Prime Jeunesse/Texte entier
UN COURT PRÉLUDE
Avec une obstination puérile et désolée, depuis ma prime jeunesse, je me suis épuisé à vouloir fixer tout ce qui passe, et ce vain effort de chaque jour aura contribué à l’usure de ma vie. J’ai voulu arrêter le temps, reconstituer des aspects effacés, conserver de vieilles demeures, prolonger des arbres à bout de sève, éterniser jusqu’à d’humbles choses qui n’auraient dû être qu’éphémères, mais auxquelles j’ai donné la durée fantomatique des momies et qui à présent m’épouvantent… Oh ! quand j’aurai fait ma plongée dans le néant, les mains pieuses chargées d’exécuter mes volontés suprêmes ne se lasseront-elles pas de visiter toutes les cachettes de ma grande maison pour anéantir tant et tant de pauvres reliques, ensevelies dans des tiroirs, des sachets scellés, des coffrets, — reliques de chères mortes qui, après ma disparition, vont être encore plus mortes ?… Aujourd’hui, où pour moi tout va finir, je reconnais combien j’ai eu tort de m’entêter à ces luttes inutiles ; ne rien garder eût tellement mieux valu, brûler, brûler, puisque le dernier mot appartiendra toujours à l’oubli, à la cendre et aux vers !…
Un peu moins déraisonnable est ce moyen, auquel ont eu recours des milliers d’âmes humaines, dans l’angoisse de finir : laisser un journal que des survivants liront peut-être… C’est ce que j’ai fait ici, et je prie ceux qui jetteront les yeux sur ce livre, de l’excuser, comme la tentative désespérée d’un de leurs frères qui va sombrer demain dans l’abîme et voudrait, au moins pour un temps, sauver ses plus chers souvenirs.
I
Ce treizième été de ma vie, où s’arrête le livre de mon enfance, me réapparaît, dans le lointain de ma mémoire, comme l’un des plus lumineux de nos beaux étés de France, un de ces étés comme nous en avions autrefois et qui ne se retrouvent plus de nos jours. Septembre finissait dans une splendeur qui semblait inaltérable et l’abondance des fruits dorés devenait telle qu’on ne savait qu’en faire. Au fond du jardin de l’oncle du Midi, chez qui je passais mes vacances, dans ce berceau de treilles muscat où j’avais décidé de ma destinée, les grands papillons à reflet de métal bleu, qui n’avaient plus guère qu’un mois à vivre, s’attardaient posés sur les pampres roussis, pour se pâmer de chaleur et de soleil avant de mourir.
Pendant ce temps-là, ma lettre solennelle cheminait vers l’Extrême Asie, adressée à mon frère, à l’île de Poulo-Condor. Jugeant que le sort en était jeté, et que cela se ferait puisque je l’avais voulu, je n’y pensais plus ; je me livrais aux plus enfantines fantaisies avec les petits Peyral, et, en attendant la fête des vendanges, nous nous grisions tous ensemble de raisins de vigne, comme les guêpes en automne.
J’allais souvent aussi faire de longues promenades dans la montagne en compagnie de ma sœur et de notre grand cousin. Nous ne manquions jamais d’ailleurs d’en rapporter des gerbes de ces délicieuses fleurs sauvages qui abondent dans ce pays en septembre, — et c’était pour composer de hauts bouquets d’une forme un peu surannée qui allaient rejoindre ceux de la veille ou de l’avant-veille dans des « bouquetiers » vieillots, sur les marches en pierres roses du vieil escalier à rampe de fer forgé. Il n’y avait pas dans la maison d’endroit plus frais que ce large escalier si vénérable ; on s’y asseyait donc volontiers, on s’y réunissait par les brûlants après-midi d’arrière-saison, et ces fleurs des champs, toutes ces fleurs étagées, lui donnaient sans cesse l’air d’un reposoir pour procession de Fête-Dieu.
L’un des buts favoris de nos promenades était la petite fontaine de Saint-Michel, située à mi-hauteur d’un coteau que tapissaient d’énormes châtaigniers séculaires : une humble source presque ignorée, qui laissait tomber son filet délicieusement limpide dans un bassin antique et dont l’humidité entretenait sur les pierres proches un tapis de ces fragiles mousses d’eau imitant les feuilles de chêne.
Auprès de cette fontaine, un jour où ils s’étaient assis à l’ombre, ma sœur et le grand cousin, je remarquai, en rôdant alentour, qu’ils se parlaient cette fois très bas et d’un air très sérieux. Le site infiniment tranquille portait aux pensées profondes, sous ces vieux arbres aux massives ramures dont les racines se contournaient autour de nous comme de monstrueux serpents endormis, et, pour ajouter de la mélancolie au recueillement des choses, les feuilles mortes jonchaient déjà la terre.
Je m’occupais là suivant ma coutume à ramasser des fossiles pour mon musée, — débris de coquillages qui vivaient il y a quelques millions d’années dans les mers de la période silurienne, mais que des soulèvements cosmiques avaient jadis éparpillés à fleur de sol et qui avaient pris à la longue les teintes sanguines de la terre du Quercy ; je n’avais du reste qu’à choisir, tant ils abondaient parmi la jonchée des feuilles rousses.
Du coin de l’œil, je les observais, les deux qui chuchotaient avec mystère, au bruit de cristal que la fontaine leur faisait si doucement, et tout à coup je les vis se tendre la main avec une gravité étrange ; alors il me sembla bien que quelque chose venait de se passer…
En effet le soir, quand nous fûmes de retour dans la vieille maison Louis XIII, ma sœur me prit à part pour me dire : « Mon cher petit, je me suis fiancée aujourd’hui. Tu ne le répéteras pas encore, je te prie, car nous ne nous marierons que l’année prochaine ; mais je veux que tu sois le premier à le savoir. » Je me sentis un grand froid au cœur, d’autant plus qu’au mois de juin dernier un événement, — non mentionné, je crois, dans mon précédent livre, — m’avait appris le danger des mariages : ma grande amie Lucette, mon aînée de huit ans, la Lucette de la Limoise, s’était laissé épouser par un officier de marine qui me l’avait emmenée à la Guyane, et j’avais connu ainsi le premier véritable chagrin de ma vie. Pour toute réponse à la communication qui m’était faite, je me bornai donc à exhaler un de ces gros soupirs comme en ont les enfants et qui en disent plus que toutes leurs paroles. Ma sœur alors me prit dans ses bras, me couvrant de baisers dans un de ces transports de tendresse maternelle que je lui connaissais souvent. « Je donnerais un royaume, mon chéri, dit-elle, un royaume pour un soupir de toi ! » C’était prononcé avec une nuance de drôlerie pour corriger ce que la phrase aurait eu de trop lyrique, mais quand même elle y avait mis tout son cœur, et je vis ses yeux se mouiller d’une larme à la pensée que ce mariage allait peut-être marquer entre nous le commencement des séparations…
Hélas ! De nos jours la petite fontaine Saint-Michel, sous ses châtaigniers centenaires, est demeurée pareille, avec ses fraîches mousses d’eau et sa discrète musique ; mais cet avenir, que les deux fiancés s’étaient là promis l’un à l’autre, a fui comme un songe ; leur jeunesse a passé, leur âge mûr a passé, et aussi leur vieillesse côte à côte ; ils ont connu les enfants de leurs petits-enfants, et depuis quelques années ils dorment ensemble sous les mêmes dalles de cimetière…
II
Aux premiers jours d’octobre, comme les années précédentes, nous repartîmes, ma sœur et moi, pour Rochefort, — où m’attendait la plus délicieuse des surprises. Quand j’entrai dans le salon rouge, impatient de retrouver mon piano, je le vis relégué en un coin obscur, tandis qu’un autre, un beau piano neuf, trônait à sa place. Je compris tout de suite, et dans ma hâte de jouir d’un tel cadeau, je promenai fiévreusement mes doigts sur ce clavier aux sons inconnus. Oh ! quel ravissement ! Cela chantait d’une voix profonde et douce ; tout ce que je jouais là-dessus était comme transfiguré par des fées aux baguettes sonores… Aussitôt me revint en mémoire un passage du Journal des missions (je m’occupais beaucoup des missions protestantes en ce temps-là), un passage qui contait l’émerveillement d’un jeune néophyte noir du pays des Bassoutos entendant pour la première fois un de nos missionnaires jouer sur un piano arrivé de la veille : « Ce sont des voix humaines, avait-il dit, mais des voix qui chantent dans l’eau. »
Des voix dans de l’eau, oui, c’était bien cela, et comme il avait trouvé juste, le jeune sauvage !…
J’avais peine à m’arracher au mystère charmant de ces résonances, jamais entendues ailleurs. Cependant je finis par me lever d’un bond, pour courir à la recherche de mes parents et tendrement les embrasser. Je n’eus pas longue course à faire du reste, car ils étaient tous deux derrière la porte, venus à pas de loup pour épier ma joie…
C’est sur ce piano que je fus, cette année-là, initié à Chopin, et cela me servit à oublier beaucoup les tristesses du collège, des devoirs, des pensums et de l’hiver.
III
Par ailleurs, sauf l’absence de Lucette, aucun changement dans notre vie de famille, où mon frère n’avait fait qu’une courte apparition, l’an dernier, entre ses exils aux deux bouts du monde. Dès les premières fraîcheurs d’automne, nos soirées du dimanche, les seules où l’on me permettait de veiller, avaient recommencé dans le salon rouge, devant les clairs feux de bois aux longues flammes gaies. Ce cher vieux salon rouge, c’est moi-même, hélas ! qui l’ai détruit, il y a une trentaine d’années, trouvant qu’il était par trop démodé sans cependant l’être assez ; en ce temps-là, il est vrai, les figures chéries qui l’avaient animé pendant mon enfance étaient encore de ce monde et j’avais pu les consulter sur cette transformation ; mais, aujourd’hui que toutes ont plongé dans l’abîme des temps révolus, que ne donnerais-je pas pour retrouver seulement le « salon rouge » qui me les rappellerait davantage !… Oh ! comment ai-je pu le détruire ?… Hélas ! puisque c’est fait, au moins que j’essaie d’en prolonger le souvenir en le décrivant un peu.
Assez grand pour donner le soir des recoins d’ombre, il était dans des nuances volontairement sans éclat ; sur ses murs descendaient du haut en bas de larges raies de deux tons de chamois, séparées par des dorures très discrètes ; peu d’or, même sur les portes, car mon père tenait à ce que tout fût simple. Les meubles marquaient la fâcheuse période Louis-Philippe, acajou, velours rouge coupé par des bandes de tapisserie. La « garniture de cheminée », obligatoire à cette époque, était belle et sévère, bronze et marbre noir, hauts candélabres et grande pendule dont les personnages représentaient une allégorie de la Charité. Les portraits de famille avaient des cadres tous pareils, noir et or, avec des angles cintrés qui leur donnaient quelque chose de presque religieux. Toujours des fleurs fraîches, et cependant une impression d’austérité huguenote se dégageait de l’ensemble ; du reste, à une place d’honneur, trônait sur une table une énorme vieille Bible du xviie, qui avait servi pendant plus de deux siècles aux lectures à haute voix des ancêtres, le soir, avant l’instant de s’agenouiller tous ensemble, avec même leurs domestiques, pour la prière finale de chaque journée.
Cependant elles n’avaient rien d’austère, nos soirées du dimanche, oh ! non, mais plutôt de très gai, dans leur naïveté presque enfantine. Quand tout le monde, en sortant de la salle à manger, s’était assis là en cercle, je commençais par gambader au milieu, malgré mes treize ou quatorze ans, joyeux rien que de me sentir si entouré de ces douces protections, et je pensais : « À présent on va jouer, tout le monde ensemble, et à des choses si amusantes ! »
S’amuser, oui, dans le sens innocent et puéril du mot ; jouer à ces « petits jeux » que les grandes personnes consentaient soi-disant pour mon plaisir et celui de la petite Marguerite, mais qui au fond les amusaient aussi. Et ce fut, cette année-là comme les autres, ma grand’tante Berthe, la doyenne, qui s’y montra la plus brillante ; elle triomphait surtout dans le jeu du « chat derrière une porte », où elle avait des miaulements parfois amoureux, parfois courroucés, en des tonalités toujours impossibles à prévoir, qui me donnaient des fous-rires à en tomber par terre.
