Premières poésies (Évanturel)/Préface

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Augustin Côté et Cie (p. v-xxi).


PRÉFACE


Dans les environs de Québec, l’endroit le plus charmant où l’homme, que les exigences de sa profession appellent chaque jour à la ville, puisse jouir des splendeurs de nos trop courts étés, c’est l’île d’Orléans, fraîche oasis de bocages et de prés que les grandes eaux du fleuve étreignent avec amour. Les travaux de la journée finis, quelles délices de quitter la ville, poussiéreuse et embrasée, pour aller vous abreuver d’air pur et détendre sur l’herbe fraîche vos membres alourdis. À peine le vapeur qui vous emporte a-t-il quitté le quai d’où quelques flâneurs, à figure ennuyée et bouffie par une chaleur tropicale, vous regardent avec regret vous éloigner, que déjà vos poumons se dilatent en aspirant l’air frais qui monte des profondeurs du fleuve. Et, à mesure que vous avancez, avec quel soulagement votre œil fatigué se détourne des toits de la ville qui flamboient sous un soleil ardent, et se repose sur les champs veloutés de la côte de Beauport et sur les verts feuillages qui surgissent, là-bas, devant vous, des eaux miroitantes, avec de si séduisantes promesses ! Après une demi-heure de doux repos, quand le bateau touche l’Île, comme vous sautez à terre avec satisfaction pour aller vous asseoir à l’ombre d’un bouquet d’érables, ou tout auprès d’une touffe de sapins aux fines senteurs résineuses ! Alors, humant avec volupté les effluves embaumées qui se dégagent des arbres, des prairies en fleur ou des foins mûrs, vous songez aux piétons ahuris qui se traînent dans les rues empestées de la ville, vous vous sentez heureux, et pour peu que vous soyez poète, ces sensations de bien-être éveillent en vous les idées les plus riantes ; vous éprouvez le besoin de mêler votre voix au chant des oiseaux qui se jouent sous la feuillée, et de célébrer avec eux l’Auteur de toutes les belles et bonnes choses de la nature.

Enfin, si vous avez un livre sous la main, et près de vous un ami qui partage vos goûts pour les beautés champêtres et pour les productions de l’esprit, votre jouissance est complète. Pour qui les aime, les livres ne font jamais défaut, même en voyage ; mais, surtout quand on se déplace, l’ami quelquefois manque à l’appel, et l’on se prend à regretter de ne pouvoir partager avec lui le plaisir raffiné de la lecture et les charmes de la grande œuvre de Dieu.

Aux livres, dont je suis toujours bien pourvu, j’avais, il y a deux ans, le plaisir de joindre, pendant l’été que je passais à l’île d’Orléans, ce précieux compagnon avec qui l’on peut épancher le trop plein des émotions qu’un ouvrage de grand goût et le spectacle de la nature éveillent toujours dans une âme sensible. C’était un tout jeune homme, presque un enfant encore. Mais avec beaucoup de lecture il possédait déjà la vive compréhension des délicatesses de l’art, et s’enthousiasmait aussi facilement que moi. Que de bonnes heures nous passâmes ensemble sur ce ravissant coin de terre du Bout-de-l’Île ! Que d’agréables causeries, que de douces rêveries à deux, soit sur le rivage, au bord du grand fleuve, soit au milieu de quelque taillis, sur l’herbe épaisse et fraîche, à l’abri des rayons du soleil d’août.

Nous avions pourtant un lieu favori de retraite. Tout au haut de la falaise qui regarde la côte du sud et qui surplombe une anse de sable dont la large courbe est enserrée entre une ceinture d’érables et de chênes et les eaux du fleuve, est une espèce de ravine ombragée par des platanes et des trembles. C’est dans ce frais nid de verdure, tout tapissé de mousse et d’herbe, que nous aimions à nous réfugier pendant les heures accablantes du jour. Tandis que nous nous laissions doucement bercer au gré de nos rêveries, nos regards erraient émerveillés sur le paysage grandiose que ferme un horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux.

Ami poète, pour qui je tâche d’esquisser cette scène que tu admiras si souvent avec moi, ne te semble-t-il pas la contempler encore ?

Là-bas, sur la rive opposée, se dresse la côte escarpée de Beaumont avec ses champs jaunissants et ses blanches maisonnettes, le tout ondoyant jusqu’aux dernières limites de l’horizon. Sur la droite, à travers le feuillage mouvant des arbres qui s’élèvent au premier plan, l’éblouissante traînée des toits de la ville, étincelants comme de l’argent en fusion. En face, le large cours du fleuve roule avec majesté la masse de ses eaux qui vont se perdre et se confondre à l’extrême gauche, dans les lointains du ciel. Tout en bas, à cent pieds d’abîme, la plage où, sur les sables d’or, s’ébattent quelques enfants dont les cris de joie montent affaiblis jusqu’à nous ; tandis que la silhouette gracieuse de leur jeune mère — belle inconnue qui erre lentement sur la rive ombragée par la côte — se découpe en blanc sur les eaux sombres. Enfin, capricieusement étagés sur le flanc de la falaise, grimpent vers nous les sapins et les chênes, dentelant la verte bordure de l’anse, qui s’amincit graduellement et plonge au loin dans les flots.

