardues,
Et suivant, sur les bords de vos sombres ravins,
Notre liane rose aux arômes divins,
Gracieuse et mobile, indolente et sublime,
Comme une arche de fleurs se berçant sur l’abîme !
Que de fois j’ai rêvé sur vos mornes velus,
À cette heure sans nom, où le soleil n’est plus ;
Où l’horizon pourpré couronne les flots calmes,
Où les verts bananiers arrondissent leurs palmes,

Où l’île en souriant sommeille sous les yeux
Que les étoiles d’or entr’ouvrent dans les cieux ;
Et quand, de l’Océan, un chant doux et sonore
S’exhale lentement, puis vers cette autre aurore
Qui dispute à nos soirs la bleue immensité,
S’élance en murmurant : amour et majesté !

Les merveilleuses nuits ont choisi pour compagnes
Vos terrestres splendeurs, ô mes vieilles montagnes,
Et, dans l’ombre du soir, superbes, vous mêliez
Aux feux supérieurs la flamme des glaciers.

Oh ! j’ai pu vous quitter, reines orientales,
Qui couronnez vos fronts de clartés aurorales…
Oh ! j’ai pu vous quitter !… Je vous aimais, pourtant ;
J’ai fui vos pieds d’encens pour le pôle occident,
J’ai préféré la tombe aux clartés de l’aurore !
Filles du ciel natal, vous reverrai-je encore ?
Reverrai-je l’azur de vos crânes neigeux
Du soleil éclatant se baigner dans les feux,
Écouterai-je encor vos chants doux et sévères
Montée avec les vents des forêts séculaires ?…
Et quand de l’ouragan le choc impétueux
Se heurte avec la foudre à vos flancs caverneux,
Lorsque la vieille mer, haletante de rage,
Creuse vos fondements ainsi qu’un sourd orage,
Ô montagnes, assis sur quelque morne nu,
De mes brûlantes mains pressant mon cœur ému,

Assisterai-je encore à vos luttes sublimes
Contre les vents, la foudre et les béants abîmes ?
Salazes ! C’en est fait, j’ai quitté sans retour
Et vos pieds parfumés et mon natal séjour,
Et jamais mon regard ne portera mon âme
Sur vos fronts couronnés de neiges et de flamme !

Venez, blancs albatros qui, fixés par les airs,
Bercés de l’aquilon, dormez dans les éclairs !
Venez, graves oiseaux ; volez haut dans la nue,
Fendez les cieux d’un coup de votre aile charnue,
Venez, apprenez-moi l’essor impérieux
Qui me mettrait soudain sur la route des cieux ;
Aigles de nos climats, enfants de nos tempêtes,
Vous, pour qui l’Océan et la foudre ont des fêtes,
Il n’est point d’horizon pour votre liberté,
Car vos larges poumons veulent l’immensité !...
Ô frères, si j’avais ainsi que vous des ailes,
Je vous irais rejoindre aux voûtes éternelles,
Et, planant sur ces mers qu’aime le vieux soleil,
Je reverrais encor, comme au premier réveil,
Mes montagnes d’airain, géantes séculaires,
Dresser avec fierté leurs têtes solitaires.



C. Leconte de l’Isle.


XXIV


Rennes, mai 1839.


Pardonnez-moi, mon cher Rouffet, je vous raconterai demain au plus tard le motif qui s’est opposé à ce que je vous écrive. Pardonnez-moi, car mon amitié est sincère, et la peine la plus grande qui puisse m’arriver serait celle de votre perte. Croyez-le bien.

J’ai fait connaissance ici avec un jeune homme qui vous a connu au séminaire, M. Houein ; c’est un charmant garçon, doux, religieux et instruit ; du moins il m’a paru tel, depuis le peu de temps que je le connais. C’est le professeur de Gérard qui se prépare maintenant à passer son examen de bachelier en 1840. Il fait bien de prendre de l’élan, car le pauvre diable n’est pas très souple… Parlez-m’en — de Houein.

Je vous remercie de vos jolis vers.

A Dio !

C. Leconte de l’Isle.



XXV


Rennes, mai 1839.


Le sujet de votre pièce est, en effet, fort beau, mon cher Ami, et votre poésie l’a revêtu du charme qui lui est propre. J’aime surtout ce passage-ci :

« Et je rêve... ; aucun bruit ne trouble le silence
Qui sur ces morts nombreux abaisse une aile immense,
Que la voix de la mer dont le glas solennel
Frappe l’écho sacré d’un murmure éternel. »


Vos vers, à mon avis, sont là, pleins, graves et solennels, comme le silence et comme ce murmure infini qu’ils décrivent. Comment ne pas aimer ces peintures profondes, et terribles parfois, sans cesse touchantes, de la nuit, dans ce lieu de la désolation humaine ? Pour moi, j’éprouve une sensation pénible et pourtant heureuse, soit en présence de cette réalité suprême, soit en lisant de l’âme le récit qu’en a fait un poète : c’est vous dire à quel point j’aime et le sujet et les vers que j’ai reçus hier. Vous êtes bien indulgent pour les miens ; mais, afin que vous ne m’accusiez pas de vanité cachée, je vous remercie du jugement que vous en avez porté, car votre suffrage est le plus doux de tous ceux que j’ambitionne.

Vous ne doutez pas, je le pense, du désir que j’aurais de vous aller voir ; mais vous concevrez aussi mon impossibilité absolue pour le moment. Soumis à la direction classique de mon oncle, je ne pourrais, sans le froisser vivement — ce dont je n’ai nul besoin, car ce serait encore de nouvelles discussions qui finiraient par m’éloigner de lui — faire de nouveau un voyage qui me forcerait à employer, d’une tout autre manière qu’il ne le voudrait, un argent qu’il ne me donne pas à pleines mains. Si vous êtes un bon et aimable garçon, tel enfin que je vous ai toujours connu, vous saurez obtenir de M. Haie un congé qui vous permette de venir à Rennes, voir ceux qui ne vous ont jamais oublié. Tâchez donc de le faire, mon Ami, et vous me rendrez bien heureux.

Je viens d’apprendre la mort d’une de mes connaissances de Dinan. C’est un pauvre jeune homme, atteint, depuis deux ou trois mois, d’une phtisie pulmonaire. Sa maladie a fait de rapides progrès, comme vous le voyez ; mais il a puissamment aidé à son développement par des excès de tous genres. Je ne le connaissais que fort peu. Cependant sa mort m’a péniblement affecté. Qu’est-ce donc, mon Dieu, lorsqu’elle frappe un être plus cher ? C’est un si terrible mystère que cette décomposition subite de notre pauvre organisation. La foi d’un autre monde est un bien puissant appui, et je plains sincèrement celui qui ne l’a pas.

Robiou m’écrivait qu’il a déjà composé trois cents vers sur la mort de Drouin ; vous voyez que le camarade ne perd pas son temps. Je lui ai annoncé qu’il emporterait d’assaut le royaume des cieux, sur la foi de ceci : Beati pauperes spiritu. J’attends maintenant qu’il me remercie, et il me remerciera.

J’avais fait un hymne au Soleil couchant, il y a quelques jours ; mais je n’en suis pas assez content pour vous l’envoyer. Ce sera pour ma première lettre. Houein, qui entend assez bien la poésie, avait trouvé mon exorde passable ; mais, comme moi, il a blâmé la fin du morceau, qui ne répond pas à la solennité des premiers vers. Je recommencerai. Mais il me manque de la persévérance, et c’est un grand point...

Je m’occupe maintenant de géologie et de botanique. C’est une étude intéressante. Voudriez-vous que je vous en parlasse ? Nous mêlerions ainsi un peu de science à nos pièces de poésie. Répondez-moi.

De longtemps, je n’ai eu le plaisir — expression banale — de voir Mlle  Eugénie. Son caractère s’était aigri, depuis quelque temps. La conscience de sa difformité physique influe considérablement sur l’égalité de ses rapports avec ceux qui l’approchent. Elle vient de se dévier la colonne vertébrale ; c’est un malheur ; mais il était nécessaire. La faiblesse de sa charpente osseuse, et les airs d’indolence qui la forcent de se coucher toute la journée en sont les causes.

Je ne sais ce qui me fait aussi mal écrire. Pardonnez-le-moi. Je viens d’avoir une espèce de scène avec un créancier-libraire, qui est venu m’interrompre au moment où je vous parlais de Mlle  Eugénie ; c’est peut-être cela.

Adieu, mon cher Rouffet. Que votre bien-être moral soit équivalent à votre santé matérielle !

Votre ami,
C. Leconte de l’Isle.


XXVI


Rennes, juin 1839.


N’auriez-vous pas reçu ma dernière lettre, mon Ami ? Voilà dix ou quinze jours environ que je vous l’ai envoyée, et vous ne me répondez pas. Il serait fort extraordinaire qu’elle ne vous fût pas parvenue... J’attends avec impatience votre morceau breton.

Je revins hier soir de Marcillé, la campagne de Mme  Chrétien. Les dames Liger m’avaient prié de les accompagner ; j’ai cru ne pouvoir me dispenser de le faire. Mlle  Adèle est souffrante. Ce n’est plus cette jeune fille trop bien portante que vous avez connue ; maintenant, elle a maigri, elle est plus posée de manières et de ton. Cette métamorphose-là est pourtant l’œuvre de l’inoffensif Jules Gérard !... Nous revenons au temps des miracles...

Il se pourrait, mon cher Rouffet, que j’allasse vous voir en août ou octobre ; du moins cela ne dépendrait pas de ma volonté, si j’agissais en sens contraire.

Je vous enverrai quelques vers la prochaine fois ; ce billet ne doit servir qu’à vous avertir que je suis encore vivant et à me valoir de vous la même assurance.

A Dio !

Votre dévoué,
C. Leconte de l’Isle.

XXVII

Rennes, juin 1839.

Vos vers sont tendres et gracieux, mon Ami ; je vous remercie du plaisir qu’ils m’ont causé. J’attends avec impatience la nouvelle pièce que vous me promettez ; ne me la faites pas attendre aussi longtemps que votre lettre. Savez-vous bien qu’il y a quinze jours que je vous avais écrit. Votre travail du bureau vous a sans doute empêché de me répondre plus tôt ; aussi je vous pardonne ; vous voyez qu’on ne peut avoir plus de grandeur d’âme.

J’accepte avec plaisir la collaboration que me propose votre ami, M. Bardoux, et je serai heureux de coopérer, pour mon infime part, à remplir quelques lignes du Phalène d’une manière plus ou moins poétique ou prosaïque. Mais, comme j’ai retouché, augmenté, diminué ou refait la plupart des pièces que je vous ai données, je vous enverrai de nouveau celles qui seraient destinées à l’impression. Je compte donc sur vous pour m’apprendre l’apparition du futur journal.

L’ami Robiou ne me dit rien de votre silence ; mais, en revanche, il continue à m’assommer de ses terribles vers. Imaginez-vous qu’il composa, l’autre jour, un poème dramatique intitulé : le Banquet de Noël. C’est un amas de grincements de dents, de hurlements, de contorsions oratoires, de pleurs et d’allocutions passionnés à la fange du siècle. On n’y comprend rien.

Je viens de lui envoyer ce qui suit. C’est mon premier essai dans le genre ironique, genre qui, du reste, ne me plaît nullement ; mais, puisqu’il est fait, je vous l’envoie.



À L’AUTEUR DU « BANQUET DE NOËL »

PAR SON AMI ET SON ADMIRATEUR SINCÈRE



Lorsque ton rude vers tout trempé d’amertume,
Comme une ardente proue en des vagues d’écume,

Stigmatise en passant notre siècle orgueilleux,
De l’énergique effort de son rythme anguleux,
Lorsque, même en chantant quelque doux rêve d’ange,
Par un sarcasme aigu tu fais jaillir sa fange,
Et que, forçat tremblant de ta verve de fer,
Lorsque tu peins sa vie, il reconnaît l’enfer,
Ô poète, j’ai peur, au cri de ta colère !
Mon cœur bat, agile d’inquiétude amère ;
J’ai peur, en le voyant dans nos égouts humains,
Aigle des pics glacés aux mares des chemins,
Passer avec dédain et fierté dans la boue,
Sans qu’une vile tache ait laissé, sur ta joue,
Sa honteuse souillure, oh ! j’ai peur que le mal
Ne tourne contre toi son regard infernal,
Et que, Christ deuxième au Golgotha sublime,
Les Juifs, te punissant d’avoir sondé l’abîme
De leurs iniquités, égoïstes et froids,
Sans merci ni pitié ne te mettent en croix !

Oui, j’ai peur de te voir, poète sarcastique,
Te livrer sans défense à la dent zoïlique,
Et, fort d’enthousiasme et de sévérité,
Aux serfs de l’opulent prêcher la liberté !

Ô rapsode, suspends, va, tes strophes rugueuses,
Vifs éclats de granit frappant des eaux boueuses ;
Suspends ta forte voix dont l’accent souverain
Sur nos tympans meurtris tombe à rimes d’airain !

Poète, c’est assez ! Hercule littéraire,
Ton œuvre du génie est la pierre angulaire.
Oui, ton jeune talent, éclair dans notre soir,
Reflète ses rayons sur l’avenir moins noir ;
Il nous montre de loin la limite sacrée,
Les cieux, où tend l’essor de ton âme enivrée ;
À sa voix, l’idéal, cet arc-en-ciel du cœur,
Nous verse avec amour ses parfums de bonheur,
Et chaque mot tombé de tes lèvres hardies,
Chaque note sortant de tes cordes raidies,
Proclament, d’ici-bas au céleste horizon,
Qu’on peut versifier sans rimes ni raison.



ESQUISSE

D’UN

HYMNE AU SOLEIL COUCHANT


Du splendide Orient monarque solennel,
Devant ton char d’éclairs dont s’embrase le ciel,
Les mers s’entr’ouvrent d’elles-mêmes ;
Adieu, mourant sublime, astre de flamme et d’or,
Adieu, la nuit s’abaisse et l’univers s’endort,
Baigné de tes rayons suprêmes :
Majestueux soleil, de ton linceul pourpré,
Comme un guerrier vaincu, voile ton front sacré !

Sans doute, il est bien doux de rêver sur les rives,
Aux chants mélodieux de nos houles plaintives ;
Il est doux de rêver, soleil,
Quand les perles d’azur que fait jaillir l’Aurore
Unissent leur éclat à cet hymne sonore
Qui prédit ton brillant réveil.
Sous ton premier regard, ineffable mystère,
Il est doux d’aspirer les senteurs de la terre
Se mêlant aux parfums divins.
Il est doux d’écouter les rossignols d’Asie
Épancher leurs accords de fraîche poésie
Dans les roses de nos ravins.

Il est doux d’éblouir sa fragile prunelle
À suivre ton élan dans la voûte éternelle.
Lorsque, frappant du pied les monts.
Tu surgis, glorieux, des neiges vaporeuses,
Et comme un vaisseau d’or, aux voiles lumineuses,
Tu fends une mer de rayons !

Mais, que notre cœur bat, à ton heure dernière !
Quand l’Océan, joyeux de ta défaite altière,
Enflamme ses abîmes verts ;
Quand, sublime exilé, levant un œil humide
Vers les champs azurés de ta gloire rapide,
Tu contemples les cieux déserts !