Notre vrai chat (monsieur Souris, déjà plusieurs fois nommé) s’en inquiétait lui-même, de ces miaulements de tante Berthe, qui signifiaient peut-être des imprécations terribles ou des propos inconvenants à force d’être tendres ; il dressait l’oreille et la regardait, avec un air de se demander : « Quoi ? Quoi ?… Mais qu’est-ce qu’elle dit, celle-là, qu’est-ce qui lui prend ? »
Au milieu du cercle que formaient les fauteuils et les robes à crinoline, ce monsieur Souris, dit « la Suprématie », dormait tout près du feu, en pleine confiance, très allongé, pattes et queue étirées en leur plus grande longueur, à la façon des chats très heureux. De temps en temps je me baissais vers lui pour une caresse, et il avait le réveil très aimable, répondant toujours par un petit « trr ! trr ! » qui voulait dire : « Oh ! c’est toi !… Mon Dieu, quel bonheur d’être au monde, n’est-ce pas ? et de vivre dans une maison pareille ! » À quoi je répondais, mentalement bien entendu : « Je ne saurais le contester, mon cher Souris ; mais tout de même il y a les revers de la médaille ; ainsi, tel que tu me vois, je vais être obligé de me lever demain matin avant le jour, à cause d’une horreur de version grecque qui n’a pas encore voulu sortir ! » Pour attester son dédain du grec, il se roulait alors avec des tortillements de serpent, les quatre pattes en l’air, étalant sur le beau rouge moelleux du tapis son petit ventre à pelage d’hermine, léché toujours avec tant de soin, qui était ce qu’il avait de plus réussi dans sa personne plutôt disgraciée, — et en général, pour oublier les malheurs qui m’attendaient à l’aube prochaine, je me roulais, moi aussi, à ses côtés. « Oh ! — disait tante Berthe en feignant l’indignation, — mais ce sont des manières de bourricots dans les prés ! »
J’ai déjà beaucoup parlé de ma grand’tante Berthe[1] et de ma tante Claire[2]. Mais, dans ce livre, qui sera comme une sorte de longue épitaphe sur des tombes très vénérées, j’en ai jusqu’à présent omis deux autres, et cela me semble un manquement à leur mémoire, puisqu’elles m’avaient tant chéri.
D’abord tante Corinne, celle qui avait imaginé de m’apporter une distraction bien inédite en me faisant faire de la photographie, chose encore toute nouvelle à cette époque. La plupart de ces épreuves, bien maladroites, existent du reste encore et m’éternisent un peu des reflets de chers visages. Tante Corinne, quelle figure candide et jolie elle avait, sous ses papillotes d’un gris clair d’argent, toujours si correctement roulées ! Et combien elle était inaltérablement aimable, dans son effacement voulu ! Jadis, pour obéir à un mari qui avait fait d’elle une martyre, elle s’était exilée au loin, n’osant plus donner signe de vie, et j’ignorais presque son nom, quand un beau jour, vers mes dix ans, devenue veuve, ruinée et seule, elle nous tomba du ciel, pauvre épave qui se réfugiait près de nous et que j’aimai aussitôt, comme si je l’avais toujours connue. Par crainte d’être une charge, elle avait absolument voulu tenir des écritures dans une maison de commerce, ce qui l’obligeait chaque jour à quitter la maison de bonne heure. Comme je subissais la même obligation matinale à cause du collège, je ne manquais jamais d’aller aussitôt levé gratter du bout des ongles à la porte de sa chambre, ce à quoi elle répondait par un « oui » tendrement affectueux. Or, ce petit grattement de chat était, disait-elle, ce qui l’aidait le plus à supporter les aubes grises de l’hiver, et même ce qui lui devenait le plus cher dans la vie.
Ensuite, il y avait tante Eugénie, notre voisine, la mère de Lucette et la dame de la Limoise, qui ne m’était nullement parente, mais qui faisait partie, elle aussi, du cénacle des anxieuses tendresses groupées autour de moi.
En ce temps-là, on jugeait non sans raison que les femmes âgées gagnent à ne pas se montrer nu-tête ; or, ma sœur à part, aucune des figures chéries qui m’entouraient n’était jeune, hélas ! Toutes étaient donc coiffées de bonnets de dentelle, avec des coques de ruban ou des fleurs, et ne montraient de leurs cheveux que des papillotes posées sur les tempes et lissées si bien qu’elles semblaient vernies. Quant à ma sœur, dont l’image de jeunesse reste si nettement gravée dans mon souvenir, elle portait deux nattes qui lui descendaient sur les oreilles, et le nœud de ses cheveux, trop compliqué comme l’exigeait la mode alors, était arrangé cependant avec la grâce qu’elle mettait à toutes choses. Les robes, pour ces petites soirées-là, étaient rigoureusement montantes, il va sans dire, et, sous l’effort des crinolines, elles m’amusaient beaucoup en s’enflant soudain comme des ballons dès que les personnes s’asseyaient.
Outre les jeux, il y avait la partie musicale dont j’étais un des premiers sujets avec mon professeur de piano et le violoncelliste qui me donnait des leçons d’accompagnement. Mais chaque fois que je repense à ces modestes et touchantes soirées de jadis, je réentends la voix très pure de ma sœur chantant, d’une façon naïve peut-être, ces vers magnifiquement sinistres : « Dans la nuit éternelle emportés sans retour, Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges, Jeter l’ancre un seul jour ? » C’est que ce « Lac », musique de Niedermeyer, se maintint pendant deux saisons le morceau qui lui fut le plus redemandé par les douces auditrices en papillotes, restées sentimentales à la manière honnête de leur temps ; tellement redemandé que Lucette, avant sa fuite pour la Guyane, avait défini nos soirées, avec sa petite ironie impayable, par cette formule lapidaire : « Le lac, le thé, les tartines. » Pauvre lac, aujourd’hui bien rococo, mais qui n’était pas sans beauté ! Oserai-je dire ici que Lamartine m’était déjà antipathique, dès le collège, par sa poserie et son grand profil pompeux ; cependant le début incontestablement splendide de ce poème, que je m’étais presque lassé d’accompagner si souvent au piano, avait peut-être amené en moi le premier éveil de mes terreurs en présence de notre course au néant…
À neuf heures et demie, on apportait le thé, et c’était toujours à ce moment-là que nous arrivait, de la rue silencieuse et déserte, la pauvre voix cassée qui chantait, sur un air si mélancolique : « Gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux tout chauds ! » La bonne vieille marchande, entendue ainsi toute mon enfance, passait toujours avec sa même régularité presque inquiétante, presque fatale dirais-je, comme ces coucous qui, pour chanter nos heures fugitives, sortent automatiquement des vieilles pendules.
Il faisait son entrée, le thé, sur le toujours même immense plateau rouge, qui datait de l’Empire ; quant aux fameuses tartines, les assiettes en vieux Chine dans lesquelles on les servait tous les dimanches venaient de notre maison de l’île, apportées depuis deux siècles par des ascendants inconnus dont les aventures de jadis dans les mers Jaunes avaient de tout temps beaucoup surexcité mon imagination.
Sur la fin de la soirée, nous ne tenions plus en place, la petite Marguerite et moi, pris d’un impérieux besoin de mouvement, de galopade à toutes jambes, de course éperdue n’importe où. Nous n’osions plus, nous trouvant trop grands, nous échapper du salon comme les années précédentes pour faire tapage dans la salle à manger, en poursuites folles autour de la table ronde ; mais tous les soirs, lorsque nos voisins les D… nous quittaient, emmenant la petite fille, et qu’on allait les conduire jusqu’à la porte, oh ! combien l’air froid du dehors était tentant, et aussi la rue, la longue rue droite, toute silencieuse, toute vide, toute noire entre ses modestes maisons fermées, et où personne ne passait ! Alors, chaque fois c’était irrésistible, cette petite Marguerite et moi nous n’étions plus que deux jeunes bêtes captives dont la cage se serait ouverte, nous nous élancions sans but, sans raison, brûlant les pavés, jusqu’à perdre haleine, pour une randonnée délicieuse de trois ou quatre minutes qui nous retrempait de vie…
À mon retour au salon, où je rentrais la poitrine voluptueusement dilatée par l’air vif et parfois glacial, c’était par contraste l’heure très recueillie où mon père ouvrait la grosse Bible du xviie ; il en lisait un court passage, après quoi nous tombions tous à genoux pour la prière finale de la journée.
Dès qu’on s’était relevé, nos bonnes de l’île d’Oléron, qui étaient venues elles aussi se prosterner parmi nous, se hâtaient d’apporter un monumental étouffoir de cuivre rouge, datant des ancêtres, et où généralement mon père tenait à plonger lui-même les bûches encore enflammées : c’était la minute de la retraite sans rémission ; j’embrassais tendrement tout le monde et m’en allais dormir…
Personne, hélas ! non, personne ne me reste plus de ce temps heureux, qui lui-même s’efface de ma mémoire, trop encombrée aujourd’hui par les plus éclatantes images de cette terre. Ce fut sans doute un des malheurs de ma vie d’avoir été beaucoup plus jeune que tous les êtres qui m’aimaient et que j’aimais, d’avoir surgi parmi eux comme une sorte de petit Benjamin tardif sur lequel devaient converger fatalement trop de tendresses, — et puis d’être laissé si affreusement seul pour les suprêmes étapes de la route !
IV
Dès le commencement de décembre, ma sœur et moi nous avions, comme jadis, placardé dans la salle à manger des petites affiches exposant nos desiderata pour les étrennes, et cette année-là fut, hélas ! la dernière des dernières où nous fîmes encore la fête du premier de l’an et le réveillon de minuit, malgré l’absence de Lucette qui jusqu’alors en avait été l’âme, la gaieté et la fine drôlerie. Parmi tant de choses qui me furent données ce 1er janvier 1864, il y eut de très beaux livres de voyages illustrés, et c’était l’époque où les images commençaient d’être vraiment artistiques ; les palmiers qui y figuraient, au lieu d’être conventionnels comme dans les livres précédents, avaient été dessinés d’après nature. Des palmiers, il y en avait aussi de photographiés, dans les épreuves transparentes que je reçus pour mon stéréoscope, et ce fut pour moi une révélation soudaine et précise de cette flore tropicale qui jusque-là m’appelait confusément. Oh ! voir des palmiers ! Je rêvais cela, comme naguère, avant mes voyages chez l’oncle du Midi, j’avais rêvé de voir des montagnes. Le palmier d’appartement, qui de nos jours encombre même les loges des concierges, n’était pas venu jusqu’à notre province, et surtout on n’avait pas encore acclimaté, dans notre Sud-Ouest attiédi par les continuels courants du golfe des Antilles, le palmier chamœrops, qui y croît maintenant partout. Oh ! si on avait pu me donner alors une vision anticipée de notre cour de Rochefort, telle qu’elle est aujourd’hui, — avec ses chamœrops de pleine terre, hauts comme de vrais arbres, apportant leur note si nouvelle et si étrange auprès de mon cher petit bassin inchangeable, — j’aurais cru qu’un heureux cataclysme avait déplacé l’axe du monde.
Pour me troubler davantage, des lettres m’arrivaient des colonies, des lettres très longues et détaillées tout comme à un grand garçon. C’était Lucette qui me parlait des forêts vierges de la Guyane ; c’était mon frère, qui me contait des promenades à dos d’éléphant, ou des chasses aux oiseaux merveilleux parmi les végétations folles de l’Indo-Chine…
Je le sentais aussi très préoccupé de mon avenir, ce frère toujours si lointain, mais qui m’aimait tant, et ses idées là-dessus me paraissaient plus pratiques que celles de mon père, parce qu’elles étaient plus modernes.