Et, près de nous, n’entends-tu pas les cigales paresseuses qui chantent au soleil, mariant leur voix grêle au sonore sifflement des grives qui s’appellent d’un arbre à l’autre, pendant que tu me récites les derniers vers que vient de t’inspirer l’été ?

La main brunie à l’espagnole,
Semant des bouquets à foison,
L’Été danse la Farandole,
Le pied perdu dans le gazon.

On a déjà compris que mon jeune compagnon n’était autre que l’auteur du présent livre. C’est en souvenir de ces heures charmantes qu’il m’a prié d’exposer dans quelles circonstances ont été conçues les poésies légères qu’il publie aujourd’hui, écloses la plupart au gré du caprice, entre une lecture et une causerie agréables, dans un rayon de soleil, dans la saison des fleurs, comme les papillons. Le plus grand nombre, en effet, offrent cet air de contentement, de gaieté douce, dont on se sent pénétré, durant l’été, au milieu des sereines beautés de la campagne. Quant aux notes tristes que laisse échapper quelquefois le poète, elles lui sont venues sans doute plus tard dans un de ces moments d’angoisse si bien connus des hommes d’imagination. Causées par des blessures fictives ou vraies, ces douleurs de poètes, qui font pousser aux plus grands d’entre eux des sanglots immortels, méritent le respect de tous ; il ne faut point porter une main brutale sur ces délicates sensitives.

La poésie de M. Évanturel n’affecte certes pas le ton enthousiaste du genre lyrique. Loin de là son ambition. Ne se sentant pas encore les ailes assez fortes, le jeune poète ne veut pas s’élancer maintenant dans les régions éthérées, et, comme l’abeille, il se contente de butiner sur les fleurs. Ses idées là-dessus sont bien arrêtées et son intention manifeste. Il le dit volontiers :

... Ces riens brodés dans mon âme,
Je vous les offre, à vous, madame,
Comme on offrirait des bonbons.

Ce qui n’empêche pas qu’il saura bientôt donner plus d'ampleur à son vol et monter plus haut vers le soleil. Quelques hardis élans que l’on peut déjà remarquer dans son œuvre, indiquent aux esprits clairvoyants que le temps n’est pas éloigné où le poète pourra — si toutefois il sait vouloir — s’élever dans une sphère nouvelle.

Par certaines allures cavalières, quelques-unes des poésies de M. Évanturel offrent un air de parenté avec les productions d'Alfred de Musset, moins toutefois ce rire amer et sceptique du chantre de Rolla, cri rauque qui détonne et fait mal, et aussi, il faut l’avouer, moins ces grands coups d’ailes qui portaient souvent l’enfant du siècle dans les régions où planent les aigles. Ainsi, comme Mardoche et Raphaël, mon ami Rodolphe porte la rose à la boutonnière et passe, plein de désinvolture, le chapeau penché sur l’oreille, à l’instar des jeunes romantiques de 1830.

À part ces traits de ressemblance avec les poètes de la famille de Musset, il nous semble que l’auteur de « Pinceaux et Palette » s’efforce de se rapprocher de l’école toute moderne de Theuriet, de Coppée, de Sully Prudhomme et d’Alphonse Daudet. Ainsi que la belle fille célébrée dans le sonnet bien connu de Joséphin Soulary, laquelle enferme son corps souple dans une robe juste et collante qui fait valoir toute l’exquise perfection de ses formes, les petits drames dont se composent le grand nombre des productions de M. Évanturel, s’agitent dans un cadre de peu de dimension et veulent suppléer à la profusion des ornements par la délicatesse des lignes et le fini des contours. Les Premières Poésies sont comme des statuettes, des médaillons et des camées, des miniatures et de petites eaux fortes. M. Évanturel est un plastique ; avec l’étude et le temps, cette qualité ne fera que se développer et donnera à son vers une harmonie de rythme et une perfection de ciselure qu’il n’a pas encore atteintes. Peut-être faudrait-il aussi lui conseiller d’éviter ce travers où tombent quelquefois les poètes de sa préférence, qui, voulant aller trop au vif dans leurs tableaux, ne savent pas reculer devant la trivialité du trait.

Mais ce dont il faut, selon moi, louer notre jeune auteur, c’est la recherche constante du coloris, le soin qu’il prend d’éviter les redites, de marcher dans les sentiers battus de ces vulgaires versificateurs qui encombrent nos revues et nos journaux de leurs élucubrations, et font la cour aux Muses dans un langage fade et commun qui doit faire lever les épaules à ces grandes dames. Entre plusieurs gracieux petits tableaux pleins de couleur, nous voudrions citer en entier la Bluette qui commence ainsi :

Aux cris aigus de la bourrasque,
Pleurant des notes de hautbois,
Tout frileux, l’hiver met son casque
Et ses mitaines de chamois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et le nouvel an qui dénoue
Les glands mêlés de son manchon,
Entre, bat des pieds et secoue
La neige de son capuchon.