Hélas ! gloire, beauté passent, banni céleste !
Mais l’abîme fécond des flots
Dans ton vol immortel est un lieu de repos :
Soleil, on peut mourir, quand l’éternité reste.

Du splendide Orient monarque solennel,
Devant ton char d’éclairs dont s’embrase le ciel
Les mers s’entr’ouvrent d’elles-mêmes ;
Adieu, mourant sublime, astre de flamme et d’or,
Adieu, la nuit s’abaisse et l’univers s’endort,
Baigné de tes rayons suprêmes :
Majestueux soleil, de ton linceul pourpré,
Comme un guerrier vaincu, voile ton front sacré !



*
*    *



Vous me donnerez votre sincère avis, mon Ami ; j’y compte. Cette dernière pièce n’est qu’une esquisse, comme vous le voyez ; je n’ai fait qu’indiquer les passages qu’il faudrait développer : Dieu sait si je le pourrai.

Je ne puis vous donner aucune nouvelle de Rennes, si ce n’est que nous possédons maintenant M. et Mme  Volnys, du Gymnase, en outre d’une excellente petite troupe que l’on apprécie à Rennes. Je n’ai pas besoin de vous dire que je suis un habitué du théâtre.

Mlle  Eugénie est toujours la même, cela vous dit tout. Lise change d appartement, le 24, et moi, le 15. Je vais dans la chambre qu’occupait Mlle  Eugénie. Vous savez : au rez-de-chaussée, près du portail ?… Quand vous y verrai-je ?

A Dio, caro mio !

C. Leconte de l’Isle.


XXVIII


Rennes, 20 juin 1839.


N’est-il pas étonnant, mon Ami, que la beauté agisse parfois aussi violemment sur notre âme ? Car enfin, bien qu’on ait dit souvent que la grâce extérieure n’est que le reflet d’une grâce mystérieuse, il n’en est pas moins vrai que la vue d’une forme pleine d’harmonie fait naître dans l’âme de subites ivresses qui, cependant, ne sont pas l’effet de la pensée exaltée ou des sens émus. Vous devez avoir éprouvé cela ? Pour moi, voilà ce que je ressens toutes les fois que je revois et que j’entends Léontine Fay. Mon Dieu, que je suis enfant encore ! Pendant quinze jours, je serai inquiet, tourmenté, incapable d’aucun travail ; c’est à peine si je puis vous écrire, tant mes idées sont confuses. Des inquiétudes nerveuses me courent de la tête aux pieds ; j’ai mai à la tête ;… il fait si chaud !… J’ai beau dire que c’est une folie et me le prouver par cent mille raisons toutes plus raisonnables les unes que les autres, rien n’y fait. Tenez, en vous écrivant ceci, mon cœur bat à me rompre la poitrine, et pour comble de détresse, quoique je vienne de déjeuner, j’éprouve une faim atroce ! C’est vraiment extraordinaire. Dites-moi donc, mon bon Ami, ce que vous en pensez. Entre nous, je crois que je suis amoureux.

— Extrait :

« … Heureux poète, quelles émanations parfumées resteront après elle dans cette chambre ? Quels doux souvenirs pour vous, lorsque vous voudrez vous laisser aller à ce farniente de Créole ou d’Italien auquel vous succombez si souvent ! C’est là, direz-vous, qu’elle travaillait, — travail de l’âme — c’est là qu’elle s’asseyait pour rêver aussi elle, pour sourire ou pleurer, pour écouter intimement des accents d’amour ou de souffrance ; c’est là, direz-vous,… que sais-je ?… » En effet, mon Ami, vous ne savez pas ce que j’ai dit, et cela vous eût été assez difficile à deviner, vu que je n’ai rien dit. Il m’est cruel, sans doute, de flétrir vos douces conjectures ; mais que voulez-vous ? Je nai aspiré nulle émanation, si ce n’est celle qu’exhalait une petite chambre continuellement fermée, émanation assez désagréable, je vous le jure. Je n’ai pas rêvé de ses rêves passés, et je m’occupe trop peu de ses illusions présentes pour aller au-devant de ses songes futurs. Ma poitrine de jeune homme laisse bien échapper des torrents de soupirs mais qui ne s’envolent pas vers elle. Ce sera pour moi un heureux jour que celui où je vous verrai dans cette chambre imprégnée de parfums de jeune fille ; mais je vous refuse par avance ma collaboration dans la méditation ou l’improvisation des drames dont vous rêvez la création sous son inspiration, car votre émotion ne produirait en moi nulle sensation.

Je suis d’autant plus de votre avis, à l’égard des fautes que vous me désignez, que je pensais absolument ainsi, avant de vous envoyer mes vers. Pourtant souvenez-vous que je ne vous les soumettais que comme une esquisse, une ébauche informe, un point de développement. Je vais y travailler. Pour vous, mon Ami, accélérez, je vous prie, l’accomplissement de votre poétique promesse.

Ma lettre est bien absurde, n’est-ce pas ? Je n’en suis pas moins votre ami dévoué.

C. Leconte de l’Isle.


XXIX


Rennes, juillet 1839.


J’ai abandonné le Droit. Voulez-vous, mon Ami, mettre à exécution le projet dont nous rêvions, il y a quelques mois ? Voulez-vous réunir nos poésies et les publier ? Que votre réponse soit décisive.

J’ai retouché, refait et recopié ce que j’avais de mieux ; j’espère en votre collaboration pour assurer, s’il est possible, le succès de nos premiers chants. Il nous eût été plus favorable, je le sais, d’inscrire nos noms inconnus dans quelque revue. Mais, puisque cela n’est pas, essayons définitivement de faire imprimer un volume de poésies. Répondez-moi. Je vous enverrais mes pièces que vous uniriez aux vôtres.

Si j’avais été abandonné à mes propres forces, j’eusse mis en tête de mon œuvre le titre et le prologue suivants :



LES ROSSIGNOLS ET LE BENGALI



les rossignols


Un soir, banni des cieux, un ange solitaire
               A passé dans nos voix,
Parfums vivants et doux de cette fleur des bois
               Qu’on nomme le mystère ;
Viendrais-tu, comme lui, du ciel bleu sur la terre
               Pour la première fois ?
               Enfant d’un autre monde,
               Es-tu perle de l’onde,
Ou des étoiles d’or un rubis égaré
               Vers nous, ou bien encore,
Viens-tu, doux messager de l’Orient sacré,
Dire au pâle Occident les clartés de l’Aurore ?


le bengali


               Quand l’Aurore ouvre aux cieux
               Ses prunelles mi-closes,
               Rayon capricieux.
               Jaspé de taches roses,

               J’effleure les jam-roses
               De mon vol radieux
               Et confonds dans les roses
               Mon être gracieux.

Oui, je viens d’Orient, où les palmes bénies
               Près des flots, bleu miroir,
Berçaient avec amour, ainsi qu’un doux espoir,
               Mes ailes endormies,
Mes deux ailes de gaze, au souffle frais du soir ;
Oui, je viens d’Orient vers ce jardin austère,
               Où vos divines voix
Couvriraient d’un accord ma voix douce et légère ;
Je voudrais, près de vous, ne chanter qu’une fois :
               Accueillez ma prière !

Oh ! non, je ne suis pas perle de nos flots bleus ;
De l’enceinte des cieux je n’ai nulle mémoire ;
Mais, guidé vers ces bords par des chants merveilleux,
Mon cœur vous devinait : n’êtes-vous pas la gloire ?

Ô rossignols divins, j’ai fui mon sol natal
Pour ouïr vos accents que j’aime et que j’admire ;
               Poètes, donnez un sourire
               Au rossignol oriental !



Dites-moi, mon cher Rouffet, ce que vous en pensez. Quelle que soit votre décision à l’égard de notre publication, faites-Ia-moi connaître.

A Dio ! Croyez en moi.

Votre ami sincère,
C. Leconte de l’Isle.



XXX


Rennes, juillet 1839.


Mon cher Ami, quelques pièces me restent encore à recopier ; je vous enverrai le tout dans un ou deux jours, par la diligence. Si vous êtes de mon avis, nous entremêlerons nos poésies pièce par pièce, de manière toutefois à ne point faire de contraste. Je puis disposer de huit cents vers environ. Si vous en avez autant, cela formera un in-octavo dans le genre de ceux de Turquety, qui ne contiennent, au plus, que quinze cents vers chaque. Mais il est une chose à laquelle vous devez tenir comme moi : c’est que notre papier soit sinon très beau, du moins blanc et propre, et que l’impression ne défigure pas notre première œuvre. Il serait utile aussi que vous me parlassiez en détail du genre de publication à choisir. Tâcherons-nous de vendre la propriété littéraire ou de céder seulement la moitié des exemplaires au libraire qui se chargerait de l’impression ? Je vous avoue, mon cher Ami, que je ne suis pas exempt d’une certaine inquiétude sur tout ceci. Répondez-moi en détail sur la marche à suivre. Au reste, je me fie aveuglément à vous.

Je vous envoie, entre autres, une de celles de mes pièces que j’ai retouchées. Dites-m’en votre avis. La voici :



MENS BLANDA IN CORPORE BLANDO


Parmi ces jeunes fronts pleins de fraîches pensées,
Parmi ces purs regards, rayons mystérieux,
Dont s’enivrent toujours nos âmes oppressées,
Comme l’oiseau chanteur au doux réveil des cieux ;

Parmi ces pas charmants, qui ne touchent la terre
Qu’indécis et craintifs ; entre toutes ces voix
Que la candeur remplit, que nulle ombre n’altère,
Où murmurent la grâce et l’amour à la fois ;

Parmi ces blancs esprits des humaines vallées,
Dont la céleste image est gravée en nos cœurs,
Et qui passent au loin, illusions ailées,
Ainsi qu’un frais parfum offert à nos douleurs,


Il est un front plus doux, dans sa pose pensive,
Un regard plus empreint d’un mystère d’amour,
Un pas qui se souvient d’une aile primitive,
Une voix dont l’accent est d’un autre séjour ;

Cher ange, es-tu venu vers nous, de ta patrie,
Avec ce même nom, encens mélodieux,
Sourire du Seigneur ?... Doux ange, dans les cieux,
              Te nommais-tu Marie ?


Je crois avoir évité la fadeur. Dites-le-moi, mon cher Rouffet. Songez aussi que j’attends vos deux pièces avec impatience ; ne trompez pas mon espoir. Je vous enverrai les Hymnes sacrées de Turquety. Elles ne m’ont pas autant plu que ses premières œuvres, et leur succès a été bien éphémère. Comme on ne m’a pas encore rendu les Feuilles d’automne, il me serait difficile de vous les faire parvenir. J’oubliais de vous accuser aussi rimpossibilité d’un voyage à Lorient dans ce moment-ci ; je manque absolument de fonds, comme c’est assez mon habitude. Vous ne doutez pas, je l’espère, du sincère plaisir que j’éprouverais à vous voir ?

Robiou de la Tréhonnais a publié une longue rapsodie dans le vénérable Dinannais : Toujours de jeunes fleurs mourant avant de naître, ce vers amphigourique est l’oraison funèbre de la pièce : que notre oubli lui soit léger !

Écrivez-moi le plus promptement qu’il vous sera possible, mon bon Ami ; j’attends surtout des détails sur notre mode de publication.

Adieu, mon cher Ami, croyez en moi.

C. Leconte de l’Isle.



XXXI


Rennes, juillet 1839.


Mon cher Rouffet, avez-vous reçu ce que je vous envoyais par la diligence ? Que décidez-vous pour nos poésies ?

Écrivez-moi ; donnez-moi quelque nouvelle que ce soit, bonne ou mauvaise ; votre silence me gêne au-delà de toute expression.

Je compte sur vous.

Votre tout dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


XXXII


Je vous envoie mes vers, mon cher Ami ; n’oubliez pas de me donner les détails que je vous ai demandés. Comme j’espère que nous n’en resterons pas là, je vous envoie le plan d’un nouvel ouvrage pour lequel je vous demande votre collaboration. Il s’agirait d’un poème spiritualiste et artistique qui aurait pour titre : Les trois Harmonies en une, ou Musique, Peinture et Poésie. Dans ce poème, nous tâcherions de prouver que ces trois grandes parties ne forment qu’un tout, qui est l’art. Voici quel serait notre plan :

Invocation à l’harmonie générale ou l’art : cinquante vers ;

Chœur des esprits mélodieux ; chant d’Israfil : cent vers ; Chœur des esprits de la couleur ; Raphaël et Rossini : cent vers ;

Michel-Ange et Meyerbeer : cinquante vers ;

Chœur des anges de poésie : cinquante vers ;

Lamartine et Hugo, Dante et Byron : cinquante vers ;

Chœur des trois harmonies ; trois sonnets donnant quarante-deux vers.

Le poème aurait quatre cent quarante-deux vers.

C’est un sujet immense et magnifique ; voulez-vous m’aider de vos forces ? C’est sur vous que j’appuie un succès douteux sans cela.

Si notre premier ouvrage s’imprime, faites mettre à la fin du volume cette annonce-ci :

TROIS HARMONIES EN UNE

ou

Musique, peinture et poésie

poème spiritualiste et artistique

Pour paraître prochainement

PAR LES MÊMES


Dites-moi ce que vous pensez de tout cela.

Je vous enverrai les poésies promises aussitôt qu’on me les aura rendues. Écrivez-moi.

Votre ami pour toujours,
C. Leconte de l’Isle.


XXXIII


Rennes, juillet 1839.


Que tes accents sont doux, mon frère en poésie !...
Soit qu’un heureux rayon dore ta fantaisie,
Soit que ton vers facile épanche avec des pleurs
L’harmonieuse voix de tes jeunes douleurs !


Oui, mon cher Rouffet, vos vers sont tout harmonie et tout sentiment. Ne les oubliez pas dans le recueil.

Je suis heureux de vous voir si tranquille à l’égard de notre publication. Pourtant, croyez-moi ; nous éprouverons, sans doute, quelques difficultés qui, du moins je l’espère, ne seront pas insurmontables. Vous me demandez mon avis sur la vente totale ou le partage de l’ouvrage : je crois que nous ferions bien de le vendre, en retenant une dizaine d’exemplaires pour chacun de nous, et en exigeant, surtout, que le format, le papier et l’impression fussent tels que nous le désirons. Il serait peut-être bon d’en faire la proposition à un libraire de Lorient, puisque vous y êtes. Si cela ne lui convenait pas, nous essayerions ailleurs. Faites quelques lignes de prose, en manière de petite préface, mais, toutefois, sans mettre ce titre au dessus, car il est maintenant proscrit.

Dites-moi, mon Ami, votre avis franc et sévère sur les quelques vers que je vous ai envoyés par la diligence. Le plan du nouvel ouvrage pour lequel je vous demandais votre collaboration vous a été trop succinctement exposé pour que vous ayez pu le bien concevoir, et, comme j’ai réfléchi qu’un travail régulier gêne souvent l’inspiration, si cela ne vous convenait pas, je m’en chargerais et nous unirions encore nos poésies dans un second volume. Qu’en pensez-vous ?

Je crois que nous ferions bien de conserver pour notre premier ouvrage le titre : les Rossignols et le Bengali, car deux raisons combattent en sa faveur : d’abord — et ce n’est pas peu de chose aux yeux de la foule — ce sont deux mots qui frappent brillamment loreille et l’œil et qui promettent de la poésie ; puis ne trouvez-vous pas que le prologue et la dernière pièce adressée à nos vers encadrent assez bien l’ouvrage ? Je vous fais juge souverain en ceci, et j’attends votre arrêt.