« Il faut pourtant que je te parle un peu de tes études, m’écrivait-il cet hiver-là[3]. Dis-moi bien dans ta prochaine lettre, mon bijou chéri (sic), les choses pour lesquelles tu te sens le plus de dispositions. Moi, je tiens toujours pour les mathématiques, tu sais ; c’est à cela que je voudrais surtout te voir mordre ; le latin et surtout le grec, n’y consacre pas trop de temps. Fais aussi tes efforts pour contenter tes professeurs de dessin et de musique ; tu verras combien ces deux talents te seront agréables plus tard. Quant à l’histoire naturelle, je suis heureux que tu t’y intéresses ; tu ne te doutes pas de tout ce que je te rapporterai de joli pour ton musée. »
Venait ensuite ce conseil, qui m’avait frappé singulièrement, donné par ce frère dont je n’étais pas sans avoir soupçonné la vie romanesque, passionnée, manquant un peu de sagesse :
« Cher enfant, continue toujours d’être sage, aimable et pieux ; tu ne saurais te persuader combien d’amers regrets tu t’épargneras ainsi… »
V
Ce quatorzième hiver de ma vie passa, en se traînant un peu, mais enfin il passa. Les premières timides fleurs reparurent aux branches qui avaient semblé mortes, et, le 21 mars, j’allumai, au fond de la cour, mon petit feu de joie traditionnel pour fêter le printemps. L’événement capital en perspective était le mariage de ma sœur avec notre cousin du Midi, fixé aux premiers jours de l’été ; je ne cessais d’y penser ; certes, je me disais que ce serait très amusant, cette cérémonie, mais combien les lendemains seraient sinistres, car cette grande sœur tant aimée nous quitterait après, et je ne me résignais pas à son départ définitif de la maison, où elle incarnait la vie, le charme et la jeunesse.
Ce printemps donc, le dernier où nous devions la posséder tout à fait, je passai beaucoup de temps auprès d’elle, dans son atelier dont je n’ai guère parlé jusqu’ici, bien qu’il ait été un de mes lieux d’élection depuis mon enfance. Son atelier, mon père l’avait fait construire pour elle quelques années plus tôt, jugeant avec raison qu’elle avait assez de talent comme peintre pour trouver là sa voie dans l’avenir, au cas où elle ne se marierait pas. C’était une très grande pièce, haute de plafond, qui donnait par de larges baies sur notre cour et sur les jardins du voisinage. Aux murailles, peintes couleur bronze, étaient accrochées en rang toutes ses études de l’atelier Léon Cognet, et quelques copies vraiment remarquables qu’elle avait faites au Louvre ; il y avait aussi sur les étagères des plâtres, des bustes, des moulages de figures antiques. Là, souvent, au milieu d’une petite cour d’amies, d’élèves, de modestes admirateurs et admiratrices, elle trônait avec la plus spirituelle bonne grâce, ne quittant pas sa palette ni son long bâton mince, qu’elle tenait d’une façon très élégante dans sa main toute petite. (On était encore à l’époque du « bâton » qu’avaient pratiqué tous les peintres d’autrefois pour s’appuyer le poignet ; on ignorait ces taches de couleur, boueuses, informes, par lesquelles aujourd’hui on arrive beaucoup plus facilement et plus vite à des semblants d’effets ; la peinture était restée honnête, dans le sens attribué par Ingres à un tel mot ; c’est pourquoi le bâton semblait toujours nécessaire, pour donner au coup de pinceau sa décision et sa netteté.)
Une des visions d’elle dans son atelier, qui est restée le plus ineffaçable de mon souvenir, date de cette année-là et d’un beau matin de mai, le premier matin où nous était arrivée tout à coup la grande chaleur lumineuse de l’été avec un délirant concert d’hirondelles. Dans cet atelier, je l’attendais en compagnie de notre professeur d’anglais, — car nous prenions ces leçons-là ensemble (d’après la méthode Robertson, en paraphrasant la toujours même histoire d’un certain sultan Mahmoud et de son grand vizir). Elle entra, dans un rayon de soleil, ayant à la main son long bâton qu’elle tenait comme une canne du xviiie siècle, et vêtue d’un peignoir genre créole que je ne lui avais encore jamais vu, blanc à grands dessins jaune d’or, pli Wateau, crinoline et quantité de volants. De son regard si fin, souvent un peu moqueur et si drôle, elle nous interrogea tout de suite sur l’effet produit, ayant l’air de nous dire : « Je suis tout de même un peu cocasse, n’est-ce pas, dans mes falbalas de deux sous ? » Le fait est que ce costume sensationnel avait été tout simplement taillé dans une vieille cotonnade hindoue dénichée au fond des coffres du grenier. — Mais, au contraire, nous la trouvions charmante, elle nous semblait personnifier l’été, qui justement nous arrivait en même temps qu’elle, et son apparition de ce jour me confirma une fois de plus dans le sentiment qu’elle était une créature à part, que parmi les jeunes filles de notre monde aucune n’aurait jamais son aisance ni sa grâce. Ce qui contribuait sans doute à la distinguer des autres, comme allure générale, c’est qu’elle avait voyagé de très bonne heure, du moins pour son époque ; elle avait fait des séjours à Paris, et aussi des séjours en Alsace, chez le pasteur de Mulhouse, ami intime de notre famille, d’où elle s’échappait parfois avec des amies protestantes pour visiter les lacs de Suisse, ou pousser une pointe en Allemagne. Elle avait beaucoup étudié et elle écrivait d’une façon délicieuse, avec un esprit étincelant ; mon père, très lettré lui-même et poète à ses heures, en était fier, tandis qu’il s’affligeait de me voir toujours irrémédiablement dernier en composition française. Pendant ses absences, qui duraient jusqu’à deux ou trois mois, elle m’écrivait de longues lettres qui me charmaient, surtout ses descriptions du lac de Lucerne dont je me souviens encore. Elle m’adorait et je l’admirais sans réserves, ce qui lui donnait sur mon imagination d’enfant un ascendant suprême. Elle voyait tout, ou elle devinait tout, et, dans ma petite enfance, elle m’avait persuadé sans peine qu’elle était un peu sorcière. Elle a été une des influences qui ont le plus contribué à m’éloigner, jusque dans les moindres détails de la vie, je ne dirais pas de tout ce qui était vulgaire, mais même de ce qui était inélégant.
VI
Je me souviens de ce beau soir d’été où elle me fit appeler pour assister à la répétition générale de sa toilette de mariée. Dans sa chambre, que les jasmins de nos murs emplissaient de la plus suave odeur, je la trouvai assise devant une glace et ajustant sa couronne, tandis que son voile, étendu sur les fauteuils bleus, faisait près d’elle comme un nuage. C’était l’époque où les crinolines, les cages d’acier avaient pris leurs proportions les plus extravagantes, et il me sembla qu’elle émergeait d’une véritable montgolfière de soie blanche. La fenêtre était grande ouverte, on entendait les martinets passer et repasser dans le ciel avec leurs cris de joie, et les mille petites cassolettes des jasmins nous envoyaient un fol excès de parfum.
Étant entré le même soir dans la chambre de ma mère, j’avisai sur une chaise un grand carton de modiste que je ne connaissais pas : « Je parie, maman, dis-je, que c’est ton chapeau pour le mariage ? — Tout juste, mon petit ! — Oh ! bonne mère, fais-le-moi voir ! » Ma mère dépensait sans doute très peu d’argent pour sa toilette, cependant son goût était si sûr, que tout ce qu’elle avait, même les choses les plus simples, charmait toujours. Je ne lui avais jamais connu que de jolis chapeaux, mais je restai en extase devant celui-ci qui me parut une merveilleuse trouvaille de couleurs. Il avait, bien entendu, la forme disgracieuse qui sévissait cette année-là, avec une « passe » très haute et un long « bavolet » ; mais il était en crêpe vert, d’un délicieux vert céladon très pâle, orné de paquets de roses saumon voilées d’une imperceptible gaze blanche et d’où s’échappaient des plumes, du même vert adorable que le chapeau lui-même… Naturellement j’exigeai qu’elle l’essayât, et je crois que je n’avais encore jamais vu ma bien-aimée maman aussi jolie que là-dessous, avec ses beaux yeux si fins, son visage régulier sans une ride, ses boucles presque sans un fil d’argent. Ce fut d’ailleurs la dernière image de ma mère vraiment jeune qui resta fixée dans ma mémoire.
VII
La dernière semaine avant le mariage de ma sœur avait amené chez nous une agitation très gaie. Des domestiques qui nous avaient quittés naguère pour se marier et s’établir dans « l’île », s’étaient fait une joie de revenir, pour aider à toutes choses, et le soir, à la cuisine, on ne manquait jamais de danser un bal de Saintonge (une vieille danse du pays qui, en Oléron surtout, s’était conservée). Dès que je me rappelais que ma sœur était sur le point de déserter la maison, je me sentais le cœur serré affreusement, mais quand même, j’allais danser moi aussi, bien entendu, avec ce brave monde, et chanter le vieux refrain qui nous faisait sauter tous en rond : « Ah ! Ah ! à la pêche aux moules, Je ne veux plus y aller, maman, Les garçons de Marennes m’avant pris mon panier, maman ! »
Quand vint le grand jour, ma sœur voulut m’avoir à côté d’elle dans sa voiture, et à côté d’elle aussi au cortège, la tenant par la main. J’étais bien un peu âgé pour figurer ainsi en petit garçon, mais le public nous savait si inséparables l’un de l’autre, que cela parut tout naturel. Frisé ce jour-là avec art, j’avais une veste très ouverte sur un gilet de satin blanc, et des gants « beurre frais », la teinte à la mode. Sur notre passage, je recueillis quelques compliments : « Ah ! il est gentil ! » et j’y fus très sensible, car, à cette époque déjà, mon physique me déplaisait et j’aurais aimé le changer, — ce à quoi je me suis efforcé plus tard avec un enfantillage persistant. Non, je ne me plaisais pas, je n’étais pas du tout « mon type ».
Un vieux usage de notre province voulait que l’on brûlât tous les balais en feu de joie le jour du mariage de la fille de la maison. Après le dîner donc, — car en ce temps-là un dîner de noces était obligatoire, — les domestiques allumèrent au fond de la cour ce feu traditionnel, puis se mirent à danser des rondes autour, et naturellement ce fut irrésistible, la petite Jeanne, la petite Marguerite et moi, nous nous échappâmes du salon pour entrer dans la ronde, en chantant nous aussi à tue-tête le bal de Saintonge.
« Ah ! Ah ! à la pêche aux moules… » J’étais follement gai, avec de temps en temps une envie soudaine de pleurer à l’idée que ma sœur s’en irait demain ; je me sentais très tendre aussi, avec une tendance à me jeter au cou de tout le monde, et voici que, sans m’en apercevoir, je changeais les paroles classiques de la danse : « Ah ! Ah ! à la pêche aux moules, Sœur va nous quitter, maman ! Les garçons de Marennes, Sœur va nous quitter ! » À vrai dire, j’avais bu sensiblement trop de champagne, ainsi que mes deux petites camarades, et ce fut la première des trois fois de ma trop longue existence où l’on me vit un peu gris. (La seconde fois, ce fut à New York, étant déjà aspirant de marine, à un banquet d’une Société de tempérance où quelques convives étaient tombés sous la table. Et la troisième, ce fut il y a une trentaine d’années, à Constantinople, au redoutable palais d’Yeldiz, la nuit où l’on me présenta au chef des Croyants, dans un kiosque féerique, d’où l’on voyait de loin flamber Stamboul dévoré par un immense incendie. Certain champagne rose très doux m’avait trahi, et quelle ne fut pas mon angoisse quand je crus voir une buée se former tout à coup devant mes yeux pour m’embrumer l’image du « Sultan rouge » qui m’indiquait une chaise à ses côtés !)
« Ah ! Ah ! à la pêche aux moules… » Plusieurs émissaires nous avaient été délégués, à nous les trois petits qui sautions si bien autour de la flamme, pour nous conjurer de rentrer au salon ; mais nous ne voulions rien savoir. Il fallut que la mariée en personne vînt nous prendre par les sentiments pour nous ramener. Elle y gagna d’être contrainte par sa vieille bonne à danser elle-même un tour de Pêche aux moules, ce à quoi du reste elle se prêta avec la meilleure grâce du monde, en relevant sa traîne blanche.
