Premier péché/9

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Au Pays Natal


Cacouna a été longtemps la favorite du sud, on n’aimait qu’elle, on ne vantait que sa splendide plage et il semblait que pour cette rive fortunée, le Saint-Laurent eût une préférence marquée, tant il passait sous ses regards toujours radieusement paré de ce fier manteau bleu, pailleté de lames d’argent. J’ai toujours vu Cacouna riant au soleil, et si coquettement fine que mon esprit a gardé l’image d’une jolie radieuse en joie d’être belle, et fière de l’admiration qu’excitait sa grâce si frappante, son profit si délicatement dessiné, et sa parure splendide tissée par une nature généreuse.

Aujourd’hui, sans la délaisser, les admirateurs de nos belles rives se souviennent qu’elle n’est pas la seule digne d’être chantée, et l’on va, prodiguant les faveurs un peu partout, pour revenir souvent à la première aimée, avec cette force du souvenir qui nous entraîne vers les lieux toujours connus.

Cacouna a des allures fantastiques de beau rêve, ses horizons sont immenses, flottant dans l’infini, ses bosquets sont des nids où chantent les jolis habitants du ciel, ses villas sont des féeries… Il y règne une tranquillité douce et reposante, la nature y est en pleine émotion et l’âme s’imprègne d’attendrissement devant cette belle œuvre ombrée de verdure, enchantée par le flot bleu épanoui sous les splendeurs d’un sceptre ensoleillé.

Je regarde vite, j’admire à la hâte, trouvant tout délicieusement joli, mais écoutant une voix, qui d’abord timide, finit par crier bien fort : Viens ! Et dans le train qui m’emporte à toute vapeur, je ferme les yeux pour recueillir mon âme de toute cette joie qui est en moi, et ne trouverait pas un mot pour se dire ; mon souffle se fait doux pour ne rien laisser échapper de ce très plein du cœur.

Nous saluons au passage Trois-Pistoles, une autre charmeuse, qui dans une heure de bouderie a fui vers les hauteurs, abandonnant son fleuve — et lui de sourire à cette marque de dépit enfantin. Ne savait-il pas que l’on ne pouvait oublier l’amour voué à sa beauté ? Tu reviendras, fredonna-t-il railleusement. C’était l’ironie suprême qui fit monter bien vite Trois-Pistoles, la belle orgueilleuse, se faire son séjour plus haut. Maintenant, tous les jours, elle redescend rêveuse sur la grève pour entendre comme autrefois le ravissant murmure des flots, elle s’endort sur les énormes rochers et vit ses heures de rêverie dans l’enfoncement de grottes idéales. Lorsqu’elle revient bercer sa mélancolie aux accords tant aimés, le Saint-Laurent cache son sourire pour ne pas humilier la petite belle qui l’aime tant. Délicatesse profonde pour l’amour vrai qui se fait toujours entendre même au cœur des eaux.

Plus loin… Mais fermez les yeux, puis doucement avec une caresse paresseuse de votre paupière, ouvrez-les pour regarder à vos pieds tout ce qui se conçoit de joli, de fantaisiste, de fin, de délicat. Un simple sourire du nord égaré dans le sud, et un sourire qui est tout un poème : c’est le Bic. Imaginez dans une mignonne rivière, des islets chevelus, de sombres têtes de rochers où se sont cramponnés les sapins dans une étreinte de noyé, tout cela dans les vagues vertes, avec pour fond de tableau des énormes montagnes qui dressent leurs cimes altières jusqu’au ciel, dans leur éternel défi ; et en avant les étendues incomparables d’un fleuve qui donne l’illusion de l’Océan. Le Bic a un genre unique de beauté ; son pittoresque a de la grâce, une grâce jeune, ravie d’être belle — petite sauvage, coquette sans le savoir avec ses rustiques atours.

Puis une légende auréole d’une lueur de pitié une de ses îlettes, celle appelée Au Massacre et dont une sombre caverne presque inaccessible garde les cendres des morts (Micmacs, je crois) immolés par la férocité des Iroquois.

Le Bic était sans doute le séjour idéal des premiers enfants du pays, qui dans leur poésie primitive, ne connaissaient que la sublime mélodie : celle qui chante dans la nature !

Et filant toujours, un violent coup de sifflet me fait sauter le cœur. C’est là !… Rimouski. Je suis dans les bras des amies, de ceux qui m’ayant vue sans cesse partir, n’ont pas oublié encore que j’étais une des leurs, et que le besoin de respirer l’air natal me ramènerait toujours là, où reste à jamais quelque chose de moi.