À propos, vous me direz comment vous trouvez la bluette intitulée Rosée, Je crois y avoir mis assez de fraîcheur.

Robiou s’est plaint à moi, d’une manière lamentable, du silence ex-tra-or-di-nai-re que vous gardiez pour lui ; mais comme, au fond, c’est un garçon excessivement généreux, il est parti pour l’Angleterre en vous laissant son pardon.

Il y a environ un mois que je n’ai vu Mlle  Eugénie, et je ne me présenterai devant elle que notre ouvrage à la main. Je vous enverrai Turquety, en Hymnes sacrées, demain ou après-demain. Je vous assure, mon Ami, que je préfère, au centuple, la réalité telle que vous me l’offrez à toutes les illusions possibles.

Votre ami sincère,
C. Leconte de l’Isle.


XXXIV


Rennes, août 1839.


Puisque vous avez l’intention de quitter Lorient, mon cher Rouffet, j’ai pensé qu’il vous serait agréable d’avoir, à Rennes, la perspective assurée d’une place et de quelques leçons à donner. Je vais donc m’en occuper. M. Tranois, que vous connaissez, se chargera volontiers, maintenant qu’il part pour les vacances, de vous laisser comme répétiteur aux jeunes gens qui se préparent à passer leur examen au commencement de l’année prochaine ; et, à ma prière, plusieurs jeunes gens, plus capables que moi de s’informer s’il y a des places vacantes chez les notaires de Rennes, me communiqueront leurs découvertes que je vous soumettrai de suite. Vous sentez bien que, à part ma sincère affection, il entre beaucoup d’égoïsme dans mon fait. Ne vous aurai-je pas auprès de moi ? Dites si cela vous fait plaisir.

Vous avez raison, mon Ami, Le titre : les Rossignols et le Bengali me conviendrait mieux qu’à vous. Changeons-le donc pour : Cœur et Âme. Je mettrai quelque autre pièce à la place des vers Aux Rois. Renvoyez-moi vos poésies et les miennes, afin que je puisse les proposer aux libraires rennais. Quant à Dinan, il n’y faut pas songer ; je n’y voudrais pas faire imprimer une carte de visite, en admettant, contre toutes probabilités, qu’on fût capable de le faire.

Savez-vous ce que c’est que de faire imprimer par souscription ? Êtes-vous bien disposé à vous traîner à deux genoux devant des gens qui se soucient fort peu de vos vers, afin d’en obtenir de l’argent ? Pour moi, non seulement cela est au-dessus de mes forces, mais encore j’aimerais mieux ne jamais publier une ligne que de le devoir à la pitié du vulgaire. Que voulez-vous ? Si nous ne pouvons pas vendre nos poésies, nous resterons ignorés : ce sera la dernière et la plus cruelle de nos déceptions. J’ai fait une centaine de vers pour mon poème ; je vous enverrai la première partie, sur la Musique quand tout sera fini. Je ne parle pas de l’ouvrage entier. « Rien de si difficile, en poésie, que le commencement, si ce n’est la fin », a dit lord Byron ; j’en ressens maintenant toute la vérité.

Voici une petite romance, que J. Lemarchand s’est chargé de mettre en musique. Le connaissez-vous ? Il est de Lorient.



DOUX ANGE, AU DOUX NOM DE MARIE



Doux ange, au doux nom de Marie,
Dont chaque parole fleurie
Me rend le cœur harmonieux,
Sais-tu qu’à mon âme ravie
Un seul rayon de tes beaux yeux,
Rayon d’espoir, ouvre les cieux ?

Mon existence frêle et sombre
Est attachée à ta jeune ombre
Et reflète tes jours joyeux…
Oh ! sais-tu qu’à mes vœux sans nombre
Un seul rayon de tes beaux yeux,
Rayon d’espoir, ouvre les cieux ?…


Ah ! quand viendra l’heure d’ivresse
Où, souriant à ma tendresse,
Et penchant son front gracieux
Comme un parfum sur ma tristesse,
Diras : « Ce rayon de mes yeux
T’appartient ; il t’ouvre les cieux ! »


Vous voyez, mon Ami, que c’est une romance dans toute la force du terme, ce qui veut dire qu’elle ne signifie pas grand’chose. Cela n’empêche pas que je n’en possède encore deux ou trois autres comme cela ; je vous les montrerai quand vous viendrez à Rennes.

À propos, je n’ai pas besoin de vous dire que ma chambre et tout ce que je possède est entièrement à votre service. Souvenez-vous-en !

Mon Dieu, mon Ami, que ne sommes-nous J. Gérard en deux personnes ! J. Gérard, le pauvre d’esprit qui, après être resté onze années dans l’étable universitaire, mangeant des pensums en guise de foin, deviendra, j’en suis persuadé, directeur général, membre de la Légion d’honneur, homme considéré, payant deux cents francs de contributions !

Mais, hélas ! nous ne sommes que deux pauvres fabricateurs de vers alexandrins et autres, deux parias, deux inutiles surtout qui n’ont pas seulement vingt mille livres de rentes ! Gloire aux utiles ! Honte à vous, honte à moi !

Votre ami bien dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


XXXV



À UNE GALÈRE[2]


         Par les flots bleus, rubis, topaze,
         Émeraude que l’or embrase,
         Nacelle à la voile de gaze,
         Sous l’haleine du vent plaintif,
         Où va ta course fugitive ?
         Étoile de la mer pensive,
         Dis, vers quelle lointaine rive,
         S’envole son léger esquif ?

         Apprends-nous où ta fantaisie
         Promène ta grâce choisie,
         Brillant rayon de poésie ;
         Suis-tu le caprice du vent
         Vers l’ombre ou bien vers la lumière ?
         Carène frêle et passagère,
         Ta voile à l’éclat éphémère
         Veut-elle les feux du Levant ?


         Ah ! perle de l’onde azurée,
         Si vers l’aurore diaprée
         Tu touches la rive sacrée,
         Hélas ! que j’ai fui sans retour,
         Ô ma précieuse nacelle,
         À chaque souffle ouvre ton aile :
         Mon cœur te conduira vers elle,
         Car tu lui portes mon amour.



SOLITUDE


Silences de la nuit, temples de la pensée,
Immortelles clartés, lustres mystérieux,
Vous êtes beaux et doux à notre âme oppressée,
Quand ce reflet divin, le calme, prend les cieux.
Vous êtes beaux et doux, sommeil des monts sublimes,
Esprits, dont l’aile passe en nos rêves brûlants,
Aigles qui tournoyez au-dessus des abîmes
Et plongez tout à coup au sein des glaciers blancs.
Oh ! vous êtes si grands qu’à peine on peut vous croire.
Pourtant, tel est l’éclat de vos vastes splendeurs
Que l’âme, en son ivresse, unie à votre gloire,
Se surprend à rêver d’ineffables bonheurs !

Ô mon Dieu, se peut-il que l’homme vous renie !
Vous dont la main puissante a dispensé pour nous
Votre amour dans les cœurs, dans les cieux l’harmonie,
Sur la terre ces monts qui retournent à vous ?

Oh ! faites-moi mourir en cette heure si belle,
Où mon faible regard plonge en l’immensité,
Où votre œuvre terrestre et votre œuvre immortelle
Vous bénissent, Seigneur, par leur sublimité,
Oh ! faites-moi mourir ! Quelle qu’ait été ma vie,
Mon âme vous comprend, et je suis racheté !
Qu’elle monte vers vous, sans être poursuivie
De sa faiblesse ou bien de son iniquité !


Je vous envoie ces deux petites pièces, mon Ami, avant de vous communiquer la première partie démon soi-disant poème, que je n’ai pas encore achevée, quoique mon épilogue soit terminé : vous voyez que je commence par les deux bouts. Envoyez-moi donc quelques vers. Nous avons, toute chance possible pour la non-publication de notre premier volume ; car on exigera sans doute que nous fassions les frais de la première édition — en supposant qu’il y en ait une seconde — et nous ne sommes guère à même d’y mettre, pour le moins, douze cents francs, n’est-ce pas ? Malgré ma résignation toute philosophique, je n’aimerais guère à rester entièrement ignoré ; quand ne serait-ce que prouver à ma famille que je n’ai pas totalement perdu mon temps en France ; et puis, cela ayant été mon rêve continuel, je vous avoue que je ne sais pas trop si je prendrais ma déception en patience. Au reste, il ne faut pas se désespérer avant que le mal soit venu. Écrivez-moi et n’oubliez pas, mon cher Ami, de réunir pour le moins mille vers aux huit cents que je vous ai envoyés, car j’en ai bien deux cents à ajouter.

Adieu.

Votre ami dévoué,
C. Leconte de l’Isle.



TROIS HARMONIES EN UNE


À Charles Cliquot, artiste.


Ut pictura poesis.


Où nous faut-il chercher tes sources ignorées,
Grande voix qui descends sur les mondes, des cieux,
Qui, des mondes, te perds aux enceintes sacrées ?
Quel doigt te fait jaillir du clavier spacieux,

Ô douce enchanteresse, océan d’harmonie,
Soleil dont les reflets ont créé le génie,
Voile flottant au seuil de l’immortalité !
Universel esprit qui, de tes triples ailes,
Laisses tomber sur nous trois flammes immortelles :
                Parfum, mélodie et clarté ?

Es-tu le souvenir des clartés primitives ?
Es-tu l’écho sacré des cantiques d’en haut,
Comme un présent divin arrêté sur nos rives ?
Oh ! quand tu prends les cœurs, ne serais-tu plutôt
La parole de Dieu qui, passant sur sa lèvre,
Allume dans nos seins une ineffable fièvre,
                Le rayon de ses yeux,
Le miel de son amour qui jamais ne s’efface,
Ou le vase immortel où déborde la grâce,
                Comme une mer des cieux ?

Ah ! quel que soit ton nom, rayon, cantique ou rêve
Palpitants à la fois sous ton triple pouvoir,
Nous t’aimons sans retour, intarissable sève,
D’où jaillit notre aurore, où s’envole le soir !…
Car, tu fis de tendresse et de mélancolie
L’être mélodieux, l’oiseau de l’Italie,
Qui prit nom Rossini pour charmer son bleu ciel,
Ton parfum fit Pétrarque et Tasse de Sorrente,
Et, ravissant là-haut sa flamme plus ardente,
                Ta lumière fit Raphaël !


Pétrarque, Rossini, Raphaël ! ô poètes,
La terre tressaillit quand l’Harmonie en pleurs
Épancha trois rayons dont pour nous furent faites
Vos âmes qui, depuis, sont trois célestes fleurs…
L’une a la mélodie ineffable et divine,
Ce doux bruit qui, là-bas, puise son origine
Aux lèvres de rubis du séraphin chanteur ;
L’autre, nous effleurant d’une aile cadencée,
D’enivrantes amours parfume la pensée,
Et Sanzio surprend le regard du Seigneur !

Puis ces astres de l’art, ces colonnes du temple,
Rassemblant autour d’eux leur magique clarté,
S’unissent tellement à l’esprit qui contemple
Que nous les confondons dans leur sublimité.
Vieux Michel-Ange, dis, fier et sombre génie,
Mélange de splendeur, d’audace et d’ironie,
                Roi du pinceau de fer,
Entendrais-tu des cieux, comme un brûlant mystère,
Cette âme qui s’envole aux ailes du Tonnerre ?
                Elle a nom Meyer-Beer.

C’est elle qui, roulant des plaintes sépulcrales,
Par un divin prestige, esprit audacieux,
Mêle les cris d’en bas aux notes aurorales,
Le sanglot au parfum et les enfers aux cieux !
Ô Michel, c’est ta sœur, car cette âme sublime
Ainsi que toi mesure et l’éther et l’abîme…

De l’éclatante foudre elle note la voix,
Comme toi qui, trempant ton pinceau dans la nue,
Des immortels éclairs mis la flamme inconnue
                Aux voûtes des Pontifes-Rois !…

Grave et majestueux, dans la même auréole,
Mais plus haut cependant, plane un esprit divin :
À peine du passé la gloire le console,
Et comme sa douleur son nom est surhumain.
C’est le grand Florentin, mer à la vague ardente,
Qui maintenant aux cieux se roule indépendante,
Le sombre Alighieri,
Le tribun combattant pour la liberté morte,
Le Dieu qui, de l’enfer, brisa la vieille porte,
                Torrent de pleurs nourri.

Ô peintre du Giaour, toi, poète sévère !
Vous deux, qui cherchiez l’ombre et les orages noirs,
Toi, ceux de notre cœur, et toi, ceux de la terre,
Vous êtes deux éclairs qui brûlez dans nos soirs,
Ô Byron, ô Rosa, fils de l’onde marine !…
Masaccio, Weber, Corrège et Lamartine,
Enfants de l’harmonie, astres si glorieux,
Vous tous, venus à nous dans une heure céleste,
Hors un, vous n’êtes plus ; mais votre esprit nous reste,
                Comme un encens religieux.

Car votre esprit est frère, et l’élan de la gloire
En une même fois, rayons du grand soleil,
Emporte au même Éden votre char de victoire,
Quand vous vous réveillez du terrestre sommeil.
Sur d’autres univers vous planerez encore,
Car de votre génie immortelle est l’aurore,
Car votre sève à vous est dans l’éternité !
Car les anges du ciel, ces phalanges divines,
Donnent incessamment aux terrestres collines
                Parfum, mélodie et clarté !

Où nous faut-il chercher tes sources ignorées,
Grande voix qui descends sur les mondes, des cieux,
Qui des mondes te perds aux enceintes sacrées ?
Quel doigt te fait jaillir du clavier spacieux,
Ô douce enchanteresse, Océan d’harmonie,
Soleil dont les reflets ont créé le génie,
Voile flottant au seuil de l’immortalité,
Universel esprit, qui, de tes triples ailes,
Laisses tomber sur nous trois flammes immortelles :
                Parfum, mélodie et clarté ?



C. Leconte de l’Isle.



XXXVI


Rennes, août 1839.


Vous avez raison, mon Ami ; les premières strophes de mes Trois Harmonies sont vagues, sans doute, mais plutôt par l’expression que par la pensée ; car, essayant comme je l’ai fait, de descendre de l’harmonie universelle à ces trois branches artistiques : la musique, la peinture et la poésie, et personnifiant ces trois grands effets dans les plus grands musiciens, peintres et poètes, antiques et modernes, il était bien difficile, avouez-le, de particulariser la cause impalpable, invisible, incompréhensible même et que nous ne pouvons connaître que par ses œuvres ? C’est ce que je tâcherai de faire, cependant, dans la suite du poème.

Quant à mon autre pièce, elle est entièrement refaite. Dites-moi toujours ainsi votre sincère avis, mon cher Rouffet, et vous me ferez toujours un grand plaisir, puisque ce sera une preuve d’intérêt.