Après qu’elle nous eut époussetés, repeignés, bassiné le front avec de l’eau fraîche, elle se risqua à nous présenter à l’assistance, qui me réclamait pour m’entendre au piano. Ne me sentant pas encore tout à fait d’aplomb, je choisis dans mon répertoire un morceau banal et facile, que je jugeais comme très au-dessous de moi : des variations sur la romance de la Violette. Oh ! surprise, je jouai avec un brio tout à fait anormal, mais sans faire de fausse note, et il y eut surtout un certain finale « Alla militare » qui me valut un triomphe.
Un peu plus tard, dans la soirée, me sentant calmé, je choisis comme morceau de rappel un Nocturne de Chopin, où je mis toute ma petite âme d’enfant, mais qui n’obtint qu’un succès d’estime. Seules, la mère de Lucette et ma bien-aimée maman à moi, — qui avaient ce soir-là beaucoup de roses dans les dentelles de leurs bonnets, — s’en montrèrent émues : « C’est que tu as vraiment bien joué ça, petit ! » me dit l’une d’elles. « Ce n’est pourtant guère de la musique de son âge », répondit ma mère, en me couvrant d’un regard de mélancolique inquiétude que je revois encore…
VIII
Par une erreur de chronologie, dans le Roman d’un enfant, j’ai dit n’être plus revenu passer mes vacances chez l’oncle du Midi depuis l’année où, sous le berceau de treille muscat, au milieu du bourdonnement des guêpes de septembre, j’avais pris ma ferme résolution de me faire marin. Mais si ; l’année du mariage de ma sœur, je revins encore dans la vieille petite ville aux remparts gothiques en pierres rouges et aux portes ogivales. Le lendemain de la cérémonie, je partis avec les nouveaux mariés, et ce qui fut cette fois la grande nouveauté de la route, c’est que nous emmenions maman avec nous, ma maman chérie, — qui était la seule personne de notre famille n’ayant jamais quitté notre province aux grands horizons plats et qui rêvait, comme moi naguère, de voir enfin des montagnes.
Je me rappelle à peine l’arrivée là-bas, dans la maison Louis XIII, à la nuit close ; mais je retrouve si bien le lever du jour, dans cette chambrette que j’avais déjà occupée pendant trois ou quatre étés ! Les bruits dont je m’étais longuement déshabitué m’éveillèrent de bon matin, le jacassement des poules et des canards dans la rue, et surtout, pour me donner plus vite la notion précise du lieu, les coups rythmés du métier de Tanou, le tisserand du voisinage, qui travaillait là, comme une sorte d’araignée éternelle, ne cessant jamais d’allonger ses rudes toiles de chanvre. (C’était encore le temps des humbles petits métiers locaux, que le « progrès » a partout remplacés, de nos jours, par l’enfer des usines.)
Les autres années, la joie de mon premier réveil dans cette chambre était de me sentir enfin arrivé dans le pays où les libres vacances allaient commencer sous le beau ciel bleu. Mais cette fois non, la joie, la vraie joie fut de me dire : « Est-ce vraiment possible ? Maman aussi est venue, maman est là ! Et je vais pouvoir lui montrer la réalité de ce qu’elle n’a jamais vu, les vallées, les montagnes, l’emmener avec moi partout !… »
En effet, pendant cette saison qui fut radieuse, j’abandonnai beaucoup mes compagnons habituels, la bande des petits Peyral et celle des petits paysans ahuris et dociles, pour me promener avec maman, mais rien que nous deux en partie fine, et je la conduisis, par les sentiers de chèvres qui m’étaient familiers, dans les fourrés épais bordant les rivières ou sur les sommets d’où sa vue ravie dominait les profonds lointains ; rien ne me charmait comme de lui faire ainsi, à elle toute seule, les honneurs de tout mon domaine d’imaginaire aventurier. Et ces vacances-là furent, je crois, les plus adorables de ma vie…
Mais le mois de septembre fini, quand il fallut nous remettre en route tous les deux pour Rochefort, abandonnant ma sœur dans sa résidence nouvelle, mon cœur se déchira affreusement. Je n’avais pas réfléchi que cela surviendrait si vite, que ce serait si définitif et si douloureux : donc, c’en était fait, elle n’habiterait plus sa chambre bleue ni son atelier, nous ne la reverrions plus que de temps à autre en visite, elle ne serait plus quelqu’un de chez nous.
IX
À peine de retour à Rochefort, il me fallut, bien entendu, subir la catastrophe prévue d’être remis au collège, et cette rentrée des classes fut pour moi la plus lugubre de toutes. Pour comble, je tombais sous la férule d’un certain « Caïman Vert », — que d’autres dénommaient aussi la « Guenon de Madagascar », — un vieillard impitoyable, qui entreprit, sans succès du reste, à coups de devoirs et de pensums, de m’initier au beau langage et à toutes les fleurs de la rhétorique française. Car c’était en Rhétorique que j’entrais, bien que je n’eusse guère les allures ni la mentalité d’un rhétoricien ; vainement mon frère, qui approuvait mes projets subversifs, demandait-il dans ses lettres venues de si loin, que l’on me fit passer dans les classes de science, mon pauvre cher père, un peu vieux jeu, tenait à me faire finir d’abord mes « humanités… »
Les mélancolies de ce quatorzième automne de ma petite existence commencèrent tout de suite de me pénétrer avec une acuité cruelle. Les premiers matins froids, les tombées hâtives des nuits, tout cela que j’avais oublié et qui allait recommencer, me trouvait sans résignation et sans courage. Les ramoneurs savoyards étaient aussi revenus, les mêmes sans doute que les années précédentes, car je reconnaissais leurs voix tristes, et, quand ils passaient sous les fenêtres de ma chambre pendant que je faisais mes devoirs, leur chanson comme une longue plainte : « À ramoner la cheminée, du haut en ba-a-as ! » me donnait envie de pleurer. Je percevais par tous mes sens l’approche de cet hiver au collège, qui me faisait l’effet d’un supplice à terminaison infiniment lointaine. Elles semblent du reste très longues à tous les enfants, nos saisons terrestres, quand au contraire, vers le déclin de la vie, elles paraissent si courtes à ceux qui n’en ont plus que très peu en perspective avant la mort.
Et puis vraiment ce Caïman Vert (que d’aucuns préféraient dénommer la Guenon de Madagascar) avait accompli le tour de force de me faire regretter le Grand Singe ; pédant et pompeux, il m’était plus exécrable encore ; oh ! son cours, ses dissertations, ses fleurs de style, ses périodes, ce que tout cela me portait sur les nerfs ! Et peu à peu, avec mon air de n’y pas toucher, je devenais, sous son règne, le plus redoutable des mauvais gamins de rhétorique. J’excellais à introduire subrepticement dans le poêle, les jours de grand froid, des morceaux de gomme élastique, dont la combustion sentait tellement mauvais qu’il fallait se hâter d’ouvrir portes et fenêtres ; alors le Caïman Vert, sujet au coryza, avait des éternuements en séries qui ne finissaient plus, ce qui mettait toute la classe dans une joie délirante. Et je n’avais pas mon pareil pour lancer au plafond des boulettes de papier mâché, auxquelles pendaient par un fil des petits morceaux de papier vert découpés en forme de caïman. Je trouvais ça bête, vulgaire et malpropre, les boulettes de papier surtout, mais j’en subissais la tentation irrésistible, et puis, pour tout dire, cela me donnait parmi mes camarades une sympathique popularité que je n’avais encore jamais connue.
Un jour, je cédai même à la tentation d’être ouvertement agressif. On venait d’expliquer je ne sais quel passage de je ne sais quel auteur grec, où revenait souvent le mot gunê (femme), et je demandai la parole, — ce qui se faisait en produisant du bout des doigts un léger bruit de castagnettes et en disant : « M’sieu ! M’sieu ! » (On avait le droit d’interpeller en classe, mais seulement, bien entendu, sur des questions de style ou de linguistique.) Il ne m’était jamais arrivé de prendre part à ces tournois d’érudition, aussi le Caïman Vert ne céda-t-il qu’avec étonnement et méfiance.
— M’sieu, dis-je, ça doit être de gunê, n’est-ce pas, que vient guenon ?
À ces mots, celle (la guenon) de Madagascar ne se tint plus de fureur :
— Vous, répondit-elle, vous me ferez deux cents vers pour demain matin !
Et toute la classe avait éclaté d’un rire bruyant, tandis que je baissais les yeux en m’efforçant de prendre un petit air d’innocence pour ne pas aggraver ma situation.
Deux cents vers pour demain matin !… aïe, aïe, pauvre tante Claire !… Car c’était elle, sans doute, qui les ferait ces deux cents vers-là. Aussitôt rentré à la maison, je montai donc dans sa chambre pour la cajoler un peu et la mettre au travail avant d’aller me promener. Son choix se fixa comme d’habitude sur la troisième satire de Boileau : « Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère, D’où vous vient aujourd’hui cet air sombre et sévère, etc. » C’était sous l’emprise de cette poésie que sa plume courait le plus vite, car elle la savait par cœur, pour l’avoir déjà maintes fois copiée en pensum.
X
Mon frère, qui était toujours mon conseiller intime et secret, ne semblait pas prendre au tragique mes insuccès en littérature scolaire, et voici, sur son papier mince, jauni par le temps, l’exposé de ses idées là-dessus, tel que je le retrouve dans une de ses lettres de décembre 1864, — mêlé du reste à la description de l’une des pluies torrentielles de là-bas inondant les immenses palmes de son jardin, dans son île basse et baignée d’eau chaude à l’embouchure du Mékong :
« J’y vois à peine pour t’écrire, mon petit frère chéri, tant il fait sombre en ce moment dans ma pauvre case en bambou ; c’est le déluge biblique qui tombe sur notre île de Poulo-Condor. (Cette case, comme il l’appelait, je la savais par cœur, tant il me l’avait décrite, avec même des plans à l’appui ; je connaissais aussi bien que lui-même le gîte de Shao, son petit esclave annamite, le gîte de ses chevaux, celui de ses chiens, et le chai où l’on rencontrait toujours des serpents.) Vois-tu, rien chez nous ne ressemble à des orages pareils ; même ceux qui ont le bon esprit de se déchaîner sur la Limoise le jeudi soir, à point pour t’empêcher de rentrer à Rochefort, ne peuvent t’en donner aucune idée ; ce sont des seaux d’eau lancés à tour de bras contre mon toit ; les belles plantes, les belles fleurs de mon jardin sont couchées comme par des coups de cravache ; j’ai autour de ma case des palmes d’au moins cinq mètres de long qui se penchent pour déverser des cascades, et ma chienne Mirette, qui croit à la fin du monde, est venue se blottir toute mouillée entre mes jambes. Je ne te promets pas de te ramener Shao, car il est en train de devenir sacripant ; mais quant à Mirette, celle-là, attends-toi bien à la voir arriver au printemps avec moi, et recommande, je t’en prie, à M. Souris de ne pas lui crever les yeux.
» Je repense à tes places, réitérées et honorables, de 21e sur 22 en narration française, mais je ne m’en inquiète pas trop, pas autant que papa, je l’avoue ; néglige sans crainte les plus belles fleurs de la rhétorique de ton caïman ; écris comme tu penses, aie confiance en tes petits moyens, sois naturel, c’est la meilleure manière de te rapprocher des premières places…
» Maintenant, figure-toi que l’orage est déjà passé ; ici cela ne traîne pas comme en Saintonge, trois ou quatre lambeaux de nuages restent encore là-haut, mais le soleil est revenu aussi torride qu’avant et il fait briller des milliers de perles de cristal sur les feuilles. Si tu pouvais voir comme tout est bien lavé et étincelant ; c’est d’un vert trop vert, que l’on ne connaît pas chez nous ; les fleurs couleur feu d’un certain arbuste tropical qu’on appelle « le Flamboyant » ressemblent à des pièces d’artifice qui éclateraient dans toute cette étonnante verdure, et les grands papillons recommencent déjà à sortir. La bonne sœur de l’hôpital m’a confectionné une papillonnette pour que je puisse t’en attraper.