Et ce Pastel, n’est-il pas dessiné d’un crayon délicat et vif comme ceux de Camille Flers ?


On peut voir, me dit-on, à Wexford, en Irlande,
Oublié dans le coin d’un musée, un pastel
Trop beau pour n’être pas de l’école flamande,
Représentant les murs décrépits d’un castel.

Le passé trop vieilli que le présent profane,
À ses créneaux brisés donne un cachet de deuil.
La mousse, le sainfoin, l’ortie et la bardane,
Seuls amis d’aujourd’hui, s’embrassent sur le seuil.

Tourelle en éteignoir par le couchant rougie,
Ogives et vieux ponts par les siècles rasés,

Prennent à qui mieux mieux des airs de nostalgie,
Comme aux jours d’autrefois leurs vieux barons blasés.

On croirait, en voyant le soleil disparaître
Sous les grands peupliers qui bordent le chemin,
Qu’on va voir deux ou trois châtelaines paraître,
Revenant de la chasse un faucon sur la main.

Mais le rêve se perd. — Le castel en ruine
Passe devant nos yeux fatigués dès longtemps,
Comme le Juif-Errant qui se trame et chemine
En haillons, à travers les âges et le temps.

Au coloris, M. Évanturel joint encore la vérité du dessin et beaucoup d’esprit d’observation. Son Opticien est comme une jolie figurine en terre-cuite et modelée d’après nature, et son charmant croquis des Orphelins a été esquissé sur le vif. Voyez plutôt :

À pas égaux, toujours au centre du trottoir,
Traînant les bouts ferrés de leur semelle épaisse,
Le dimanche et les jours de fête, l’on peut voir
Les petits orphelins revenir de la messe.

Deux à deux, les voilà, silencieusement.
La Sœur de Charité, qui les suit par dernière,
Les mains jointes, les yeux inclinés humblement,
Achève d’égrener les Ave du rosaire.

Il est midi, la cloche a fini de tinter.
Leur longue file est droite et leur tenue est bonne.
Il passe. Il est passé, sans vouloir s’arrêter,
Le petit régiment commandé par la nonne.

Une qualité propre à notre poète, c’est souvent un trait piquant de joyeuseté, un jet d’humour comme celui qui termine le Rendez-vous:

J’étais sorti, croyant la voir après la messe.

. . . . . . . . . .

J’attendis vainement jusqu’au soleil couché.
Je revins cependant sans paraître fâché,
Très-lentement, les yeux levés, la tête haute.
Mais j’ai battu mon chien en entrant.
Mais j’ai battu mon chien en entrantC’est sa faute.

Ou bien encore les adieux que le poète adresse à sa Muse en prenant congé d'elle, et où il nous semble entendre trembler un sanglot dans sa voix qu’il fait rieuse pour ne pas paraître trop attendri :

Tout est fini. Fermons la porte,
Et mettons la barre aux volets.
Fais tes malles, petite ! Emporte
Tes colliers d’or, tes bracelets.

Vite, défais ta robe neuve,
Détache ton tablier blanc,
Rajuste ta coiffe de veuve,
Donne un baiser à ton amant.

Fais tes adieux à notre chambre
Et fermons notre livre ouvert ;
Ma strophe a froid, voici Décembre,
Ne chantons plus, car c’est l’hiver.

À quoi nous servirait, ma reine,
De pleurnicher sur notre amour ?
Le torrent passe et nous entraîne,
L’heure est sonnée.
L’heure est sonnée.Allons, bonjour !

Certes, c’est là de la poésie de genre et frappée au bon coin ! Cependant que M. Évanturel nous permette de formuler, en terminant, une espérance. À ne traiter que des sujets appartenant au fonds de poésie commun à tous les pays — l’amour et les scènes de mœurs — il s’expose à des comparaisons avec les maîtres français qui auront toujours sur nous l’immense avantage de manier la langue avec la plus habile facilité. Nous avons dans l’histoire de notre passé des traits, des récits et des motifs de tableaux admirables, qui sont une mine inépuisable d’un métal aussi riche que nouveau. C’est là qu’il faut creuser.

Petit-fils du soldat de Napoléon, chanté par Crémazie, M. Évanturel a dû sentir passer autrefois sur son front d’enfant le souffle inspiré de notre barde canadien. Qu’il se rappelle cette voix frémissante et passionnée chantant les gloires de la Nouvelle-France ! Saisi d’une noble émulation, que le jeune poète accorde aussi sa lyre à l’unisson de la harpe de l’auteur du Drapeau de Carillon, et qu’il entonne la mélopée des combats de nos aïeux ! Avec le talent qu’il annonce déjà, il trouvera des notes nouvelles et vibrantes pour célébrer ces faits d’armes héroïques, et sa voix, s’élevant avec ce thème sublime, modulera de ces chants enthousiastes qui passionnent tout un peuple.


JOSEPH MARMETTE.


Québec, ce 4 mars 1873.