Le commencement de votre chant du matin est très frais ; il s’y trouve des strophes qui, comme celle-ci, sont fort belles :

Le soleil ! le voilà dans sa magnificence,
Un nuage de feu l’étreint avec amour,
L’orbe des cieux s’emplit de sa vaste présence,
Et, sublime, il s’élève en nous versant le jour…


Mais j’ai peur que vous ne vous éloigniez trop de votre sujet spécial, en chantant les louanges de Dieu comme créateur seulement ; c’est-à-dire que vous auriez dû, je pense, vous borner à décrire ou à louer le charme de l’aurore, et puis, comme vous l’avez fait, réunir le chant du matin et celui du soir pour bénir Dieu. Votre pièce n’est peut-être pas assez longue. Vous voyez que je suis encore plus sévère que vous. Tout cela n’empêche pas que vos vers ne soient charmants, comme d’habitude. Vous désirez, mon cher Ami, que je vous parle de Mlle  Eugénie et de ceux qui l’entourent. Ce me sera bien difficile, car il y a bien longtemps que je ne les ai vus. Mlle  Paul est fâchée avec moi ; Mlle  Liger tourne la tête pour que je ne la salue pas ; sa mère me fait une mine effroyable, et Paul lui-même est atteint de la froideur universelle. Il faut avouer que j’ai bien mérité tout cela par mon insigne impolitesse. Mlle  Chrétien était ici, il y a une ou deux semaines. Je sortais pour ainsi dire de chez elle, et je ne vais pas lui faire une seule visite !… Au reste,… ignoscenda quidem, scirent si ignoscere feminæ ! Mais lorsqu’elles croient leur petite vanité froissée, elles ne pardonnent plus. Ainsi soit-il ; comme elles voudront !…

Quoique vous deviez être lassé de mes interminables rapsodies, il faut que vous avaliez encore celle-ci. Pardonnez-la-moi ; je vous laisserai bientôt vous reposer de mes vers, quand je n’en aurai plus.

À UNE JEUNE INDIENNE


À Mlle  Amélie Delpit, ma cousine,
ceci est dédié.


Sous les palmiers, frais berceaux du vieux Gange,
Céleste enfant, quel rayon t’anima ?
De notre Christ es-tu quelque doux ange ?…
Ou de l’aurore, au souffle de Brahma,
Un blanc génie, aux ailes de topaze,
Abandonnant son palais dans les cieux,
Se cache-t-il sous ta robe de gaze,
Pour éblouir et notre âme et nos yeux ?

De ta venue apprends-nous le mystère ;
Cette senteur de la myrrhe et du miel,
Est-ce ton cœur qui parfume la terre,
Est-ce l’esprit qui regrette le ciel ?…
Ce long regard qui luit sous ta prunelle,
Toujours charmant, mais quelquefois pensif,
Reflète-t-il un séjour primitif,
Où s’entr’ouvraient les plumes de ton aile ?

Pardonne, enfant, nos désirs indiscrets ;
Mais la beauté du ciel même est l’image,
Et tout rayon qu’elle laisse au passage
Fait pressentir d’ineffables secrets.

Puis, quand du cœur reine est la poésie,
De son chef-d’œuvre il monte au Créateur…
Pardonne donc, ô perle de l’Asie,
Nous l’adorons dans ton être enchanteur !

Nous l’adorons quand tes lèvres frémissent,
Nous l’adorons quand, pliant tes genoux,
Pour le prier, tes jeunes mains s’unissent ;
Nous l’adorons quand s’arrête sur nous
Ton œil brillant de joie ou d’innocence ;
Lorsque, légère, ignorante de pleurs,
Laissant aller ta naïve existence,
Tu vis d’espoir, de rêves et de fleurs !…

Le colibri, diamant du feuillage,
Ainsi que toi chante, étincelle et dort ;
Ta rose aimée où l’aube a son mirage,
Ainsi que toi pleure des perles d’or…
Mais, comme lui, ne sois pas un prestige,
Un doux éclair qui vient, qui passe et meurt ;
Comme elle aussi ne quitte pas ta tige,
Frêle âme éclose aux lèvres du Seigneur !

Ah ! pourrait-il, d’une éphémère ivresse,
Flétrir les cœurs qui suivent ici-bas
Le bruit charmant ou l’ombre de tes pas ?
Pour leur laisser, enfant, non la tristesse,

S’il rappelait ton être harmonieux,
Mais le désir de mourir, à toute heure,
Pour espérer de trouver dans les cieux
Le bleu sentier qui mène à ta demeure !

Dieu ! permets-nous de contempler longtemps
Cet ange humain qu’un rayon fit éclore !
Permets, Seigneur, que ses traits éclatants
Gardent le feu de sa candide aurore…
Ou bien, du moins, si sa vie est un jour,
Ah ! que ce jour emplisse notre vie,
Et puis, alors, à la terre ravie,
Que l’âme au ciel remonte sans retour !

Sous les palmiers, frais berceaux du vieux Gange,
Céleste enfant, quel rayon t’anima ?
De notre Christ es-tu quelque doux ange ?
Ou de l’aurore, au souffle de Brahma,
Un blanc génie aux ailes de topaze,
Abandonnant son palais dans les cieux,
Se cache-t-il sous ta robe de gaze
Pour éblouir et notre âme et nos yeux ?



Voilà. Dites-moi, mon bon Ami, ce que vous pensez de cette bluette. En vérité, je vous demande pardon de vous faire payer d’énormes ports pour ne rien vous dire qui vous intéresse. Cependant, dans mes prochaines lettres, je réparerai, s’il se peut, ma faute.

Adieu, mon Ami, mon seul Ami !

Tout à vous pour toujours,

C. Leconte de l’Isle.


XXXVII



TRISTESSE


À ma mère.

« Les êtres jeunes
souffrent de leur jeu-
nesse ; l’inconnu les ap-
pelle. »

(Mme  A. Dupin.)


Si l’inquiet bonheur, ce charme du désir,
Ne produit qu’un plus cher, un plus calme plaisir ;
Si la mélancolie est douce au cœur tranquille,
La tristesse est amère et n’est point si mobile.
Le souvenir de ceux qu’on aimait autrefois,
Qu’on aime encor, sans doute, est bien pur..., mais parfois
Ce même souvenir oppresse la pensée ;
Et le vif sentiment d’une ivresse passée,
Le poids cruel et lourd de notre isolement,
Ce bonheur envolé qu’on revoit si charmant,
Qu’alors on dédaignait, comme une ardente flamme,
Tout revient éveiller la douleur en notre âme ;
Tout n’est plus qu’un reproche, un intime remords,
Et le cœur se flétrit devant ses propres torts.

Oh ! oui, je le sens bien ; la tristesse est mortelle,
Lorsque pas un ami, de sa main fraternelle,
Ne nous aide à tarir les pleurs que nous cachons !
Lorsque pas une voix, dans l’ombre où nous marchons,
Ne s’unit aux accents d’une vaine espérance !
Mon Dieu ! s’ils connaissaient cette intime souffrance
Qui leur brûle le front, aux pauvres isolés,
Tous ces hommes heureux, devant nous envolés,
Comme si la douleur marquait sur notre face
Le dédain souriant que nul pardon n’efface !
Mon Dieu ! s’ils savaient bien le malheur d’être seul !...
Car ce n’est pas l’ennui, comme un vivant linceul,
Qui dessèche la vie et nous fait chercher l’ombre :
Car, l’ennui, c’est le vide, oh ! c’est le penser sombre
Qui dans chaque blessure étend un doigt cruel,
Et tourne vers la nuit l’œil qui cherchait le ciel !


Ces hommes nous ont dit : « Vous êtes inutiles,
Au travail de l’argent vos mains sont inhabiles ! »
Le mépris de chacun poursuit notre existence,
Car nous ne savons pas voiler la conscience,
Car vers un but sacré notre esprit emporté
Aime à se dérober l’humaine vanité.
Ah ! pourtant si, moins durs à nos rêves de flamme,
Ils ménageaient enfin les désirs de notre âme ;
S’ils étaient indulgents, si d’intimes secours
Nous soulageaient parfois du fardeau de nos jours,

Abandonnant alors nos sentiers solitaires,
Entre nos mains pressant leurs deux mains tutélaires,
Ah ! nous irions, sans doute, ensemble et bien heureux,
Vers un large avenir à nous ouvert par eux !…
Mais cet espoir est vain ; la grande intelligence
Leur refusa du cœur l’instinctive puissance ;
Pour eux, l’utilité, c’est asservir le sort
Avec de fausses lois pour gagner beaucoup d’or ;
Leur âme est envolée avec amour, ivresses,…
Et sa place est restée à la soif des richesses.
Valent-ils mieux que nous ? Pourtant un noble élan
Vers la gloire et le bien, dans notre cœur brûlant,
Vit sans cesse ! et des pleurs quand nous sommes la proie,
Nous demandons à Dieu qu’il leur donne la joie !


Ah ! puisque nul ne veut comprendre ici nos cris,
Puisque devant nos pas on sème le mépris,
Puisque chaque homme, enfin, à notre âme altérée
De la pitié refuse une goutte sacrée,
Mon Dieu, rappelle donc tes trop faibles enfants,
Donne-nous le repos, le dernier, il est temps !…
Qu’ai-je dit ? N’est-il pas sur cette ingrate terre,
De dévouement sans borne un tendre et doux mystère,
Une étoile en nos cieux, et qui soudain nous luit
Quand, avec des sanglots nous marchons dans la nuit,
Un céleste parfum qui berce nos misères,
Dont la sève, l’amour, est au cœur de nos mères ?


Mon cher Rouffet, j’ai encore quatre-vingt-dix-huit vers environ à vous envoyer pour notre volume. Dépêchez-vous de recopier...

Votre ami,
C. Leconte de l’Isle.


XXXVIII


Rennes, août 1839.


Mon cher Rouffet, je viens d’écrire à Charles Gosselin, éditeur des œuvres de Lamartine, à Paris. Je lui demande s’il lui est possible de se charger de l’impression et de la vente de notre petit volume. Nous attendrons sa réponse ; mais dans le cas où il accepterait notre proposition, je vous engagerais à mettre le plus vite possible au net les pièces que vous désirez publier, afin qu’il n’attendît pas.

Pourquoi ne reçois-je rien de vous ?

J’ai là près de cent cinquante-six vers à vous envoyer.

Tout à vous,

Votre ami dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


XXXIX


Rennes, septembre 1839.


Je viens de faire, mon cher Ami, une absence de quinze jours employée à visiter un ancien camarade qui, de mauvais sujet qu’il était autrefois et de littérateur qu’il était dernièrement, est devenu notaire à Ériac, gros bourg situé à sept ou huit lieues de Dinan, dans les environs de Broons. À mon retour, qui a eu lieu hier soir, votre lettre m’a été remise.

Vos vers sont bien touchants, mon Ami. Ils ont reporté ma pensée vers l’île éloignée où j’ai vu ma mère, et je vous sais gré des larmes dont ils ont rempli mes yeux, car, après tout, le souvenir est une bien douce chose.

M. Gosselin m’a répondu très poliment qu’étant dans ce moment très occupé d’importantes publications, et malgré tout son désir d’être agréable à de jeunes littérateurs, il me remerciait de la bienveillante proposition que je lui faisais, etc., etc., ce qui veut dire : « Monsieur, faites-moi le plaisir de me laisser tranquille ; si j’écoutais tous ceux qui m’assomment de leurs livres inédits et de leurs noms inconnus, je me mettrais dans de beaux draps ! »

Somme toute, mon cher Rouffet, malgré le talent avec lequel M. Gosselin colore son refus, il nous repousse avec perte. Pour moi, je vais prendre le parti d’écrire une circulaire à quatre ou cinq libraires de Paris, c’est bien le diable si tous m’envoient la même réponse.

Soyez sans crainte sur les résultats de ma brouille momentanée avec les dames Liger. Nous y retournerons tous deux, en même temps, et elles me recevront comme si de rien n’était ; je les connais !

Persistez, mon Ami, dans votre résolution de venir ici, car le jour où nous recommencerons à vivre ensemble sera — sans emphase ni mensonge — le plus heureux et le plus beau de ma vie. Je ne vois que Lemarchand et Houein à Rennes ; avec l’un je discute théologie, avec l’autre je fais de la musique, avec tous deux je me distrais ; avec vous, mon cher Rouffet, je vivrai. Venez donc, comme vous me le faites espérer, vers le mois d’octobre.

Je ne vous envoie pas de vers, cette fois ; il faut que je sois plus reposé. Mon poème est trop vague, il m’inquiète beaucoup ; j’ai pourtant retouché ma première partie. Je vous enverrai aussi quelques petites chansonnettes que Lemarchand a mélodifiées.

Il vient de paraître un ouvrage d’un rabbin juif qui fait beaucoup de bruit et de sensation. Il parle du Messie à venir et nie Jésus-Christ par les prophéties elles-mêmes. Je vous en parlerai, quand je l’aurai trouvé et lu.

Il n’y a rien de nouveau en poésie. V. Hugo se tait, Dumas voyage, G. Sand de même, F. Soulié fait des feuilletons, etc. Il vient cependant de paraître un petit volume intitulé : les Premiers Chants de ma lyre, titre qui donne la mesure du talent de l’auteur. Répondez-moi, mon ami, et veuillez toujours venir à Rennes : Adieu. Tout à vous de cœur, pour jamais.

C. Leconte de l’Isle.



XL



À GEORGE SAND[3]


Lorsque de sa lumière harmonieuse et douce,
Le printemps parfumé réjouit dans la mousse
L’insecte anéanti longtemps par le sommeil,
Dans son frêle langage il bénit le soleil,
S’unissant par l’amour à l’hymne solennelle
Qu’exhale la nature en sa joie éternelle.
C’est ainsi que mon cœur, avec effusion,
T’offre tout bas l’encens de l’admiration,

Ô poète éclatant, âme que le génie
Fit d’un rayon d’amour, d’orgueil et d’harmonie,
Lyre où tombe un reflet de l’immortalité,
Qui chante dans l’extase et dans la majesté !...

Ah ! prêtresse de l’art, ta parole flamboie,
Ta parole est un ciel où mon âme se noie,
Un temple dont la base est faite de granit,
Où l’arabesque d’or à l’acanthe s’unit

Et dont le large dôme, inondé par la flamme,
Dans son ardent milieu voit rayonner ton âme,
Car le ravissement, d’un élan spacieux,
Entr’ouvre l’ombre humaine et révèle les cieux,
Quand l’esprit s’est plongé dans tes rêves splendides,
Indiana, Geneviève, ô mes anges candides,
Senteurs qui vous bercez dans l’ombre, et qui pleurez,
Toutes deux, miel divin pour les cœurs altérés,
Geneviève, Indiana, fleurs charmantes et frêles,
D’un Séraphin pensif formiez-vous les deux ailes,
Avant que dans son cœur le poète immortel.
Ne reçut vos parfums qui lui venaient du ciel.

Et toi, sublime esprit, éclair de son génie,
Mélange de beauté, de force et d’ironie,
Cœur éteint et brûlant, abîme, être inouï,
Dont le regard d’amour ou d’audace éblouit...
Création étrange, âme vierge et blasée,
Lelia, quelle es-tu, délirante pensée ?
Et toi, mystique Hélène, ô lyre que le vent
Fait vibrer dans les cieux comme un parfum vivant,
Hélène, réponds-nous, doux et profond mystère,..
Harmonieuse voix, es-tu bien de la terre ?