» Je t’embrasse mille fois sur tes joues bien douces, mon petit frère. »
XI
Et un hiver de plus s’écoula, pendant lequel je fus sans trêve sous la tyrannie de ce vieux tortionnaire, moitié caïman, moitié guenon, sans doute métis de l’un et de l’autre.
Je ne vivais que dans l’ardent espoir du printemps, qui devait ramener au bercail tous les êtres jeunes, momentanément évadés. Mon frère et Lucette finissaient tous deux leur temps de colonie à peu près à la même époque et devaient nous revenir aux environs du beau mois de mai, et ma sœur avait promis sa visite pour leur retour. Était-ce vraiment possible, que tant de joie allait m’arriver à la fois !… Et je comptais les semaines, presque les heures, dans une impatience toujours croissante.
XII
Vers une heure de l’après-midi, un radieux dimanche d’avril plein de souffles tièdes et de chants d’oiseaux, je rentrais avec ma mère du service religieux au temple protestant. Suivant la coutume des dimanches d’été où les domestiques ont le droit de sortir, nous nous attendions à ne trouver à la maison que les hirondelles. Cependant, nous aperçûmes dans notre cour, tapissée de fraîches verdures et de fleurs, une petite forme humaine très voilée de deuil, toute noire, courbée et branlante qui semblait hésiter et qui, après avoir fait un pas vers nous, rentra se cacher dans une embrasure. Elle s’approcha enfin, releva son épais voile de crêpe et nous montra la figure de ma grand’tante Victorine, qui habitait le voisinage. Elle avait toujours été vilaine, la pauvre vieille, mais aujourd’hui elle était presque terrible à voir, avec son expression de bête traquée.
« Tiens, vous nous attendiez, ma tante ? lui dit ma mère, déjà presque inquiète. — Oui, ma fille, répondit la vieille Parque. Monte dans ta chambre avec moi, j’ai à te parler. » Ma mère alors eut un sursaut comme si on l’avait poignardée. « Qu’est-ce qu’il y a, demanda-t-elle d’une voix presque dure que je ne lui connaissais pas, qu’est-ce qu’il y a, ma tante ?… Mon fils est mort ? — Mais je ne t’ai rien dit, ma fille… Je ne t’ai encore rien rien dit, voyons !… Monte avec moi dans ta chambre. »
Ma mère commença de monter comme une blessée, en se tenant des deux mains à la rampe, tandis que je me sauvais, pris d’une sorte de terreur de savoir, je me sauvais le plus loin possible, jusqu’au fond de la cour, pour me jeter là, tremblant, sur le banc vert, près de mon cher petit bassin aux pierres moussues. Il faisait adorablement beau et tiède, et les oiseaux, comme si de rien n’était, continuaient de chanter le printemps, dans le doux silence de la maison vide et des jardinets vides alentour. J’avais retrouvé soudain mon âme de petit enfant, et je priais là de toutes mes forces, répétant en moi-même : « Mon Dieu, je t’en supplie, mon Dieu, fais que ce ne soit pas vrai ! Mon Dieu, fais que ce ne soit pas ça ! » Survint ma grand’tante Berthe qui descendait de sa chambre, agitée, le visage contracté. « Est-ce que c’est vrai, tante Berthe ? osai-je tout de même demander. — Eh ! bien, oui, mon petit, répondit-elle, en levant les bras, toujours un peu brusque à son ordinaire, eh ! bien, oui, que veux-tu, mon pauvre enfant, un malheur est arrivé ! » Sur quoi elle passa son chemin, sans plus s’arrêter ; alors, maintenant que je savais, je partis en courant pour aller retrouver ma mère…
Mais, du bas de l’escalier qui conduisait à sa chambre, j’entendis déjà ses sanglots… Oh ! l’entendre pleurer ainsi, elle, je n’avais jamais connu cela ni même imaginé cela, et je ne m’approchai plus qu’à petits pas craintifs ; c’était la première fois depuis mon arrivée au monde que le malheur s’abattait sur nous, et j’étais très novice en souffrance.
Ma mère, affaissée dans un fauteuil, avait encore son manteau et son chapeau dont je la vis dénouer les brides avec un geste impatient. Je crois que je jetai un regard de haine à la pauvre vieille Parque innocente qui était assise devant elle, contemplant le mal qu’elle venait de lui faire, et puis, je m’assis sur un tabouret à ses pieds, le visage enfoui dans les plis de sa robe, à la manière des tout petits, quand ils sont en détresse. Elle, ma mère, avait laissé tomber une main, encore gantée pour la rue, jusqu’à mes cheveux et serrait un peu ma tête contre ses genoux, et moi je ne bougeais pas, je ne pleurais pas, vraiment je n’avais pas encore fini de comprendre.
C’est étrange que, à toutes les grandes émotions de ma vie, se sont toujours associés dans ma mémoire de menus objets, d’infimes détails de choses, qui ensuite ne s’en séparent plus. Ainsi la robe que portait ma mère ce jour-là, — et que je ne revis jamais, puisqu’elle prit le deuil jusqu’à la fin de son existence, — je la retrouve aussi nettement que si elle était encore devant moi ; c’était une robe que j’avais dénommée sa « robe-musique », parce que, sur la soie noire du fond, étaient brochés en semis des petits dessins d’une soie verte très brillante qui figuraient absolument des dièses ; pendant les longues minutes où mes yeux restèrent fixés de tout près sur ce bas de robe, les petits dièses verts se sont pour ainsi dire photographiés en moi-même, et je les vois reparaître chaque fois que je repense à cette heure d’épreuve.
Ma grand’mère, mes tantes, qui venaient d’être informées, entrèrent à pas silencieux de fantôme, la figure sillonnée par les larmes, mais n’osant pas parler, et s’assirent en cercle funéraire autour de nous. Le dernier, mon père arriva, portant à la main une enveloppe ouverte et accompagné de mon grand-oncle qui avait été chargé de lui apprendre son malheur. Après que ma mère et lui se furent jetés dans les bras l’un de l’autre, c’est lui qui rompit le silence ; il nous dit que mon frère était mort d’anémie tropicale, à bord du paquebot qui nous le ramenait en France ; l’une des lettres contenues dans l’enveloppe déchirée était du prêtre qui l’avait veillé à ses derniers moments, l’autre était l’adieu que mon frère lui-même avait encore eu la force de nous écrire de sa propre main.
Et cet adieu, mon père commença donc de nous le lire :
« Parents chéris, père, mère, frère, sœur, tantes, grand’mère, vous, toutes mes affections, tout ce que j’aime, recevez mes derniers adieux, mes derniers baisers… »
Mais ici sa voix s’étrangla dans les pleurs, et il se jeta sur un fauteuil, obligé de passer le pauvre papier défraîchi à mon grand-oncle, qui, d’une voix morne, sans inflexions, reprit et continua la phrase commencée :
» … Mes derniers adieux, mes derniers baisers ; en ce moment suprême, il me semble que je vous réunis tous sur mon cœur dans des élans d’ineffable tendresse.
» Grâces à Dieu, au moins puis-je vous écrire, et c’est à ce moment une grande consolation qui compense un peu ce qu’il y a d’affreux à mourir loin de vous.
» Je meurs d’anémie ; c’est ma faute, je suis resté un mois de trop à Poulo-Condor ; quand je suis arrivé à Saïgon, on a fait ce qu’on a pu ; on a pensé que l’air marin allait me remettre, mais c’est trop tard ; à présent, c’est cet air qui me tue.
» Je meurs en Dieu, dans la foi et le repentir ; mes péchés sont rouges comme le cramoisi, mais il me blanchira ; du reste n’a-t-il pas dit : Quiconque croit en moi aura la vie ? Ô Dieu ! mon père, oui, je crois en toi, en ton Saint-Esprit, et mes prières ardentes montent vers ton fils afin qu’il intercède pour moi et qu’il m’aide à traverser la sombre vallée de l’ombre de la mort. Ô Dieu, j’ai péché ; mais tu es un père de pardon et d’amour. Aie pitié, Seigneur, reçois-moi comme un de tes enfants, car je crois et quiconque croit sera sauvé.
» Ô amis chéris, la mort est douce en Dieu ; elle se présente à moi sans m’effrayer, je la contemple venir. Car ce n’est point une séparation, ne serons-nous pas tous éternellement réunis ?
» Au revoir, mes bien-aimés, à cette patrie d’en haut, à ce séjour des élus… Au revoir, au revoir, c’est une pensée consolante.
» Ayez bien de la reconnaissance pour l’amiral ; il a été paternel pour moi.
» Tous nos amis, j’y pense bien. »
Je ne crois pas être profanateur en citant cette lettre, maintenant que plus d’un demi-siècle a passé sur le jour d’angoisse où elle fut écrite, sur le jour de deuil où elle nous fut lue. J’en suis du reste seul juge, étant le dernier survivant de ceux à qui elle s’adressait. Il me semble qu’ainsi je la sauve de l’oubli, au moins pour un temps ; je préfère que le pauvre petit morceau de papier bleu sur quoi elle fut tracée, et qui risque d’être détruit par quelque accident comme toutes les choses de ce monde, ne soit pas le seul gardien de cet adieu que je trouve admirable et qui peut faire du bien à tant d’âmes inconnues, aux prises avec la mort terrestre. Je me souviens d’ailleurs que ma mère la fit beaucoup lire, en particulier à des prêtres catholiques qui étaient venus lui faire visite de deuil et à qui cette lecture causa une émotion profonde. C’était aussi un prêtre catholique, aumônier du paquebot l’Alphée, qui avait assisté mon frère dans son agonie et qui nous transmit son adieu, en y ajoutant une longue lettre de détails, qui nous fut également lue à haute voix par notre vieil oncle :
« C’est le 10 mars, à trois heures de l’après-midi, deux jours avant notre arrivée à Ceylan, qu’il est mort presque sans souffrir et sans avoir perdu connaissance, si ce n’est aux dernières minutes. Tout en respectant ses croyances protestantes, je l’ai aidé dans ces tristes moments autant que je l’ai pu. Il était plein de courage et de résignation. Il s’était préparé de son mieux, et il me disait qu’à des pensées cruelles avaient succédé des pensées plus sereines. La veille de sa mort, il me faisait lui lire les paroles de rendez-vous céleste que sa mère avait écrites en tête de sa Bible[4]… »
À ce passage, la lecture fut interrompue par un plus grand sanglot de ma pauvre mère, et c’est alors que de chaudes larmes me gagnèrent aussi. Jusque-là, j’avais presque honte de ne pas pleurer…
Suivaient deux pages de touchantes petites recommandations pour les uns ou les autres, que le bon abbé avait scrupuleusement transcrites, et puis des détails encore, qui rendaient pour nous presque présente cette mort si lointaine, au milieu des eaux chaudes et agitées de la mer équatoriale.
Et, pour finir, ce post-scriptum qui me troubla étrangement :
« Votre cher fils m’a recommandé de vous dire aussi le lieu exact où il aurait été immergé. C’est dans le golfe de Bengale, par 6° 11′ de latitude Nord et 84° 48′ de longitude Est. »
L’immersion ! Je n’avais pas songé d’abord à cette forme de sépulture, à laquelle tant de marins sont destinés !… Oh ! avoir au moins une petite tombe quelque part, près de laquelle il serait possible aux survivants qui vous aimaient de se recueillir et prier ! Sans doute il avait éprouvé le suprême désir de cela, lui-même ; sans doute aussi il lui avait semblé, faute de mieux, qu’il serait peut-être un peu moins perdu pour nous, un peu moins abandonné seul dans l’immensité de la mer, si nous savions à peu près dans quels parages des infinis mouvants on l’aurait jeté… Et cependant, qui donc d’entre nous aurait jamais chance de l’entreprendre, ce hasardeux pèlerinage vers le lieu de sa lugubre plongée sans retour !…
C’est à moi seul que devait échoir ce privilège, quand, vingt ans plus tard, ayant déjà couru tous les océans, je fis ma première apparition dans ce golfe de Bengale que je devais tant sillonner par la suite. L’absurde et folle expédition du Tonkin venait d’être décrétée par l’un des plus néfastes de nos gouvernants ; on envoyait là-bas, pour un but stérile, des milliers d’enfants de France qui ne devaient jamais revenir. Lieutenant de vaisseau à bord d’un de nos cuirassés d’escadre, j’allais prendre part au bombardement de Hué en Annam, et, — comme il n’y a guère sur les eaux qu’un certain nombre de routes que les navires suivent à peu près toujours, bien qu’elles ne soient point jalonnées, — celle que nous suivions devait, certaine nuit, vers trois heures du matin, nous faire passer par le point où l’Alphée avait jadis laissé tomber mon frère.