C’est avec ravissement que je le revois mon vieux Rimouski, qui, confiant en ses charmes toujours, s’est avisé, ces derniers temps, de revêtir toilette nouvelle. C’est qu’il a l’air jeune, tout jeune ainsi et nargue d’un sourire moqueur, sa vieille amie, l’Isle Saint-Barnabé, qui fait mine de ne pas le reconnaître. Elle lui en veut sans doute, de sa métamorphose, elle, condamnée à sa parure verte qui lui paraît peut-être surannée, et dont nous admirons, nous, si complètement la fraîcheur.

Cher Rimouski ! C’est tout ce qui me vient aux lèvres, pendant que j’aspire avec délices les brises salines, et que de tous mes yeux, je regarde les endroits à souvenirs. Et il y en a partout !

Belle petite ville !… Est-ce jolie ?… Le sais-je… n’est-ce pas beau de tout notre amour le cher coin de terre qui a déroulé ses panoramas sous nos premiers regards. Et maintenant, lorsque se déploient à nos yeux les toiles anciennes, où les teintes ont gardé leur riche coloris, nous courbons le front sous le flot de nos pensées, vague montante qui submerge le cœur dans une enveloppante caresse.

Mon Dieu ! pourquoi faut-il sans cesse émietter le meilleur de sa vie et laisser ainsi des parcelles de son cœur le long de la route ? — Cela ne meurt pas !… Lorsque nous foulons les sentiers jadis parcourus, nous écoutons la voix des déchirements murmurer : Te souviens-tu ?

Si l’on se souvient ? Mais peut-on oublier que sous le sol natal, dans un blanc linceul est enveloppée la chère créature du nom de Maman, qui a dormi avant qu’on ne s’éveille, nous cachant à jamais l’éclat de ses chers yeux, voilant sous la mousseline blanche la tendresse de son sourire, en gardant pour des anges les caresses, qui font pleurer sur terre les petits êtres délaissés. Et combien elle est appelée dans des sanglots, cette blanche vision si vite évanouie ! Elle revient dans des rêves, elle arrive doucement, se penche sur le petit lit, et de caresses humides de larmes elle couvre le cher visage. Son enfant en sourit… et ce doit être là le meilleur du ciel des mères que ce rayon né d’un baiser ! C’est dans ces nuits du paradis que l’enfant apprend à aimer sa mère, et le soir, en posant sa blonde tête sur l’oreiller, il sourit d’avance, dans un appel de toute son âme naïve : Oh ! viens, petite maman !… Elle arrive… Comme elle est jolie, toute vêtue de blanc, avec cette grâce diaphane qui n’appartient qu’aux êtres aériens.

Petite mère, petite mère, embrasse vite ton enfant, les nuits sont courtes et bientôt lorsqu’il aura vieilli, tu ne descendras plus baiser ainsi ses boucles blondes.

— Et lorsque l’on a rêvé d’elle, le matin, la chambrette est bien sombre, le premier regard est voilé de larmes… on ne pleure jamais assez sa mère ! Hélas ! pourquoi savoir ce nom, qui déchire, qui meurtrit, qui broie, qui ensanglante !

N’a-t-il pas une cruauté inouïe ce mot qui meurt aux lèvres, dans un besoin de le dire, même en un murmure. Le cœur vient aussitôt le reprendre, fleur d’amour qu’il faut mettre sur l’autel drapé de deuil où est enseveli le plus cher de notre vie… la mère !

Parti, aussi, l’être noble et grand dont on est si fière d’être la fille. Oh ! son père, l’aimer, oui, mais l’admirer comme l’homme supérieur qui ne saurait faillir aux grands principes d’honneur, de devoir. Passe la silhouette de l’aimé ; il est grand, il est beau, il est bon, dans ses yeux la caresse du paternel amour, sur ses lèvres, le sourire dernier. Il s’est endormi, lui aussi, fatigué de vivre près d’une tombe. On dort bien mieux sous la terre, solitude jamais troublée…

Et sur les mausolées silencieux, s’agenouillent maintenant des petites têtes blondes, comme ces rameaux verts naissant sur le tronc desséché. Printemps souriant à l’hiver enseveli ! Jeunes êtres s’ouvrant à la vie, pour rappeler aux chers endormis les petits visages de jadis. Auront-ils en les regardant, l’illusion d’une heure de sommeil, eux qui dorment depuis si longtemps ? Ô mort, as-tu de la vie, ou es-tu bien morte, glacée pour toujours, n’entendant même pas le ramage caressant de ces voix d’oiseaux répétant dans un innocent appel : Grand-père, Grand’mère ?

La terre a frissonné. Le cœur ne meurt pas, il bat toujours son grand amour. Ne laissons pas le cyprès seul, souffler sa plainte ; agenouillés sur le sol humide, de la plus pure rosée, parlons encore aux absents, de la vie, après la mort.

Dans l’air passeront des tressaillements d’âme… Ce sera toujours eux !