Ô Poète, pardonne à mon cœur enivré
De s’égarer ainsi dans ton rêve sacré ;
Pardonne, car de soi l’on n’a plus la mémoire,
Quand les faibles regards s’éblouissent de gloire ;

Car, lorsque de tes chants magnifiques et doux
Le retentissement se prolonge sur nous,
Il faut, tout débordant d’une extatique fièvre,
Se suspendre, pour vivre, au souffle de ta lèvre !
De l’abîme terrestre il faut surgir soudain,
Tendre d’intelligence à ton nom souverain,
Tremper sa plume aux feux dont la gloire t’inonde,
Et dire que sans toi périrait tout-un monde,
Le monde de l’esprit, orbe des divins airs,
Qui de toi, son soleil, reçoit ses mille éclairs !



Vous devez bien penser, mon cher Ami, que j’eusse préféré, sans doute, me rendre auprès de vous ; mais il m eût fallu pour cela le triple de la somme que demandait le voyage que je viens de faire, et c’était tout ce que je possédais pour le moment. Je prévois que votre seule arrivée à Rennes pourra nous réunir. Ainsi dépêchez-vous de prendre une décision, car les premières nouvelles que j’attends de Bourbon pourraient fort bien me donner l’ordre d’y retourner. Ceci n’est, au reste, qu’une simple présomption de ma part.

Votre petite pièce est bien gracieuse, mon Ami. Mais que je vous félicite encore sur votre morceau à votre sœur. C’est bien senti et bien exprimé. Je vous envoie une pièce à George Sand ; c’est plutôt un canevas qu’une chose achevée. J’ai l’intention, si vous la trouvez bien, de l’envoyer à la Revue des Deux Mondes. Ainsi dites-moi votre sincère avis.

Ah ! ça, que devient donc votre Papillon de nuit titre tant soit peu étrange, puisqu’il devait venir de l’Orient — excusez le calembour ? — Le phalène est donc mort avant de naître ? Donnez-moi de ses nouvelles.

Tout à vous de franche amitié.

C. Leconte de l’Isle.



XLI



LÉLIA DANS LA SOLITUDE[4]


Solitudes des nuits, temples de la pensée,
Des astres de la nue éclat mystérieux,
Vous êtes beaux et doux pour notre âme oppressée,
Lorsque le calme immense enveloppe les cieux ;
Vous êtes beaux et doux, sommeil des monts sublimes,
Anges qui, dans l’azur, ouvrez vos yeux brûlants,
Vieux aigles dont les nids penchent sur les abîmes,
Noirs monarques des glaciers blancs !…
Mais, plus belle et plus douce, ô splendeurs, une femme
Mêle à vos feux lointains les splendeurs de son âme,
Et dominant vos fronts de son front radieux,
Élève loin de vous un vol audacieux.


I


Lélia, voici l’heure où l’ombre solitaire
Met sur la neige bleue un reflet plus austère :

Que ton vol est lointain, que ta noble louange
Jette, vibrants et beaux, de parfums sans mélange,…
Alors que ces clartés dans les cieux jaillissant,
Doux lustres de nos nuits qu’allume un doigt puissant,
Et que nourrit sans cesse une immortelle flamme,
Pâlissant aux éclairs qui sortent de ton âme,
S’éteignent à la fois dans l’espace surpris
Dont les profonds échos rendent les vastes cris !…


II


Lélia, Lélia, tes sublimes pensées
S’abattent maintenant sur leurs ailes brisées
Par l’éclair souverain…
Aigle déchu mais beau, meurtri comme l’Archange
Dont l’orgueil fit pâlir la divine phalange,
Tu gardes son dédain !…
Lélia, Lélia, pauvre âme inconsolée,
Cœur éteint, lys flétri dans l’humaine vallée,
Cygne exilé des cieux…
Oh ! pleure, et doucement incline ta jeune aile,
Pour reposer bien loin de la voûte éternelle
Ton essor gracieux !…
Lélia, Lélia, merveille étincelante,
Ton souvenir, ainsi qu’une lame brûlante,
Se grave dans les cœurs ;
Météore éclatant qui jaillit dans notre ombre,
Âme faite d’airain, âme implacable et sombre.

Tu maîtrises tes pleurs !...
Lélia, Lélia, l’amour et l’harmonie
Se posaient sur ton front en guirlande infinie
De grâce et de beauté...
Leurs accents se berçaient sur des flots de lumière ;
Oh ! ne savais-tu pas que l’orgueil est poussière
Devant l’éternité ?...
À quoi bon, Lélia, tous ces regrets infimes ?
Ne laisse pas longtemps tes deux ailes sublimes
S’engourdir dans le deuil !
Vers le ciel irrité lève ta forte tête :
Le courage n’est beau qu’au sein de la tempête...
Le génie est l’orgueil !...


III


Oh ! quel que soit ton nom, délirante pensée,
Création étrange, âme vierge et blasée,
Lélia, c’est le soir, c’est le crêpe immortel,
Le sombre et beau linceul dont se couvre le ciel,
Le soir majestueux dont les splendides voiles
Semblent de noirs velours que percent les étoiles !...
Lélia, voici l’heure où le Monteverdor,
De rayons inconnus s’illuminant encor,
Antique et fier géant aux épaules charnues,
À la pose d’airain, dans l’infini des nues,
Dresse ses cheveux blancs et son front dévasté.
Roi des déserts glacés et de l’immensité !

Ô femme, les vivants dorment… Un grand silence
Par l’air et sur les monts abaisse une aile immense,
Dieu semble de son pied étreindre terre et cieux.
Quelques aigles, parfois, planent, silencieux,
Mais, tournoyant bientôt en spirales pressées,
Disparaissent ainsi que de grandes pensées…

Ô Lélia, tandis qu’aux bras d’un lourd sommeil,
Les hommes sont muets, ton âme prend l’éveil.
Le regard sombre et fier, du pied foulant l’abîme
Qui flamboie en la nuit, par le calme sublime,
Tu marches, forte et belle, et ta pensée en feu
Comme un astre exilé remonte au sein de Dieu !
Cœur éteint et brûlant, mystère, être inouï
Dont le regard d’amour ou d’audace éblouit…
Oh ! quel que soit ton nom, aigle des solitudes,
Ô front prodigieux, chargé d’inquiétudes,
Idole de Sténio, noble cœur de Crenmor,…
Être sublime et beau qui penses, quand tout dort,
Les yeux fixés longtemps dans l’espace indicible
Dont la splendeur saisit d’un élan invincible
Comme un aimant divin ta noble émotion,
Et te laisse plongée en contemplation…
Oh ! quel que soit ton nom, salut, âme infinie,
D’orgueil et de beauté, d’amour et de génie !




XLII


Rennes, octobre 1839.


Ceci, mon cher Ami, est l’épilogue de cette pièce que j’adressais à ma mère et dont vous avez reçu l’ébauche. Dites-moi si vous préférez ces vers-ci aux précédents :

Toujours, quand ma pensée, avec mélancolie,
Retourne à ces moments que jamais on n’oublie,
A l’âge où le soleil resplendit dans le cœur,
Où toute voix est douce et n’a rien de moqueur,
Où l’on aime, à travers le prisme de la joie,
L’horizon souriant qui dans les pleurs se noie,
Alors le souvenir, cet intime enchanteur,
Ramène sous mes yeux tout mon premier bonheur,
Puis, de l’aile essuyant les pleurs de ma souffrance,
Réunit le passé si doux à l’espérance,
Et, m’entr’ouvrant les cieux, évoque devant moi
Leur image à tous deux... Ô ma mère, c’est toi !

Et je dis : n’est-il pas, sur cette ingrate terre,
De dévouement sans borne un tendre et doux mystère,
Une étoile propice et qui, soudain, nous luit,
Quand, avec des sanglots, nous marchons dans la nuit,
Un céleste parfum qui berce nos misères
Et dont la sève, amour, est au cœur de nos mères ?


Si vous avez copié, mon cher Rouffet, les différentes pièces que vous destinez à l’impression, renvoyez-moi le tout par la diligence, car j’ai l’espoir de placer notre volume soit à Paris, soit à Dinan. Je viens d’écrire à mon oncle pour lui faire part de notre projet, et j’ai tout lieu de penser qu’il nous aidera.

Combien avez-vous de vers ?

Mon départ pour Bourbon n’est qu’une très minime probabilité, mon cher Ami ; mais je pourrais fort bien, d’un jour à l’autre, retourner à Dinan, car mon oncle semble le désirer. Pourtant il faut pour cela que je le désire aussi, et décidément je ne le désire pas. Quoi qu’il en soit, soyez sûr que nous nous reverrons auparavant.

Je viens d’expédier à Paris ma pièce à George Sand, augmentée et retouchée. Je ne sais si MM. les rédacteurs de la Revue des Deux Mondes l’imprimeront. Vous pourrez le voir dans dix ou douze jours, s’il existe à Lorient un cabinet littéraire qui reçoive cette Revue. Au reste, je vous l’écrirai.

Houein et moi avons le projet d’élever un pensionnat modèle. Il ne manque plus que ce qu’il faut pour le mettre à exécution : l’argent. Voulez-vous en être ?

N’oubliez pas de m’envoyer le précieux manuscrit : vos vers et les miens.

Adieu, mon Ami, tout à vous.

C. Leconte de l’Isle.


XLIII


Rennes, octobre 1839.


Pour avoir la certitude d’être imprimés il faut, mon cher Rouffet, que le libraire puisse lire nos vers ; or, ceci devient impossible, du moment où je ne les ai pas. Veuillez donc m’envoyer tout ce que vous avez copié jusqu’ici ; vous m’expédierez le reste ensuite. Vous devez sentir que l’éditeur ne s’engagera pas à se charger de l’impression du volume avant de juger par lui-même de ce qu’il renferme. Ainsi, croyez-moi, il est nécessaire que je puisse disposer sur-le-champ de nos poésies, lorsque celui qui acceptera notre ouvrage demandera à le voir…

Je vous avoue, mon Ami, que notre titre m’embarrasse beaucoup. Je n’aime pas trop les Effusions poétiques. D’un autre côté, Cœur et Âme est bien prétentieux, vu l’exiguité de notre œuvre. Creusez-vous la tête ; de mon côté, j’en ferai autant, et il faut espérer que nous trouverons quelque titre à notre mutuelle convenance…

Il faut vous dire, mon cher Ami, que Houein et moi avons eu le projet de nous associer à vous pour fonder à Quentin un pensionnat qui pût faire toutes les classes et qui eût été dirigé suivant la méthode d’enseignement la plus large. Houein est sur le point d’être reçu licencié es lettres, ce qui lui faciliterait l’exécution de ce rêve, et, avec neuf mille francs de capital, nous pourrions commencer dès l’année prochaine, avec cinquante élèves, deux maîtres d’étude, quatre professeurs, de mathématiques, de physique, de musique et de dessin. Houein se chargerait d’un cours de grec et de philosophie ; vous, d’un cours de langue latine et de littérature française ; moi, de la rhétorique, de la géographie et de l’histoire. Et, par-dessus le marché, nous ferions promesse d’un diplôme baccalauréatique au bout de trois ans, cela dans un prospectus papier rose, doré sur tranches !... Hein !

En attendant, M. Bussy, notaire à Rennes, a besoin d’un premier clerc, et je vais vous proposer à lui, si toutefois les appointements qu’il vous offrira vous conviennent. Je pense que cela n’ira pas à moins de cinquante francs par mois. Je vous le dirai dans ma première lettre.

J’attends une réponse de Dinan. N’oubliez pas de m’envoyer les poésies, ou du moins les miennes, si vous ne désirez pas me confier les vôtres ; car soyez persuadé que l’éditeur demandera à les lire.

Tout à vous de sincère affection.

C. Leconte de l’Isle.


Lemarchand va envoyer au Journal des Demoiselles la romance qu’il a mise en musique. Je vous l’enverrai.

XLIV


Rennes, octobre 1839.


M. Bussy, mon cher Ami, ne demande pas mieux que de vous accepter pour clerc ; mais il ne voudrait fixer vos appointements qu’après vous avoir interrogé sur ce dont vous vous occuperez chez lui.

Or, il me semble qu’il lui serait difficile de juger de votre cléricale capacité, dans les positions locales où vous vous trouvez réciproquement, n’est-ce pas ? Voyez donc, mon Ami, ce que vous avez à faire.

Je suis à classer nos poésies dans cet ordre-ci :

1. Prologue ;
2. Amour caché ;
3. Beauté cachée ;
4. Bretagne ;
5. Montagnes natales ;
6. Seize ans ;
7. Mens blanda ;
8. Le râle ;
9. Sonnet ;
10. Réalité ;
11. Une fleur du Gange ;
12. Bluette ;
13. Saint Jean ;
14. L’Espérance ;
15. Romance ;
16. Chant du matin ;
17. Lélia dans la solitude ;
18. Sonnet sur la femme ;
19. Sonnet-réponse ;
20. Ma pauvre mère ;
21. À George Sand ;
22. À une hirondelle ;
23. La fuite ;
24. Ce que j’aime ;
25. Il est un nom ;
26. Pensées du soir ;
27. Au soleil couchant ;
28. Dernier asile ;
29. Dernier nid de l’aigle ;
30. Sicut flos ;
31. La rosée ;
32. Souffrance et poésie ;
33. À ma mère ;
34. Désir du cœur ;
35. Souvenirs et regrets ;
36. Le cœur et la nature ;
37. Qu’un seul de tes regards ;
38. Ce qui est intime ;
39. À une galère ;
40. À Émile Guillerin, prêtre ;
41. À Ch. Adamolle ;
42. Dédicace ;
43. À nos vers.


Envoyez-moi quatre pièces, mon Ami, et nous arriverons à deux mille vers, compte rond.

J’ai déjà recopié jusqu’à la vingtième pièce, de la manière que vous m’avez indiquée, qui est celle, du reste, qu’emploient tous les éditeurs.

En classant nos pièces comme ceci, mon cher Rouffet, vous devez voir que nous unissons par la pensée des morceaux différents par l’expression, ce qui fait une œuvre une.

Deux Voix du Cœur en disent trop, je trouve. Aimeriez-vous ce titre-ci : Sourire et Tristesse ?

Pardonnez-moi de vous écrire si brièvement ; mais je suis tout à mon affaire, et j’ai tant écrit en m’appliquant que je ne puis plus tenir ma plume. Que cela ne vous empêche pas de me répondre bien longuement.

Décidez-vous à venir à Rennes, puisque voici une place trouvée.

Adieu. Tout à vous de bonne amitié.

C. Leconte de l’Isle.


Vous ai-je dit que j’étais retourné chez ces dames ?

Vos vers sont charmants, et notre petit volume aura bien son mérite.

XLV


Rennes, octobre 1839.


Oui, mon Ami, je suis retourné chez les dames Liger, mais seulement afin de pouvoir vous y accompagner, lorsque vous reviendrez ici, car je vous avouerai que Mlle  Eugénie, devenant plus visiblement laide de jour en jour, me cause plus que jamais une invincible répulsion. Je lui ai fait part de notre projet de publication et, à défaut de tout autre succès, nous pouvons, du moins, compter sur son suffrage qui, au reste, n’est pas à dédaigner, car elle a vraiment beaucoup d’intelligence.

M. Goa est chef d’escadrons à Douai ; M. Gourville est avocat à Redon ; et il ne nous reste plus que l’inamovible M. Cormier, si ce n’est le stupide Pimauri, jeune officier tout à fait intéressant, qui préfère à la poésie moderne les délirantes romances dont Colas et Colette, ou bien Mathurin et Fanchon, ou bien Jeannot et Suzon font tous les frais. Que Dieu veuille bien le prendre en sa sainte et digne garde !...