Ce n’était pas moi qui étais de service cette nuit-là, mais un de mes camarades (aujourd’hui amiral), que j’avais chargé de me faire prévenir une heure à l’avance.
Vers deux heures, éveillé donc par un timonier suivant la consigne, quand je sortis de ma chambre étouffante pour monter sur la passerelle, il me sembla que nous naviguions dans un merveilleux feu de Bengale d’une couleur pâle d’aigue-marine ; depuis que je m’étais endormi, la mer, en surprise, s’était illuminée de ses plus belles phosphorescences équatoriales, tellement que les étoiles en étaient pâlies ; une même lueur tristement douce, qui ne se définissait pas, émanait de toutes choses pour se diffuser partout ; on était dans une sorte de buée éclairante, et l’horizon n’avait plus de contours. Rien que tranquillité et silence, on entendait à peine tourner l’hélice, qui faisait l’effet d’amortir son bruit dans de l’huile. Mais, des deux côtés du navire, on voyait passer sous l’eau chaude comme de continuelles fusées de phosphore, — et c’étaient les sillages de gros poissons très rapides, requins ou autres mangeurs de morts, ameutés autour de nous dans l’espoir de quelque proie… Oh ! dans ces mêmes parages, au retour des paquebots ramenant les pauvres anémiés de l’Indo-Chine, qui dira combien on leur en a jeté en pâture, de ces chers morts, sacrifiés par la folie criminelle des politiciens colonisateurs…
Sur la passerelle du grand cuirassé noir, qui glissait cette nuit-là comme un fantôme de léviathan au milieu d’un lac imaginaire, nous étions, mon camarade et moi, particulièrement attentifs à la route suivie, que le commandant du reste nous avait autorisés à faire dévier quelque peu, s’il en était besoin pour mon pèlerinage ; à toute minute nous marquions le point sur la carte, et c’est vers trois heures du matin en effet que nous passâmes, recueillis et sans parler, au croisement des 6° 11′ de latitude Nord et des 84° 48′ de longitude Est.
Certes les vingt ans écoulés depuis la mort de mon frère avaient, hélas ! beaucoup embrumé son souvenir, — et je savais bien d’ailleurs qu’il ne pouvait plus rien rester, ni ici même, ni près d’ici au milieu de l’imprécision de ces eaux lumineuses, ni en dessous aux insondables profondeurs, non, plus rien nulle part de ce petit fétu dans l’abîme, qu’avait été son corps immergé ; la moindre parcelle de son enveloppe terrestre, après avoir subi déjà maintes transformations, s’était depuis longtemps évanouie dans les organismes des coraux, des algues, ou de ces bêtes inconnaissables qui hantent l’obscurité du fond des océans. Mais c’est égal, seulement pour être passé là, j’avais ressenti l’émotion d’un rapprochement avec lui, j’avais retrouvé même tous les détails de notre première journée de deuil, les yeux effarants de la pauvre vieille Parque annonciatrice, les sanglots de ma mère bien-aimée, jusqu’aux petits dièses de soie verte sur sa robe, — et surtout la grande beauté sereine de l’inoubliable lettre d’adieu.
Le surlendemain du jour où la vieille Parque en voiles de crêpe nous avait apporté la sinistre nouvelle, ma sœur et son mari, avertis par dépêche, arrivèrent chez nous, et, comme ils attendaient la naissance d’un petit enfant pour le mois de juin, il fut convenu que ma sœur nous serait laissée jusqu’à cette époque, ce qui nous assurait plus de deux mois à la garder. Elle reprit donc sa chambre de jeune fille, la « chambre bleue », et sa présence rappela nos printemps d’autrefois, sauf que l’on parlait bas, comme dans une demeure mortuaire, et que tous les vêtements étaient noirs. En mon cœur d’enfant, le deuil de mon frère s’assombrissait au lieu de s’éclaircir, à mesure que je repensais à tant de jolis projets faits pour son retour et qui s’étaient évanouis, à mesure que me pénétrait cette inexorable certitude que je ne le reverrais jamais, jamais plus. La place où de préférence j’allais m’isoler pour penser à lui était, au fond de notre cour tapissée de feuillages et de fleurs, le banc vert, auprès du lac en miniature que lui-même avait arrangé pour moi, au moment de son premier grand départ de marin. C’est là que je le revoyais, que je réentendais le mieux sa voix, que je retrouvais l’expression de ses grands beaux yeux, quand il s’amusait à faire le terrassier, à creuser le sol, à assembler autour du trou profond les lourdes pierres rongées par le temps qu’il avait fait venir des bois de la Limoise. Il avait composé les rives de ce petit bassin comme un site romantique, avec des grottes, des pics, des îlots, et cependant cela échappait à la mièvrerie de ces paysages lilliputiens auxquels se complaisent les Japonais dans leurs jardinets. À propos de la grotte principale, je me rappelle qu’il me disait : « Elle n’est pas bien solide, tu sais ; j’ai peur qu’elle ne dure pas jusqu’à mon retour d’Océanie. Mais tu la reconstruiras à ton idée, si elle s’écroule. » À l’époque dont je parle, l’époque de sa mort, elle avait environ huit ans d’existence, et les mousses lui donnaient déjà l’air de vétusté des grottes naturelles ; c’est du reste ce printemps-là, pendant mes rêveries en deuil, que j’ai commencé de lui vouer mon culte un peu fétichiste. — Elle a soixante ans aujourd’hui, cette chère petite chose qui n’était pas solide ; je l’ai tant soignée, tant fait surveiller pendant mes longues absences, qu’elle a résisté aux gelées des hivers aussi bien qu’aux grandes pluies d’orages des étés, et s’est éternisée comme par miracle.
Elle est devenue pour moi une relique sans prix et, si elle s’éboulait, si seulement les dentelures de son petit porche moussu étaient modifiées, il me semblerait qu’un je ne sais quoi d’essentiel se serait déséquilibré dans ma vie…
XIII
Un jour de ce même avril, pendant que j’étais dans ma chambre sur la rue, péniblement occupé à faire un thème grec pour le Caïman Vert (alias, la Guenon de Madagascar), je vis s’arrêter devant notre porte un grand camion du chemin de fer contenant plusieurs malles et des caisses en « bois des îles », scellées toutes de larges cachets à la cire rouge. Aussitôt je compris ce que c’était, et, ne tenant plus en place, j’envoyai promener le devoir grec.
Dès que ces bagages de mon frère furent entrés dans notre cour et déposés à l’ombre sous la grande tonnelle de jasmin de la Virginie, toute la famille assemblée là se mit en devoir de pieusement les ouvrir, ce qui fit couler de silencieuses larmes ; ses effets, son linge, son uniforme de grande tenue aux dorures encore toutes fraîches, son violon, ses livres… L’émotion de ma mère fut surtout profonde quand elle retrouva sa Bible[5], et moi je demandai aussitôt à voir les paroles qu’elle avait inscrites pour lui à la première page et qu’au moment de sa mort il se faisait relire par l’aumônier de l’Alphée.
Ces paroles, je veux les citer ici parce qu’elles attestent si bien cette foi calme et sûre qu’avait ma mère bien-aimée, et dont elle a laissé sur mon âme l’empreinte à peu près indélébile :
« Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon père qui est aux Cieux. Mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon père qui est aux Cieux. (Mathieu X, 32-33.)
» Que ces paroles sorties de la bouche du Sauveur et tracées ici par la main de ta mère te frappent tout particulièrement, mon fils bien-aimé, et fassent sur toi une salutaire impression ! Que ce livre, je t’en supplie, ne soit pas un livre fermé ! Médites-en chaque jour quelques passages pour t’instruire et te fortifier. Oh ! si je pouvais avoir la certitude que tu deviendras un véritable disciple du Christ, combien ma douleur en me séparant de toi perdrait de son amertume, car, mon fils, je demande moins à Dieu de te revoir sur cette terre de péché que de me retrouver avec toi et tous ceux que nous aimons dans les demeures éternelles et bienheureuses promises aux rachetés. »
Ce petit livre qui avait déjà tant couru le monde, dans son enveloppe de cuir noir, exhalait une saine et discrète senteur d’herbier, qu’il a conservée encore ; avant de le rendre à ma mère, je découvris, entre les pages de papier très fin, une fleur desséchée, une pervenche rose, en tout pareille à celle qu’il m’avait envoyée dans une de ses lettres d’Océanie, me disant qu’elle avait fleuri à la porte de sa maisonnette tahitienne.
On devinait qu’en présidant à la confection de ses malles, au départ de Saïgon, il craignait déjà de n’avoir pas la force d’arriver jusqu’à nous, car des petits paquets, des coffrets étaient étiquetés de son écriture. Il y avait entre autres des boîtes sur lesquelles il avait écrit : « Papillons pour J… » et qui contenaient, pour mon musée, des papillons merveilleux.
De ces caisses qui répandaient une odeur exotique, — cette pénétrante odeur de Chine que je devais tant connaître plus tard, — nous retirâmes aussi de précieux bibelots chinois. Mais j’y fis surtout une trouvaille qui m’enchanta : auprès de son revolver d’ordonnance, un petit revolver américain, très élégant pour l’époque, qui me fut attribué aussitôt, avec son étui et ses cartouches. Cinq minutes après, je l’avais chargé et passé à ma ceinture, où il fut à poste fixe pendant près de deux ans ; je l’emportais même aux classes du Caïman Vert, où je le laissais circuler le long des bancs, caché sous nos cahiers, pour être montré à mes camarades, avec recommandation « de prendre bien garde à la détente qui était trop aisée et dangereuse ». Et cela rehaussait ma popularité et mon prestige, toujours un peu chancelants.
Je n’ai pas compris comment mes parents, qui par ailleurs veillaient si bien à écarter de moi tout danger, me permettaient d’avoir du matin au soir une arme chargée à ma ceinture. On aurait pu relever de même, dans leur mode d’éducation, d’autres apparentes inconséquences, — qui après tout étaient peut-être au fond la sagesse même. Ainsi mon frère, dans sa crainte qu’on m’élevât trop en petite fille, ayant exigé depuis trois ans qu’on me fît prendre des leçons d’équitation à l’école de dressage, je montais déjà pas mal, et le directeur avait permis à ses gens de m’emmener avec eux sur les routes à la promenade des chevaux. Quelquefois donc, après m’être longuement amusé à mon théâtre de Peau d’Âne, seul ou en compagnie de ma petite camarade Jeanne, à faire défiler dans nos décors de rêve nos poupées en miniature vêtues comme des fées ou des sorcières, il m’arrivait de prendre tout à coup ma cravache et d’aller courir les chemins, monté sur quelque bête incomplètement dressée, en compagnie de grands diables de « piqueux » avec qui j’avais fait amitié, mais qui n’avaient vraiment rien du langage ni des manières de l’hôtel de Rambouillet.
Toutefois, ce printemps-là, pour me distraire de ma tristesse, j’avais l’attente de deux événements annoncés pour le commencement de juin : d’abord le retour de Lucette dont le mari finissait bientôt ses deux ans de Guyane, ensuite la naissance de ce petit enfant de ma sœur, qui me semblait destiné à prendre dans ma vie une place considérable, et dont il me tardait follement de connaître la figure.
XIV
Une dépêche de Saint-Nazaire, où venait d’atterrir le paquebot de la Guyane, annonçait le retour de Lucette pour ce soir !…
Il y avait cependant un voile d’anxiété sur la joie de la retrouver : elle était, paraît-il, si anémiée par le climat de là-bas que sa poitrine s’était prise et qu’il avait fallu faire venir un wagon-lit pour nous la ramener. Mais enfin elle était en France, ce ne serait pas pour elle comme pour mon frère, on la reverrait au moins, et, avec l’air de notre pays, on saurait vite la guérir.
Ce jour-là, j’avais passé mon temps chez elle, très excité par les préparatifs pour sa rentrée au foyer, et dans sa chambre j’avais arrangé en gerbes les plus belles roses de juin. Ce qui était singulier, c’est que ses parents semblaient avoir à mon sujet une consigne secrète, car ils inventaient de nouveaux prétextes pour me retenir chaque fois que je faisais mine de m’en aller…
Quand enfin je revins à la maison vers cinq heures, ma mère, que je rencontrai tout d’abord, avait un air de gaieté que je lui voyais pour la première fois depuis notre deuil : « Monte donc chez ta sœur, me dit-elle, voir une petite personne qui vient de nous arriver et désire t’être présentée ! » Naturellement je compris tout de suite.
Elle avait dit : une petite personne ; donc, une petite nièce, justement ce que je désirais le plus, et je montai quatre à quatre, si intrigué par le minois qu’elle pouvait bien avoir !…
Je fus plutôt déçu, je l’avoue, par cette première présentation de la petite créature à laquelle j’avais tant rêvé d’avance et qui maintenant dormait là sous mes yeux dans son berceau, les poings contre le menton, au milieu de mousselines et de dentelles blanches. Non qu’elle fût vilaine, comme tant de bébés naissants, mais je n’avais encore jamais vu d’enfant d’une heure ; cette trop petite tête, ces joues rayées d’imperceptibles plis comme des rides, me causaient un semblant d’effroi, — et je m’éclipsai dès qu’elle se mit à crier avec une voix de petit chat en carton… À vrai dire aussi, j’étais tout à l’attente de Lucette ; l’idée que ce soir je la reverrais ne laissait place en moi pour rien d’autre…
Au beau crépuscule tout en or, j’allai au-devant d’elle avec ses parents, et, quand on entendit le train arriver en gare, toujours plus enfant que mon âge, je me mis à courir avec des sauts de joie le long des wagons, cherchant à quelle portière j’apercevrais sa figure si aimée, et sa main qui me ferait signe…
Mais une apparition presque terrible me glaça sur place… Oh ! vraiment, c’était Lucette, ce si blême fantôme aux yeux caves, qui sortait du wagon-lit porté par deux hommes et qui, pour nous parler, n’avait plus qu’un filet de voix rauque, à peine perceptible, une voix sortant comme d’une caverne ou d’un cercueil…
Elle me voulut auprès d’elle dans la voiture qui la ramenait à sa maison, et je me souviens qu’au moment où nous entrions en ville, on entendait sonner le couvre-feu ; sa mère alors lui demanda, en essayant de sourire : « Tu la reconnais, dis, notre vieille cloche de Rochefort ? » Mais elle ne répondit que par un vague signe de tête et je vis, dans la pénombre, briller deux larmes qui descendaient sur ses pauvres joues creuses.
XV
Elle mourut le lendemain matin…
Jusque-là je n’avais vu d’autre morte que ma vieille grand’mère, encore l’avais-je à peine aperçue, dans l’obscurité d’épais rideaux qui enveloppaient son lit comme il était d’usage en son temps.
Quand j’entrai, effaré et tremblant, dans la chambre de Lucette, elle était déjà bien arrangée, rigide et blanche, au milieu de fleurs. Le jour resplendissait tellement dehors que, malgré les persiennes fermées, il faisait clair dans cette chambre, trop clair pour cette morte ; j’eus le sentiment que cette lumière la détaillait trop, que c’était comme une profanation. Elle n’était cependant pas effrayante à voir, oh ! loin de là ; au contraire, toute contraction, toute ride de souffrance avait disparu de son visage et jamais elle ne m’avait paru aussi jolie.
Les vitres étaient ouvertes, le vent soufflait, il faisait presque frais pour une matinée de juin. Je vis qu’elle n’était vêtue que d’une chemise en fine batiste entr’ouverte sur sa chair d’un blanc de cire, et, au premier abord, avant d’avoir eu le temps de penser, je me révoltai de cela : quelle imprudence, avec sa poitrine malade ! Mais il faudrait la couvrir, à quoi donc pensait-on ? Et puis tout aussitôt, bien entendu, je me rappelai que cela ne faisait rien, puisqu’elle était morte, puisqu’elle n’était plus qu’une pauvre chose perdue, sacrifiée, que l’on allait plonger dans l’obscurité d’un caveau scellé pour l’y laisser pourrir avec d’autres cadavres…
Oh ! alors l’angoisse cette fois m’étreignit désespérément… Le « ciel » où je retrouverais son âme, certes j’y croyais bien encore ; mais ce qui était là sur ce lit, je l’aimais aussi de tout mon cœur ; ça aussi, c’était elle ; cette bouche si pâle, entr’ouverte sur les dents par une sorte de sourire figé, c’était la même bouche que, toute mon enfance, j’avais connue si rieuse, riant aux éclats à l’unisson avec moi à propos de mille petites choses dont nous nous amusions follement ensemble… Tout cela, sans secours possible, malgré la foi, malgré les prières, allait commencer de devenir effroyable, dans la nuit noire où on le descendrait demain… Pour la première fois, là devant elle, je me sentis vraiment écrasé par la grande horreur de la mort et je me jetai à genoux, accoudé sur un fauteuil, tenant des deux mains ma tête, pleurant à sanglots…
XVI
Une autre épreuve m’était réservée à la maison : il ne fallait pas dire à ma sœur, trop faible encore pour le supporter, que la petite amie qu’elle aimait tendrement et dont le retour lui avait causé tant de joie était morte si près d’elle, et qu’on l’emporterait au cimetière sans qu’il lui soit possible de la revoir. Or, elle m’attendait pour me questionner beaucoup ; force me fut donc d’inventer des réponses, de prendre un air de gaieté quand j’avais envie de pleurer ; et c’est là que je fis ma première école de ce que je devais, hélas ! plus d’une fois pratiquer par la suite, refouler des larmes, sourire avec la détresse au cœur.
XVII
Il est étrange que cette mort de Lucette ait laissé sur moi une empreinte que rien n’a pu effacer jusqu’à ce jour, mais une empreinte qui porte spécialement sur mes songes de la nuit. Cela s’estompe un peu depuis que j’approche du déclin de la vie, mais, pendant plusieurs années, je n’ai guère connu de semaine sans qu’un rêve vînt me la montrer encore vivante, — il est vrai, d’une vie incomplète et fragile. Il est presque inchangeable, ce rêve-là ; c’est chaque fois à travers une pénombre sinistre que j’arrive à sa maison, où sa mère, après m’avoir fait un signe de mystère et de silence, me conduit à une chambre d’en haut, et, en entrant, je la revois, elle-même, assise dans un fauteuil ; elle n’a pas du tout vieilli, bien qu’il y ait déjà si longtemps que je la croyais morte ; elle a repris son teint coloré, elle me sourit, mais elle met un doigt sur sa bouche pour m’indiquer qu’il lui est défendu de dire un mot.
Toujours et toujours, encadré et accroché au mur au-dessus de sa tête, il y a certain pastel représentant un bouquet de pavots, qu’elle avait terminé avant de partir pour la Guyane. Toujours aussi c’est sa mère qui finit par rompre notre silence : « Tu vois, me dit-elle, nous avons trouvé le moyen de la retenir encore auprès de nous, mais il ne faut pas la faire parler ; ça la fatiguerait, tu comprends, parce qu’elle n’a plus de poumons, sa poitrine est vide. »
Quelquefois le rêve s’arrête là. D’autres nuits, je m’approche de son fauteuil et m’aperçois avec un désespoir mêlé de grande terreur qu’elle ne remue plus, que même elle se dessèche à vue d’œil et qu’une couche de poussière est déjà sur elle…
XVIII
Depuis quelque temps, je voyais paraître chez nous un vieux monsieur à visage de corbeau dont le haut de forme, toujours mal peigné, avait l’air d’avoir de longues soies, comme qui dirait un chapeau angora. Ma grand’mère le recevait dans sa chambre et, après chacune de ses visites, elle semblait accablée. C’était, paraît-il, son notaire qui venait lui annoncer des pertes d’argent, à la suite de placements fâcheux qu’il lui avait conseillés, ainsi qu’à sa sœur, ma grand’tante d’Oléron. Comme tous les enfants, je ne me souciais guère de ces questions-là, mais ce qui m’atteignit d’une façon douloureuse fut d’apprendre que nous ne serions bientôt plus propriétaires dans notre île, qu’il faudrait vendre nos derniers lambeaux de vignes et de marais salants, de même qu’il avait déjà fallu renoncer à cette maison de Saint-Pierre d’où nos ancêtres, à la révocation de l’édit de Nantes, étaient partis pour l’exil. Ce petit désastre contribuait du reste pour sa part à assombrir un peu notre vie familiale.
Toutefois un événement heureux succéda promptement à nos deuils : ma sœur ne nous quitta plus. Son mari vint habiter, à environ vingt-deux kilomètres de Rochefort, une petite ville, presque un village, qui s’appelait Fontbruant, près d’une antique forêt de chênes-verts. Leur installation, qui devait être provisoire, dura une douzaine d’années, — ce qui, à l’âge que j’avais alors, représente une période très longue, — et ce Fontbruant fut dans la suite un des lieux de la terre auxquels je m’attachai le plus passionnément.
Près d’une grand’route, où quelques dernières diligences passaient encore en faisant leurs gaies sonnailles de grelots, et à la tête d’un pont jeté sur un ravin plein de sources, ils avaient choisi une adorable vieille maison, aux murs épais comme des remparts, avec deux jardins superposés, plantés de grands arbres et qui communiquaient par un escalier de pierres moussues. J’avais là ma chambre, bien entendu, ma chambre à moi où jamais personne d’autre n’eut le droit de demeurer et où, pendant mes premières années de marine, je devais revenir tant de fois avec une émotion très douce, entre mes longues campagnes.
Alentour, dans un silence de désuétude, dans un calme que nos paysages de France ne connaissent déjà plus, s’étendait un site d’une beauté rare[6], quelque chose comme un reste des vieux temps de la Gaule qui, par miracle, se serait conservé là, oublié des hommes. En plus grand, et par suite en plus sauvage, cela ressemblait beaucoup, comme nature, à certaines parties des bois de la Limoise, et voilà pourquoi sans doute je m’y attachai si vite, m’y retrouvant chez moi. C’était le même sol exquis, où partout affleurait la pierre grise et où ne croissaient que les plantes délicates des lieux secs, les tapis de lichen, les graminées d’une impalpable finesse qui font comme une petite vapeur épandue sur la terre, et les orchidées dont les fleurs ont l’air de mouches en velours grimpant le long d’un brin de roseau. Comme arbres forestiers, c’étaient surtout des chênes-verts dont le feuillage éternel imite celui des oliviers ; il y en avait là d’énormes, de ces chênes de notre Sud-Ouest, si lents à se développer mais qui, avec les siècles, finissent par s’arrondir à la manière des banians hindous. Et à l’entrée de cette forêt, qui se maintenait toute l’année du même vert sombre, sommeillait un vieux château de la Renaissance, aux fenêtres toujours fermées depuis plus de cent ans. Je veux aussi noter certain ravin où se passa, l’année d’après, la scène la plus troublante de ma vie d’adolescent ; sur une longueur d’un kilomètre ou deux, ce ravin, qui ne tarda pas à devenir mon royaume favori, coupe comme une déchirure le vieux sol pierreux de Saintonge et entretient dans son repli ombreux toute une végétation d’eau, en contraste absolu avec celle des plateaux d’alentour ; là, dans la nuit verte, c’est le domaine des mousses merveilleuses, des roseaux grands comme des bambous et des fougères géantes ; la grande osmonde en particulier y devient presque arborescente et je ne connais dans nos climats aucun lieu ayant autant que celui-là des aspects de marais tropical. En outre, dans la muraille de rochers qui l’entoure, s’ouvrent en rang des espèces de porches d’église donnant accès à la nuit souterraine : des grottes, festonnées par la fantaisie millénaire des stalactites et dont l’alignement forme comme une petite rue très mystérieuse, aux profondes entrées noires. Oh ! quel incomparable champ d’exploration pour un jeune aventurier de quinze ans, qui, du matin au soir le revolver à la ceinture, scrutait les fouillis les plus inviolés, en se prenant pour un trappeur du Nouveau-Monde !…
XIX
Il avait été convenu que l’installation à Fontbruant se ferait avec la plus stricte économie, mais cela n’empêcha pas ma sœur d’y apporter, dans l’extrême simplicité, le goût dont elle ne se départait jamais. Ma chambrette, modestement blanchie à la chaux mais si soignée, devait tout son petit charme à deux ou trois riens, une vieille glace au cadre un peu étrange, une vieille étoffe indienne comme tapis de table, un vieux vase de faïence bleue… Sa fenêtre donnait sur le jardin bas et le ravin aux sources et, avant de m’endormir, j’y passais de délicieuses fins de soirées d’été, accoudé sur la pierre massive et fruste de l’appui, écoutant venir à moi le silence ou les bruissements intimes de la forêt de chênes.