Eh bien ! avez-vous consulté les personnes dont vous me parlez ? Puissent-elles vous inspirer la résolution de ne pas me faire attendre trop longtemps votre retour à Rennes ! à moins que cela ne compromît vos intérêts.

Je reviens à mes moutons, c’est-à-dire à nos vers. J’en ai classé quinze cent quarante-cinq, y compris votre dernière pièce. Ainsi, mon Ami, veuillez arriver à deux cents vers environ, dans les trois dernières que vous avez à faire, afin que nous puissions promettre à notre éditeur deux mille lignes rimées. De mon côté, j’ai deux ou trois cents vers d’ébauchés, et cette suprême fournée complétera notre volume. Seriez-vous d’avis de faire une petite préface ? J’en ai commencé une que vous lirez quand vous viendrez à Rennes. Au reste, rien n’empêche que ce ne soit une post-face ; nous la mettrions aussi bien à un bout qu’à l’autre. Dites !

Notre troupe dramatique a débuté hier. Je ne crois pas que vous la connaissiez. C’est un coup du sort que nous possédions une semblable merveille en province ; nos acteurs ne seraient nullement déplacés à Paris. Nous avons surtout Mercier, notre premier comique, qui est à cent pieds au-dessus de Valmont, comme comédien, et Valmont n’était pas très mauvais, si vous vous en souvenez. Je suis toujours aussi fou du théâtre ; cela ne va qu’en augmentant.

J’oubliais de vous parler de vos derniers vers, mon Ami ; et pourtant cela m’eût fait bien plaisir. C’est un vaste sujet, savez-vous, que le cœur et la nature ? Je ne sais même si la base de toute poésie extérieure n’est pas là. Votre pièce est brève ; mais elle dit en peu de mots ce que vous auriez pu amplifier facilement. Elle est très bien ; vous avez toujours la même facilité d’expression.

Je m’occupe maintenant d’un sujet dont vous me parliez dans le temps, sur le paupérisme, ayant pour titre : Pour l’amour de Dieu ! Au reste, je ne prendrai ce titre que si vous le permettez ; car il vous appartient. Avez-vous travaillé ce canevas-là ?

Écrivez-moi vos résolutions sur votre retour.

Adieu, tout à vous de cœur et d’âme.

Votre ami,
C. Leconte de l’Isle.


XLVI


Rennes, novembre 1839.


Je vous plains, mon Ami, je vous plains bien sincèrement d’avoir à supporter la vie que la nécessité vous a imposée, car ce que vous éprouvez maintenant de souffrance intime et de regrets douloureux sera longtemps encore votre triste partage ; et je vous le dis avec conviction, la patience ne vous viendra qu’à l’heure où vous oublierez une sphère plus élevée. Sa première apparition dans votre âme verra la mort de toute votre poésie. En face d’une semblable alternative, il faut une résolution énergique. Oubliez pour toujours, ou suivez le cours de votre destinée.

Ô joies de la libre pensée, longs et doux rêves que nulle ombre n’obscurcit, ravissements inaltérables, oublis de la terre, apparitions du ciel, que sont près de vous le bien-être matériel de la considération des hommes ? Ivresses intelligentes, que sont près de vous leurs grossiers bonheurs ?

Ils vous traitent d’inutilités, les insensés ! Et cette injure qu’ils vous jettent d’en bas devient leur propre châtiment, car elle donne la mesure de leur âme. Présents divins, parfums consolateurs, qu’importe à la pensée que vous avez choisie les blasphèmes de la foule ? Vous emporterez trop haut pour qu’ils parviennent jusqu’à elle.

Ô rayon de la poésie, vous brûlez parfois ; mais la souffrance que vous causez n’a rien de commun avec la douleur terrestre. Vous blessez et guérissez tout ensemble... Ô rayons, vous avez des ailes dont le souffle embaumé rafraîchit votre propre flamme.

Nous suivons une vie de pleurs et d’angoisses amères ; le sol est couvert de ronces et de pierres, et nos pieds sont nus ; mais, que vous veniez à vous reposer dans notre cœur, pleurs, angoisses, blessures disparaissent ; car vous êtes aux lèvres de l’âme un avant-goût des félicités du ciel.

Ô joie de la libre pensée, ô longs et doux rêves que nulle ombre n’obscurcit, ravissements inaltérables de la terre, apparitions célestes, à vous le songe de ma vie humaine, à vous le dévouement de mon intelligence bornée, à vous la réalité de mon existence immortelle !

Venez donc, mon cher Ami, venez le plus vite possible. Que vous importe de rester ainsi à Lorient, puisque vous n’espérez plus une meilleure place ? Je n’ai pas encore écrit à Paris. J’attends que l’œuvre soit terminée totalement. Que vous seriez un charmant garçon de m’apporter vous-même vos quatre dernières pièces ! Ces dames me parlent toujours de vous avec beaucoup d’affection ; elles vous attendent. Venez ; Houein, vous et moi, nous prendrons notre pension ensemble, vous vous logerez à côté de moi. Donnez-moi donc le jour positif où vous arriverez ici.

Écrivez-moi sans trop tarder.

Adieu, tout à vous de cœur.

C. Leconte de l’Isle.


XLVII


Rennes, novembre 1839.
À NOS VERS


Allez, frêles accents de nos âmes pensives,
Qui nous êtes si doux,
Allez mourir plus loin, ô notes fugitives,
Feuilles, envolez-vous !

Oh ! si les rossignols, ces lyres immortelles,
Protégeaient un seul jour
Votre destin fragile à l’ombre de leurs ailes,
Qu’au soleil de la gloire a fait briller l’amour,

Oh ! vous pourriez alors plus tard renaître encore
Et, plus harmonieux,
Aux plaines d’ici-bas chanter toute l’aurore,
Et le soir dans les cieux !

Mais non ; vous passerez comme deux voix amies,
Qui loin d’autres accents, loin du bruit d’autres pas,
De doux rêves, d’espoirs, d’illusions flétries
S’entretiennent tout bas ;


Comme deux souffles purs au vallon solitaire,
Qui confondent leur plainte et leur essor léger,
Deux fleurs que les destins ont uni sur la terre
Et qui rendent au ciel un parfum passager ;

Vous passerez sans gloire et non pas sans ivresse :
Pour sourire et pleurer il faut joie et douleur,
Et vous avez connu l’amour et la jeunesse,
Ô vous, sourire et pleur !

La vie est un chemin ou lumineux ou sombre :
Force ou fragilité,
Allez donc dans Fespoir et dans l’humilité,
Le sourire est rayon et la tristesse est ombre !

L’oiseau dont le printemps fait éclater la voix,
Qui voltige, inconstant, au parfumé feuillage,
Laisse-t-il un écho ? la brise dans les bois,
Trace de son passage ?

Non ; l’accent de l’oiseau naît, s’élance et se perd ;
La brise aux ailes fraîches
Ne fait que s’envoler et, sur les feuilles sèches,
Souffle le vieil hiver.

Allez donc, frêles chants de nos âmes pensives,
Qui nous êtes si doux ;
Allez mourir plus loin, ô notes fugitives.
Feuilles, envolez-vous !


Dites-moi, mon cher Ami, ce que vous pensez de ceci. Votre sonnet est délicieusement intime, ou plutôt c’est l’intimité même. Puisqu’il faut que je prenne patience, malgré moi pourtant, je patienterai, en attendant votre arrivée ; mais, pour Dieu, ne me faites pas trop longtemps souffrir ! Lorsque vous viendrez, tous nos amis seront réunis ; je leur ai fait part des lignes que vous leur adressez, et ils me prient de vous assurer de la réciprocité de leurs sentiments d’amitié. Voilà. Mais, j’oubliais ! Jusqu’à l’ami Robiou de la Tréhonnais, ancien seigneur — par ses ancêtres — de nombreux manoirs crénelés et de quelques centaines de vassaux, aujourd’hui prolétaire, prosateur en herbe et poète en perspective, lequel désire vivement renouveler la connaissance que vous aviez ébauchée ! Vous l’augmenterez et la retoucherez.

Il n’y a rien de nouveau ici, si ce n’est la vogue de la troupe dramatique de Tony. Vous le verrez. Le Foyer continue à être aussi stupide qu’autrefois. Je viens de lui envoyer une bluette que vous connaissez : À une galère. Il ne manquait plus que cela, n’est-ce pas, pour compléter sa nullité ? Si vous trouvez que je m’adresse de trop injustes injures, je vous donne l’autorisation de me consoler, mon Ami.

Écrivez-moi encore, puisque le destin retarde ainsi votre arrivée.

Tout à vous d’amitié dévouée.

C. Leconte de l’Isle.


XLVIII


Rennes, novembre 1839.


Je commençais à m’étonner, mon Ami, que la fleur cachée sous les ronces, le rayon de soleil qui luit dans un ciel sombre, le chant mystérieux qui console des rédactions d’actes, le rêve d’un bonheur secret, aux lieux mêmes où l’on souffre, que tout cela enfin ne se formulât pas en un seul et même regret qui, au fond, n’est que celui de la souffrance ; car vous aurez beau dire, l’homme d’une nature exceptionnelle aime à être malheureux, et c’est bien facile à concevoir : des causes opposées ne peuvent nécessairement produire des effets identiques, l’âme du poète est faite d’un sentiment de douleur et d’espérance, celle de l’homme positif d’un instinct de joie et de présent : comment pourraient-elles se rencontrer ?

Je suis charmé, mon cher Rouffet, que les strophes ajoutées vous aient plu ; j’en suis aussi satisfait. Nos amis vous attendent avec impatience, et vous les rencontrerez à votre descente de voiture. À propos d’amis, il faut vous avertir qu’on vient de me présenter le rédacteur du Foyer, Émile Langlois. Je ne sais encore quel homme cela peut être. Lorsque vous serez ici, je vous le ferai connaître. J’attends encore votre arrivée pour un autre motif plus grave, et, comme je ne veux point avoir de secrets pour vous, il me tarde de vous confier une lettre de Bourbon qui peut influer sur le reste de ma vie, comme sur le repos entier de ma conscience. Si vous saviez les craintes, les remords, les vaines espérances qui me torturent ! Tenez, je n’ai pas le courage de vous écrire tout cela ; je n’ose pas ! Quand vous serez près de moi, vous connaîtrez tout ce qui me tourmente par vos propres yeux.

Robiou de la Tréhonnais est un jeune homme qui commence à me chauffer les oreilles d’une furieuse manière. Imaginez-vous que, il y a six ou huit mois, il m’emprunte un soir mon manteau pour se garantir du froid en voiture. Je le lui prête, et, malgré mes demandes consécutives, malgré l’hiver qui commence, malgré ses promesses, il continue à le garder. Je finirai par le faire assigner.

Lemarchand est disparu depuis quelques jours, pour aller je ne sais où. Drouin n’arrive pas, Robiou non plus ; il ne me reste que Houein et Paul Birgkmann, dont le premier est un attentissime garçon et l’autre un bon vivant, gros au moral comme au physique, parlant sa langue comme les épouses des taureaux d’Espagne ; du reste, bon camarade, dévoué de même, commençant à faire passablement des armes. Il désire fort vous connaître.

Désignez-moi, dans votre dernière lettre, le jour définitif de votre arrivée, afin que nous vous recevions en corps. Je regrette que vous n’assistiez pas à la première représentation du Naufrage de la Méduse, drame qui a eu un immense succès à Paris : ce sera pour jeudi. Mais j’espère que, lorsque vous arriverez, les représentations continueront.

Vostro amico,
C. Leconte de l’Isle.


XLIX


Rennes, décembre 1839.


Vous tardez trop, mon cher Rouffet ; plus tôt vous arriverez, plus vous aurez de chances d’emploi. Je conçois tout le plaisir que doit vous causer votre séjour dans les lieux de votre naissance ; mais jouissez doublement vite de votre passage à Auray, si vous désirez trouver une place aussitôt votre arrivée.

Théodore Drouin et Lemarchand sont partis avant-hier : l’un pour Dinan, et l’autre pour Dieppe, où il vient d’être nommé surnuméraire de l’Enregistrement. Ainsi vous ne les connaîtrez pas encore, si ce n’est Drouin que nous irons visiter, dans un moment opportun pour tous.

À propos, je viens de faire la connaissance du signor Barbieri, pittore ilaliano, élève de l’École de Rome, qui vient de faire un beau portrait de Drouin : vous le verrez.

Comme je vous l’ai écrit déjà, j’ai donné une petite pièce de vers au Foyer ; c’est une Fleur du Gange, commençant par ce vers :


Sous les palmiers, frais berceaux du vieux Gange…


Cette bluette a eu, m’a-t-on dit, quelques succès parmi ceux et celles qui lisent des vers : — grand bien me fasse !

Je vous présenterai à Langlois, le rédacteur du Foyer ; c’est un bon garçon, et vous lui ferez parfois l’aumône poétique.

Robiou imprime comme un tigre royal dans le vénérable Dinannais, journal agricole ! Il ne va que par cent et deux cents vers, plus pitoyables les uns que les autres. C’est à mourir de rire et d’ennui tout ensemble.

Notre manuscrit est encore inachevé : il lui manque huit pièces. Nous aurons à choisir sur les cinq ou six morceaux que j’ai terminés, et dont voici les titres :

Une Étincelle orientale, quatre-vingt-cinq vers ;
Au Croyant, cent vers ;
Dédicace, vingt vers ;
À nos vers, quarante vers ;
Une Romance, trente-six vers ;
Trois Harmonies en une.


Nous lirons tout cela ensemble, et vous choisirez. Il nous manque aussi une préface : travaillez-la.

Allons, mon Ami, arrachez-vous d’Auray ; mon amitié, votre intérêt surtout vous appellent ici ; écrivez-moi de suite et fixez le jour de votre arrivée.

J’ai froid aux doigts ; aussi c’est à eux qu’il faut s’en prendre si vous ne pouvez me déchiffrer.

Adieu, ou plutôt, à bientôt.

Tout à vous.

C. Leconte de l’Isle.


— Houein vous procurera, sans doute, des leçons ; il connaît le monde instructif à Rennes.

L


Rennes, décembre 1839.


Mon cher Ami, me voilà dans une singulière position. Imaginez-vous que je reçois, ce matin, une lettre de mon aimable oncle, où il me marque que, n’ayant plus que quatre à cinq cents francs disponibles en ma faveur — attendu que mon père me témoigne, par le manque de fonds, son mécontentement de mon peu d’aptitude à l’étude du Droit — il défend à Paul Liger de me donner le moindre argent et de payer autre chose pour moi que ma chambre et ma pension, jusqu’à la fin de la somme ci-dessus mentionnée. Que dites-vous de cela ?

Je vais donc goûter d’une nouvelle existence, je vais donc vivre de mon propre travail, ce, qui me paraît peu probable, cependant, car je ne suis bon à rien, si ce n’est à réunir des rimes simples ou croisées, lequel travail n’a pas cours sur la place, a dit Chatterton. Quoi qu’il en soit, venez samedi, mon cher Rouffet ; nous causerons longuement de tout cela, et peut-être trouverons-nous le moyen d’obvier à notre détresse. Je serai à l’Hôtel du Commerce, où vous descendrez, je pense, à huit heures précises du matin ; vous pouvez y compter.

Apprenez, mon Ami, que la ville est maintenant dans un violent état d’exaspération. En voici le motif :

Il y a huit jours environ, une jeune fille de treize à quatorze ans est arrêtée, près de l’hôtel de la Corne-de-Cerf, par deux jeunes gens couverts de manteaux. Ils la conduisent sur le bord de la rivière, et, après l’avoir violée d’une infâme manière, ils lui ouvrent le bas-ventre pour constater, à ce qu’il paraît, un fait d’anatomie.

Le peuple s’est effrayé de ce crime, car ce n’est pas la première tentative de ce genre ; et, maintenant, il insulte et maltraite tous ceux qui sortent avec leurs manteaux. Moi-même j’ai été hué, ce qui ne m’amusait pas extraordinairement, par la sainte populace du quartier, hier matin. Voilà.

Je regrette fort que vous ne puissiez assister, après-demain, à la dernière représentation de la troupe dramatique ; elle nous quitte pour toujours, dit-on, et c’est bien la meilleure, sous tous les rapports, que nous ayons eue depuis longtemps. À samedi donc, mon ami ! Vous trouverez peut-être Houein avec moi, quand vous arriverez.

Au sincère plaisir de vous revoir bientôt.

Votre ami,
C. Leconte de l’Isle.


Veuillez, mon cher Ami, avoir la complaisance de vous informer, à Auray ou à Sainte-Anne d’Auray, du nom du fabricant de pipes qui doit y résider[5]. Vous me rendrez service.

LI


Rennes, février 1840.


Il paraît décidément, mon vieil Ami, que vous me gardez une solide rancune ; je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être attendez-vous que je vous écrive le premier. Eh bien ! si cela peut adoucir votre susceptibilité, soyez satisfait ; je tiens beaucoup plus que vous à ce que notre correspondance et surtout notre amitié ne cessent pas encore. Quels que soient vos griefs, j’espère que vous voudrez bien les oublier comme je le fais moi-même. Je suis un très vilain être, c’est vrai ; mais je ne vous suis pas moins très attaché pour cela. Sondez donc votre amitié et, s’il en reste un tant soit peu, écrivez-moi.

Tout à vous.

C. Leconte de l’Isle.


LII


Rennes, mars 1840.


Vous l’avez dit, mon cher Rouffet : nous sympathisons beaucoup mieux de loin que de près. Il n’est pas difficile de deviner pourquoi. Vous êtes, au fond, un excellent garçon ; mais jamais je n’ai rencontré votre égal en originalité. De mon côté, je suis emporté de caractère, et considérablement fatigué des autres hommes : il était donc impossible que nous puissions vivre en bonne intelligence. Notre correspondance sera naturellement dégagée des mille et une minuties de la vie matérielle, et nous ne nous en porterons que mieux sous le rapport intellectuel ; car, vous le pensez aussi, n’est-ce pas ? nous sommes plutôt faits pour nous entendre de l’âme que de vive voix. Continuez donc à m’écrire.

Quelques jeunes gens viennent de fonder ici une revue purement littéraire, sous le titre de : la Variété ; ainsi je compte sur vous pour y faire insérer des articles en prose et en vers. Je me chargerai de les faire recevoir. Au reste, ces messieurs vous connaissent déjà et seront charmés de votre obligeance. Je viens d’achever une petite pièce sur le Christ enfant que je compte faire imprimer dans cette revue ; mais, comme elle ne recevra qu’une pièce de vers par livraison, je travaillerai peut-être un sujet en prose que je vous soumettrai. Si vos occupations vous le permettent, ou plutôt, mon pauvre Ami, si votre douleur de tous les jours vous laisse un moment de repos, songez à me communiquer ce que vous ferez ; ce sera toujours avec bonheur, n’en doutez pas, que je recevrai de vos nouvelles — sociales, intimes ou littéraires.

Vous avez mal fait, peut-être, de ne point accepter la place que vous offrait M. Prigent ; c’était une position réelle et lucrative qui ne vous eût nullement empêché de traiter pour une étude dans votre pays. Mais, enfin, puisque vous avez cru devoir agir autrement et c’est un parti définitif, il ne me reste qu’à vous souhaiter bonheur et prospérité. Soyez persuadé, mon bon Ami, que plus votre sort deviendra heureux, plus je me féliciterai de vous connaître assez pour vous en témoigner ma joie.

Ne m’oubliez pas.

Votre ami dévoué,
C. Leconte de l’Isle.


Je fais mon Droit depuis le mois de janvier. Houein vous dit deux mille choses énormément aimables.

LII


Rennes, avril 1840.


Que devenez-vous donc, mon cher Rouffet, que vous ne m’écriviez pas ? Vos affaires notariales vous occupent-elles sans trêve, ou bien avez-vous trouvé dans ma dernière lettre quelques expressions qui ont encore froissé votre sensible susceptibilité ? Je me souviens, en effet, que mes dernières lignes étaient un peu équivoques ; elles semblaient une conclusion, n’est-ce pas ? et pourtant, mon Ami, veuillez ajouter foi à ma promesse, jamais mon intention n’a été telle. Avant-hier, Houein et moi, nous causions de vous et nous nous étonnions du silence que vous gardez encore ; c’est alors qu’il me rappela la fin de ma lettre et qu’il m’assura qu’elle seule devait occasionner votre refroidissement. S’il en est ainsi, mon cher Rouffet, vous devez me sacrifier votre susceptibilité froissée, car je ne suis nullement coupable d’intention ; j’ai mal exprimé mon désir de vous voir heureux, voilà tout. Je compte donc sur votre prochaine réponse.

On vient de fonder ici une revue littéraire, la Variété et depuis trois jours je fais partie du Comité de Rédaction. C’est donc en son nom que je vous prie de joindre votre talent poétique à nos faibles forces. Si vous n’avez pas renoncé à la littérature, veuillez, comme un gage d’oubli amical, m’expédier dans votre première lettre un morceau de prose ou une pièce de vers que je soumettrai au Comité de Rédaction, qui ne pourra manquer de recevoir l’un ou l’autre par acclamations. Notre première livraison contiendra une pièce de moi sur l’Enfance du Christ. Je vous la ferai passer ainsi que celle où vous aurez été imprimé.

Autre nouvelle. J’ai mis à exécution le projet de poème dont je vous avais parlé, et j’ai fait insérer un fragment de mon œuvre dans l’Impartial de Dinan. Ses rédacteurs ont eu l’indulgence de me faire un article beaucoup trop flatteur, mais qui ne m’en a pas fait moins de plaisir pour cela. Vous voyez, mon cher Ami, que l’horizon semble devenir moins sombre pour mes espérances de publicité. Mon poème a déjà huit cent huit vers que vous ne connaissez pas, à l’exception des Montagnes natales, que j’ai augmentées et encadrées dans mon plan et que l’Impartial a publiées.

Répondez-moi, mon vieil Ami. Plus de brouille entre nous. Je puis être un vilain être, mais je vous aime et je vous admire beaucoup aussi.

Tout à vous d’amitié dévouée,

C. Leconte de l’Isle.


LIV


Rennes, avril 1840.


Je suis profondément peiné, mon pauvre Ami, des mauvaises nouvelles que m’a apportées votre lettre. Le malheur vous poursuivrat-il donc toujours ? Vous devez sentir que votre position à Hennebont, comme clerc, ne peut vous offrir qu’un avenir de tourments et d’ennuis. Les dames Liger se sont empressées, lorsqu’elles ont appris que vous m’aviez écrit, de me demander quelle était votre situation présente, et elles ont été vivement affectées, car vous leur avez inspiré une sincère amitié. C’est donc autant en leur nom qu’au mien que je vous supplie de vouloir bien écrire à M. Prigent, qui demeure, comme vous le savez, sur les petits fossés, à Dinan, que votre arrangement pour l’achat d’une étude étant une affaire manquée, vous le priez de vous faire savoir si la place qu’il vous avait promise est encore vacante. Je ne doute nullement, et ces dames pensent, comme moi, qu’il ne vous réponde d’une manière satisfaisante. Dinan vous offre mille avantages sous tous les rapports.

Mon oncle se fera toujours un vrai plaisir de vous être utile et agréable, et vous savez que son influence est grande à Dinan. Que le désir bien naturel de rester dans votre pays, parmi les vôtres, ne vous empêche point de vous créer un avenir plus heureux ; ce serait une faiblesse impardonnable. Faites cela, mon Ami, au nom de votre bonheur même, au nom de notre amitié ! Les dames Liger seront heureuses de votre décision, et vous devez être moins malheureux, quand ce ne serait que pour leur prouver votre reconnaissance.

Je compte formellement sur une lettre de vous à M. Prigent. S’il vous accorde de nouveau cette place, rien ne devra plus vous retenir chez vous, à moins que ce ne soit un motif fort honorable, le manque d’argent ; mais Paul Liger se fera un plaisir de vous avancer la somme qui vous sera nécessaire.

Notre revue, la Variété possède pour rédacteurs MM. Ch. Bénézit, E. Alix, Masson, Burol et moi, Leconte de l’Isle. Bénézit s’est chargé des Nouvelles ; Alix n’a pas fait grand’chose jusqu’ici ; Masson et Burol sont deux ostrogoths, et moi je donné deux articles à notre seconde et prochaine livraison, qui paraîtra le 1er mai. Notre première a été composée de raccroc ; le Comité de Rédaction n’était pas encore organisé ; c’est un vrai galimatias, à l’exception de l’introduction par M. Nicolas, qui est un fort beau morceau de style, et une petite pièce d’Alix, qui est aussi fort bien. Je vous enverrai cela, ou plutôt vous viendrez le lire ici. Vous verrez sur le dos de la brochure ces mots curieux :

« Malgré le vif désir que nous avons de nous rendre les interprètes de la jeunesse laborieuse et amie des arts, nous prévenons nos lecteurs que le Comité de Rédaction n’admettra les articles qu’après un examen scrupuleux. »

Les morceaux que vous m’enverrez, mon cher Ami, seront insérés dans la troisième livraison, attendu que celle-ci est complète. Faites-nous donc une Nouvelle bretonne. Je ne vous parle pas de poésie ; il va sans dire que vous nous communiquerez quelques pièces aussi poétiquement charmantes que la bluette que j’ai reçue ce matin.

À propos, Drouin est parti d’ici avec votre manuscrit, qu’il m’a enlevé avec tant de subtilité que je ne m’en suis aperçu que deux jours après. J’ignore complètement dans quel lieu il se trouve, et je crois que sa famille n’en sait pas plus que moi. C’est un cerveau brûlé ; mais il a du génie.

Il me serait difficile, mon cher Rouffet, de vous communiquer la première partie de mon poème, car tout se tient, ou plutôt, car rien ne forme encore un tout. J’ai huit cents vers ébauchés, et tellement ébauchés qu’ils ont été écrits au net du premier coup ; ce sont de rudes blocs dont je ferai peut-être une statue, bonne ou mauvaise.

Pensez à la prière que je vous ai adressée, mon cher Ami ; écrivez à M. Prigent : vous avez tout à gagner ainsi, tout ! J’attends avec impatience une réponse. Puisse-t-elle être favorable à mon vœu le plus ardent : votre bonheur.

Adieu, mon Ami. Croyez en mon affection dévouée.

C. Leconte de l’Isle.


LV


Rennes, 9 mai 1840.


Je ne vous ai pas répondu de suite, mon cher Ami, parce que les collaborateurs nous ont manqué et que C. Bénézit et moi avons été obligés de remplir la revue à nous seuls, et encore notre pauvre publication est-elle bien aventurée ! Après notre seconde livraison, je doute fort qu’elle continue. Le nombre des abonnés, à six francs par an chacun, est loin de couvrir nos frais, qui se montent, pour l’impression seulement, à cinquante francs par mois ; et nous n’en avons que quarante — abonnés, s’entend. Ce qu’il y a de plus palpitant, c’est que nous venons d’écrire à Charles Nodier pour obtenir son patronage.

Ce ne sera probablement — s’il nous répond — qu’un autographe de plus joint à ceux que nous n’avons pas. C’est dur, mais…

Je vous ferai parvenir notre seconde livraison, nonobstant sa discontinuité. Je viens d’expédier encore à l’Impartial de Dinan un fragment de mon poème intitulé : Amour et Bretagne. Ce n’est pas dénué de poésie ; je vous ferai parvenir cela.

Victor Hugo a publié les Rayons et les Ombres ; les journaux disent que c’est sublime et je le crois sans peine. George Sand a fait représenter un drame, Cosima sur le Théâtre Français : j’en ai fait une critique dans notre présente livraison, sous le pseudonyme de Léonce ; ajoutez un t et vous aurez Leconte, en faisant l’anagramme.

Voilà, mon vieil et cher Ami, les plus récentes nouvelles littéraires ; qu’en dites-vous ?

Ah ! à propos de littérature, Houein est maintenant maître d’étude au collège de Lorient. Écrivez-lui.

Théodore Drouin est perdu, éclipsé, évaporé au fin fond de la Touraine. Il m’a écrit ; je lui ai répondu, et j’attends sa réponse.

Je viens d’achever un chant de nègre pêcheur dont la première strophe est ainsi tournée :

L’oiseau chante en battant de l’aile,
Le vent s’éveille à l’horizon,
Déjà la perle rose et frêle
Où s’abreuve le papillon,
Larme céleste qui chancelle,
Au bord des fleurs semble un rayon !
Déjà rougit le front de l’île
Sous l’œil du matin, son doux roi !
Ô ma pirogue, emporte-moi
Sur la houle bleue et mobile !


Ces deux derniers vers sont répétés à la fin de chaque strophe. Je suis assez content de cette bluette de quatre-vingt-dix vers, ni plus ni moins. Je vous la communiquerai, lorsque le bon temps de notre correspondance renaîtra. Écrivez-moi le nom de l’endroit que vous allez habiter, je n’ai pas pu le lire. Adieu, mon bon Ami ; répondez-moi le plus vite possible.

Tout à vous de cœur.

C. Leconte de l’Isle.


10 mai. — Je rouvre ma lettre pour vous annoncer que la Variété continuera à paraître. Envoyez-moi un article de suite.

LVI


Rennes, 18 mai 1840.


Vous avez sans doute appris ou lu, mon cher Ami, que le Gouvernement vient d’obtenir de l’Angleterre la permission de transporter en France les cendres de l’Empereur. On l’ensevelira dans l’intérieur des Invalides, et Victor Hugo s’est chargé de l’hymne d’apothéose, Tout cela est magnifique ; mais, comme je ne suis pas républicain pour des prunes, j’ai fabriqué ceci hier soir :




LA CENDRE DE NAPOLÉON


Ils vont donc te ravir à ton roc escarpé,
Poussière de celui que la foudre a frappé !
Ô peu qui dors encor de l’immortel esclave,
Tu vas abandonner, pour un étroit cercueil,
L’hymne des flots profonds, chant de gloire et de deuil,
Le ciel étincelant sur ton urne de lave ;

Tu vas abandonner le sublime horizon,
La tempête des nuits qui prend ton large nom
Pour l’emporter au loin sur l’éclair de son aile…
Tu vas abandonner dans son immensité
Ce phare qui disait : Ici l’aigle a quitté
L’ombre des bords humains pour la voûte éternelle !
Ô cendre, ne viens pas ! Demeure au noir granit
Que les rois t’ont creusé comme un suprême nid
Entre les cieux brûlants et l’écume de l’onde !
Gendre de l’aigle, arrête ! Il n’est pas encor temps.
Ne viens pas rappeler qu’il étouffa, vingt ans,
La Vierge-Liberté qui naissait, sur le monde !
Ne viens pas rappeler qu’en un jour triomphal
Il plongea dans son sein le glaive impérial,
Dont jadis pour la France elle arma sa main libre,
Lorsque, du ciel romain fendant l’azur doré,
Sous les triples couleurs de l’étendard sacré,
Il rappelait la gloire aux rives du vieux Tibre.


C’est une fadaise que vous prendrez pour ce qu’elle vaut.

Deux livraisons de notre Variété sont déjà parues, et je vous les-aurais envoyées, si j’avais eu de l’argent, car, tout rédacteur que je suis, l’intérêt matériel du journal ne me regardait pas, je ne puis me permettre, en toute délicatesse, de disposer des exemplaires. Abonnez-vous donc, mon cher Ami ; sept francs par an, ce n’est pas le diable. J’ai commencé dans notre dernière livraison une série d’études littéraires que je continue dans le numéro qui va paraître en juin. Vous y lirez aussi la première partie des Mémoires d’une puce de qualité ; c’est un charmant morceau d’esprit et de style dont l’auteur est M. Mille, un jeune homme étranger qui demeure maintenant à Rennes. Nous avons une lettre de Chateaubriand et une pièce de vers de Turquety qui, toutes deux, paraîtront dans ce troisième numéro. Notre essai, comme vous le voyez, prend une fort jolie tournure. Vous me feriez un sensible plaisir de vous abonner, primo, et de m’expédier de la prose et des vers. Vous ne sauriez me refuser votre collaboration ; faites-y bien attention, mon Ami.

J’espère que la fièvre vous quittera bientôt, mon cher Rouffet ; je vous plains du fond de mon cœur, allez ! Mais il viendra un jour où le bonheur comblera tous vos souhaits, comme nul ne saurait le mieux mériter que vous. Répondez-moi. Je ne sais ce que Houein devient. Et vous ?

Adieu, cher Ami ; croyez à mon affection dévouée.

C. Leconte de l’Isle.


— Si je ne vous envoie pas mes exemplaires,

c’est que je les ai prêtés à Mlle  Eugénie.

LVII


Rennes, 26 mai 1840.


Mon cher Ami, si je ne vous expédie pas les deux premières livraisons de la Variété c’est que j’ai pensé qu’il serait mieux que votre propre nom et votre adresse définitive fussent inscrits sur le registre des abonnements. Ainsi, lorsque vous serez à Sarzeau, envoyez-moi par la poste les sept francs vingt centimes avec une lettre, et je vous ferai parvenir, lundi probablement, les trois premières livraisons de la revue.

J’ai maintenant une prière à vous faire : c’est de ne m’écrire que lorsque vous pourrez affranchir vos lettres, car on refuse de les payer pour moi, et je ne possède plus un centime. Malgré mon vif chagrin de cet obstacle dans notre correspondance, je ne voudrais pas que mon amitié devînt une charge pour vous. Ainsi, lorsque vous pourrez affranchir, écrivez-moi, mon cher Ami, et je ressentirai bien vivement cette preuve de votre bonne affection. Je suis maintenant dans un accès de tristesse et d’inquiétude, car je ne sais que devenir. Si je pouvais trouver une place quelconque qui me permît de vivre et d’écrire, je l’accepterais avec joie. Tenez, il y a des moments d’abattement où l’expansion même fait mal. Il m’est impossible de vous analyser toute ma colère et mon ennui.

N’oubliez pas, aussitôt à Sarzeau, de me donner votre adresse.

Adieu, mon cher Rouffet. Soyez heureux et croyez à mon affection dévouée.

C. Leconte de l’Isle.


LVIII


Rennes, 19 juin 1840.


Vous me pardonnerez, mon Ami, de ne pas vous avoir écrit plus tôt. J’étais, tous ces derniers jours, au beau milieu de nos nouveaux arrangements, pour la propriété et la rédaction de la Variété, Ces messieurs m’ont fait l’honneur de me nommer président du Comité. Ainsi me voilà, par le fait, rédacteur en chef d’une publication littéraire. C’est encore bien peu, sans doute ; mais, enfin, c’est un premier échelon. Vienne maintenant une œuvre poétique de vous, mon bon et cher Ami, et j’espère aider de toute ma faiblesse à dévoiler votre véritable et gracieux talent.

Votre pièce d’introduction est délicieuse de pensée et d’expression ; elle fera, je le pense, un charmant effet, en tête du volume. Continuez aussi vos nobles vers sur l’Océan ; l’image qui termine ceux que vous m’avez envoyés est magnifique. Je présenterai votre pièce intitulée : Seize ans, à notre séance d’après-demain, et vous paraîtrez, sans doute, dans notre prochaine livraison. Celle-ci est composée. Vous y retrouverez une de mes anciennes pièces, totalement retouchée. À mon sens, c’est tout ce que j’ai jamais fait de mieux. Vous en jugerez. Dites-moi donc votre sincère avis sur mes Esquisses.

Voici une petite pièce qui m’a été inspirée par l’envoi d’une charmante petite boucle de cheveux d’une de mes sœurs, vieille de deux ans :



À Mlle  EMMA LECONTE DE L’ISLE


Boucle de soie où l’or mélange
             Son doux reflet,
Envoi charmant d’un petit ange
             Au front de lait,

Gaze frêle, tu me rappelles,
Dans un mot d’amour enfermé,
Ces chants d’espoir que sous leurs ailes
Emportaient des oiseaux fidèles
Vers quelque captif bien-aimé !

Oh ! merci de m’être venue,
Comme un souvenir de bonheur,
À travers les flots et la nue,
Déposer dans une âme émue
Le nom gracieux de ma sœur.
Boucle de soie où l’or mélange
             Son doux reflet,
Envoi charmant d’un petit ange.
             Au front de lait !

Oh ! merci, lumière enfantine.
Merci de ce rayon vermeil.
Pour mon cœur flétri qui s’incline,
Comme l’herbe de la colline
Qui meurt à défaut du soleil !
Oh ! merci, boucle où l’or mélange
             Son doux reflet,
Envoi charmant d’un petit ange
             Au front de lait !


Mlle  Eugénie s’est abonnée à la Variété ; je n’ai pas besoin de vous dire que cela m’a fait un grand plaisir ; car j’attache, je ne sais pourquoi, un intérêt assez vif à son suffrage.

Oh ! si son plumage ressemblait à son ramage !… Mais !!!

Adieu, mon cher Ami. Je vous donnerai dans ma première lettre la décision du très puissant Comité-rédacteur, qui ne serait qu’un très furieux imbécile s’il n’acceptait pas votre charmante pièce par acclamation ; ce que je vous promets.

Soyez heureux et n’oubliez pas ma sincère amitié.

C. Leconte de l’Isle.


LIX


Rennes, juillet 1840.


Comment pouvez-vous me faire une semblable question ? Venez donc, mon cher et pauvre Ami ; venez me raconter vos peines et vos inquiétudes ; croyez que je les partage bien profondément. Vous allez me causer une joie bien inattendue ; car je n’espérais pas vous revoir de longtemps, incapable que j’eusse été moi-même de vous aller visiter à Sarzeau. Les dames Liger seront charmées de votre nouvelle excursion à Rennes ; pour moi, mon cher Rouffet, je me réserve de vous exprimer de vive voix tout mon sincère plaisir. Tâchez que ce soit le plus tôt possible.

Si vous m’écrivez encore avant votre arrivée, affranchissez (si vous le pouvez) votre lettre, mon Ami, car… vous comprenez ?

Adieu, à bientôt, mon cher Ami.

Tout à vous.

C. Leconte de Lisle.


LX


Rennes, octobre 1840.


Je serais indigne, mon cher Rouffet, d’éprouver jamais une douce émotion, si je n’étais profondément touché de la bonne amitié que vous me témoignez ; aussi je vous prie de vouloir bien offrir à votre dame ― que je serai heureux d’appeler d’un autre nom ― l’hommage de l’affection dévouée que je ressens déjà pour elle. N’y manquez pas !

Comme il entre assez dans mon rôle de me disculper toujours, je vous dirai, mon Ami, que je viens de passer trois semaines de vacances à Dinan, chez mon oncle, et que, m’avait donné de choisir, c’eût été auprès de vous et de… permettez que je dise Louise, que je me serais rendu avec un sentiment de joie intime que j’éprouve, mais que je ne puis exprimer. Pourtant, il faut que je l’avoue, Dinan m’a laissé dans l’âme un souvenir de calme et de bien-être moral. Jamais cette petite ville ne m’a semblé plus pittoresque. L’automne qui jaunit les feuilles et le soleil levant ou couchant, qui les dore une seconde fois, font des vallées qui entourent les vieux murs, de vivants contes des mille et une nuits. Puis, mon oncle a été bon pour moi, et ce n’est pas peu dire. Les rédacteurs des deux journaux m’ont fait du charlatanisme, et, pour tout dire en un mot, j’ai fumé platoniquement mon cigare sur les fossés, pendant vingt jours, en admirant les belles dames et demoiselles anglaises qui s’y promènent depuis six heures du matin jusqu’à huit heures du soir, inclusivement.

Ecce ! Je viens d’être rappelé au secours de notre pauvre Revue, gravement indisposée par la faute de notre administrateur, C. Bénezit, qui vient de se marier. Vous avez reçu la preuve de sa réexistence. Je suis aise que mes hexamètres vous aient plu, mon bon Ami ; ils étaient inspirés par une sincère affection, et, à défaut d’autre mérite, j’espérais avec raison que c’en eût été un auprès de vous. Persistez, je vous prie, dans votre projet d’écrire pour la Variété ; j’en suis maintenant le directeur, et vous me rendriez un grand service de venir à mon aide.

À propos, j’attends une réponse à ma pièce : la Gloire et le Siècle.

Votre gracieuse invitation me fait, pourtant, de la peine, mon cher Rouffet, puisqu’il m’est impossible d’y répondre autrement qjae par mes remerciements. Espérons, cependant, que je pourrai vous aller voir aux vacances de Pâques. Je suis heureux du bon avenir que vous entrevoyez ; il est temps que le sort ne vous soit plus contraire, et, puisqu’il vous a déjà envoyé une bonne et aimable compagne, il complètera, sans doute, son œuvre de justice en vous donnant tout le bonheur dont nul n’est plus digne que vous.

Quand nous sera-t-il donné, mon vieil Ami, de nous retrouver ensemble, tous les trois, devisant d’art, de littérature ou de sentiments intimes ! Jusqu’ici je n’ai point encore rencontré une de ces douces et charmantes amitiés de femme que vous voulez bien offrir à mon cœur, et je ne saurais trop en remercier votre dame. Qu’elle veuille bien accepter l’hommage de mon dévouement ; et, quant à vous, mon Ami, croyez en mon inaltérable affection.

Tout à vous de cœur.

C. Leconte de Lisle.


LXI


MA RICHESSE


À M***.


Ma richesse, c’est la feuillée
Qu’argentent les pleurs du matin,
C’est le beau soir dans la vallée,
Dorant l’azur d’un ciel serein ;

Ma richesse, c’est l’eau qui chante,
À l’abri frais des bleus lilas ;
C’est l’oiseau dont la voix enchante
Et qui s’effraie, au bruit des pas.

Mais, plus que la feuille légère,
Plus que les parfums du matin,
Plus que la flamme passagère
Du soir brillant au ciel serein,

Plus que le repos sur la mousse,
Plus que les chants harmonieux,
Ma richesse, c’est ta voix douce,
C’est ton regard, rayon des cieux.



LXII



UNE PENSEE[6]


À mon ami Jules Rouffet.
« Et, depuis, le malheur a jeté sur son seuil,
Comme une ombre du soir sa tenture de deuil. »
(Charles Castellan.)


Je vous ai, par hasard, rencontré dans la vie.
Nos routes se croisaient. L’amitié poursuivie
Par nos rêves, assise au détour du chemin,
Quand nous vînmes, nous prit et nous joignit la main.
Puis alors, entr’ouvrant nos âmes inquiètes,
Elle dit nos espoirs et nos peines secrètes,
Et cet épanchement nous fit les jours meilleurs,
Car il est doux de croire à d’intimes douleurs.
Merci d’être venu : je le sentais, mon âme
Demandait à chacun un rayon de sa flamme,
Elle avait un désir vague d’émotion,
Comme un pressentiment d’une sensation

Nouvelle ;… et cette voix plus douce et moins austère
Qu’elle rêvait, charmant mon sentier solitaire,
Cette pure amitié qui fuyait pour jamais,
C’était vous… Oh ! merci, car je vous attendais !

Et je vais, maintenant, de mon âme oppressée,
Vous dire, ô mon ami, la plus simple pensée.

Vous m’avez bien compris : mon ciel étincelant,
Mes beaux arbres, les flots de nos grèves natales,
Ont laissé dans mon cœur leur souvenir brûlant…
Oui, j’éprouve loin d’eux des tristesses fatales…

Ô mon île, ô mon doux et mon premier berceau,
Mère que j’ai quittée ainsi qu’un fils rebelle,
J’irai sous tes palmiers me choisir un tombeau…
La France est douce aussi, mais la France est moins belle.

Mangoustans, frais letchis, dont j’aimais le parfum,
Oh ! mes jeux, tout enfant, à l’ombre des jamroses,
Mon Orient vermeil, qui brûlais mon front brun,
Aube qui me frôlais de tes lèvres de roses !

Pardon ! J’ai loin de vous égaré mon destin !
Pourtant je vous aimais, ô brumes diaphanes,
Feuillages nonchalants que perlait le matin,
Et vous, ô mes ravins, et vous, ô mes lianes !

Oh ! si je ne puis plus, sur tes bords gracieux,
Quelque jour de bonheur, poser ma lèvre émue,
Du moins, de tous mes mots, les plus harmonieux
Je dirai tes attraits, ô mon île inconnue !

Parfum léger, tombé d’un rêve de bonheur,
Ma pensée a vécu peu d’instants et se meurt…
C’est que, dans le lointain, une molle harmonie,
Aussi douce dans l’air que l’aile d’un génie,

S’entend ;… c’est que la lyre a vibré sous vos doigts.
C’était pour exciter ces sons qui tant de fois
M’ont touché, que, légère et souple, ma pensée,
Un moment jusqu’à vous, Ami, s’est élancée.


C. Leconte de l’Isle.

Notes[modifier]

  1. Le début de cette lettre n’a pas été retrouvé. Il y était parlé d’une visite de Frédéric Robiou de la Tréhonnais à Leconte de Lisle.
  2. Zoophyte des mers du Sud.
  3. Le timbre de la poste, au revers de la feuille qui contient ces vers porte : Rennes, 27 sept. 1839.
  4. Cette pièce est-elle antérieure ou postérieure à celle qui précède ? Nous l’ignorons. Il y en a deux versions ; nous donnons ici la seconde.
  5. On lit, au bas de cette lettre, cette note, écrite au crayon sans doute par Rouffet : « Imbert, tourneur, rue du Château, Auray, 9. »
  6. Cette pièce ne se trouve évidemment pas à la place qu’elle devrait occuper, par ordre de date. Elle eût pu figurer en tête du recueil. Nous l’avons renvoyée ici, parce qu’elle résume et conclut à merveille cette correspondance.