Quant à une vaste pièce du rez-de-chaussée que, pour nous amuser, nous appelions le « grand salon », on avait décidé de ne même pas la meubler du tout : quelques chaises de paille, des tables de bois blanc sur lesquelles étaient drapés des cachemires d’aïeules, un grand vase où trempaient toujours des fleurs en gerbes délicieuses, rien de plus, et il était aimable quand même, ce « salon », avec sa large porte, vitrée de petits carreaux à la mode ancienne, par où l’on apercevait, à travers les branches des jasmins et des corcorus de la terrasse, le gai va-et-vient campagnard de la route, les carrioles et les troupeaux. L’épaisseur de ses murailles un peu déjetées, les énormes poutres de son plafond attestaient son grand âge. Sur quelques chevalets, des tableaux, des portraits commencés lui donnaient un aspect d’atelier de peintre, et il y traînait toujours une vague senteur de peinture fraîche, — que j’aimais parce qu’elle était celle de la palette et des pinceaux de ma sœur. Il y faisait toujours frais et on s’y tenait beaucoup, au grand calme, par les après-midi brûlants de l’été.
De telles conceptions de l’ameublement déroutaient les bonnes dames d’alentour, qui possédaient en général des petits salons conventionnels, décorés dans le haut style des tapissiers de Rochefort ou de Saintes ; mais elles sentaient là peut-être un je ne sais quoi indéfinissable qui les dépassait. Et je ne puis me rappeler sans sourire cette appréciation, qui me fut énoncée un jour par une vieille paysanne du voisinage : « Vous creyez que je vois point qu’ol est ine grande dame, votre sœur ! Non, mais vous creyez que je zou vois point ! »
XX
Ce Fontbruant devint tout de suite pour nous, il va sans dire, une sorte de succursale de Rochefort ; mes parents, ainsi que mes chères vieilles amies tutélaires aux papillotes grises, y allaient ou en revenaient pour un rien, à tour de rôle, et les plus rares fleurs sauvages de la forêt, les plus étonnantes fougères du ravin des grottes approvisionnaient constamment les vases et les corbeilles de notre salon rouge. Quant à tante Claire, qui avait toujours eu un penchant pour le jardinage et la botanique, elle faisait dans les bois des découvertes de bizarres et exquises petites plantes qu’elle enlevait avec leurs racines pour les rapporter chez nous, et toute notre cour se parait par ses soins d’une végétation très agreste. Les plus fragiles capillaires, aux tiges fines comme du crin noir, les capillaires les plus capricieux, qui d’habitude ne poussent qu’aux endroits de leur fantaisie, elle seule trouvait par miracle le moyen de les acclimater sur les bords de mon bassin, à ma grande joie, — et aujourd’hui encore je fais soigner et je vénère certain nénuphar à fleur blanche du marécage de Fontbruant, qui fut installé par elle au fond de mon petit lac sacré, il y a déjà, hélas ! plus d’un demi-siècle !… Pauvre nénuphar, toujours solitaire et captif, il a pris rang parmi mes reliques, — ridiculement trop nombreuses, je le sais bien, — en compagnie d’un diclytra qui fut également planté par la main de tante Claire quand j’étais petit enfant et qui, dès que reviennent les tiédeurs de mars, ne manque jamais de reproduire toujours ses pareilles petites fleurettes roses. Pour nous qui n’avons pas de durée et qui ne devinerons jamais le pourquoi de rien, la presque éternité des plantes frêles ajoute encore à l’immense étonnement douloureux que l’ensemble de la Création nous cause…
XXI
C’est à cette époque-là qu’un changement du tout au tout se fit soudain dans mon existence d’enfant trop choyé, trop absolument heureux, — du moins au point de vue du bonheur matériel. Outre les pertes qu’avait faites ma grand’mère dans l’île, un douloureux désastre survint, et la pauvreté s’abattit un jour sur nous, d’une accablante façon que rien ne pouvait faire prévoir.
Bien que ce soit anticiper sur le cours du temps, je dirai ici que cette période noire dura pour nous près d’une dizaine d’années ; et que même, à un moment donné, après que j’eus perdu mon père, après la date à laquelle je compte arrêter ces notes, cela devint de la misère tout à fait.
Mais cette misère, aujourd’hui encore je ne cesse de la bénir ; elle aura été pour moi une grande éducatrice, je lui dois sans doute tout ce que j’ai pu faire d’un peu courageux et d’un peu noble ; pendant mes années d’aspirant de marine et même d’enseigne de vaisseau, elle a resserré de la façon la plus adorable mes liens avec ces deux saintes en robe de deuil que furent ma mère et ma tante Claire, sa sœur. Chères bienfaisantes fées, dont je voyais de jour en jour les cheveux blanchir, toujours sereines et presque gaies, elles réussirent donc, par leur courage et leur activité de toutes les minutes, à nous préserver des trop dures privations et à nous conserver les dehors d’une décence très comme il faut.
Oh ! précieuse misère, c’est à elle aussi que je dois d’avoir connu plus tard la joie de faire oublier aux deux saintes leurs années de souffrance, la joie de les gâter à mon tour, de les entourer de confort et même de luxe, — la joie ensuite quand elles eurent terminé leur doux rôle tutélaire, la si triste joie d’orner des plus belles fleurs les petits cortèges qui me les emmenèrent, chacune à son tour, jusqu’à notre caveau familial, aujourd’hui plein d’ossements…
Et maintenant, je ferme cette parenthèse, ouverte sur un avenir qui, durant la période transitoire dont je vais parler, était encore assez lointain.
Au moment où le sort vint nous écraser, je suivais, depuis la rentrée, les classes de philosophie, ainsi que cela s’appelait pompeusement à cette époque, mon père désirant toujours me faire passer mon baccalauréat ès lettres avant le baccalauréat ès sciences. On me destinait alors à l’École polytechnique et, après le grand désastre, on essaya de persister, mes parents espérant encore pouvoir, avec beaucoup de restrictions, me mener jusque-là ; je m’étais donc tout à fait soumis, en apparence du moins, pour ne pas aggraver leurs peines en insistant pour cette Marine qui, depuis la mort de mon frère, leur faisait tant de peur. Mais, au fond de moi-même, je gardais la conviction que les événements aboutiraient malgré tout à me conduire à l’École Navale ; si j’avais été l’oriental que je suis devenu depuis, j’aurais dit : « Mektoub ! » ce grand mot du fatalisme musulman qui incite à la sérénité des patiences infinies.
Rien n’avait changé, au début, dans les aspects extérieurs de notre existence, sauf que l’on ne mettait plus de fleurs nulle part, dans les vases ni les corbeilles, même pas les fleurs des bois de Fontbruant qui ne coûtaient rien ; comment aurait-on trouvé le courage de les arranger, quand on savait qu’autour de nous, tout n’était plus que provisoire et que nous devions d’un jour à l’autre nous résoudre aux pires solutions ?… Je crois encore entendre ma mère nous dire, en se tordant les mains : « Oh ! ce provisoire, au moins que nous en soyons délivrés et que, d’une manière ou d’une autre, cela finisse ! »
L’idée qu’il faudrait sans doute en venir à vendre notre chère maison de Rochefort, comme il avait fallu jadis vendre celle de l’île, oppressait mes heures grises d’hiver, au collège ou dans ma chambre d’enfant qui m’était encore laissée. Oh ! voir un jour la lugubre affiche : « À vendre » apposée sur notre mur, et puis se retirer dans quelque logis inconnu, être expulsé de tout ce que j’adorais, de mon petit musée, de notre cour, de mon bassin aux pierres moussues, je croyais bien sentir que ce serait pour moi la mort, et je m’attachais d’autant plus à ces humbles choses, d’une façon excessive, désespérée, presque fétichiste.
Bien entendu, je n’avais même pas eu l’idée cette année-là de préparer ma liste d’étrennes, mais je m’y étais bravement résigné ; la suppression de mes professeurs de piano et d’accompagnement ne m’atteignit guère davantage ; non, ce qui me toucha surtout, ce fut de renoncer à l’équitation et à mes courses sur les routes en compagnie des piqueurs du dressage. Il me restait mon théâtre de Peau d’Âne qui ne coûtait pas d’argent ; bien que ce fût très enfantin pour un « philosophe », je continuai de m’y adonner beaucoup, pour me distraire de mes cruelles angoisses, matérialisant ainsi en des décors toujours plus habiles, mes petits rêves de magnificence, de palais, de palmiers et de soleil.
Ai-je besoin de dire que la philosophie, la pauvre philosophie humaine, telle surtout qu’on nous l’enseignait alors, ne m’intéressait pas ? J’en eus vite sondé la pitoyable inanité. Celle d’Auguste Comte, qui commençait d’entrer dans le programme scolaire, m’arrêta un moment toutefois ; elle me fit mal par son côté desséchant et porta un des premiers coups profonds à mon mysticisme chrétien. De même, la si lapidaire strophe du « Lac » qui me revenait sans cesse, gravée en ma tête à cause de la beauté de sa forme, avait éveillé mes premiers effrois devant la possibilité d’un Néant final :
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais, sur l’océan des âges,
Jeter l’ancre un seul jour !
XXII
Au crépuscule d’une journée de février, j’étais à étudier mon piano, avec un peu de froid aux doigts, dans notre salon de Rochefort maintenant chauffé très parcimonieusement ; j’avais repris un morceau classique de mon enfance, délaissé naguère comme trop facile : l’Orage, de Steibelt, où la foudre gronde dans les notes basses et où tout à coup on entend, au milieu d’une sorte de menuet pastoral, comme tomber les gouttes d’une grande pluie… Un frôlement de soie me fit tourner la tête et je vis ma sœur, entrée sur la pointe du pied dans une élégante toilette noire que je ne lui connaissais pas, la première après ses crêpes de deuil ; depuis des mois, du reste, je n’avais plus connu de robe neuve à la maison.
— Oh ! sœur, comme tu es belle aujourd’hui !
— Ça !… C’est ma robe de mariée que j’ai fait teindre et un peu retoucher. — Elle avait répondu à voix brève, comme pressée d’aborder un sujet moins futile. — J’ai à te parler, mon cher petit, dit-elle, à te parler d’une chose bien sérieuse…
Alors je m’arrêtai tremblant, car depuis l’année dernière les mauvaises nouvelles se succédaient chez nous… Quoi donc encore ?…
— Je viens de causer avec papa et maman, continua-t-elle, et ils m’ont chargée de venir t’annoncer que, vu le changement de leur situation, ils ne s’opposeront plus à ce que tu entres à l’École Navale si tu en as toujours le goût, parce que là tu pourras gagner ta vie deux ou trois ans plus tôt qu’à Polytechnique.
Ah !… Enfin !… Je reçus toutefois la nouvelle sans broncher, tant j’étais depuis longtemps convaincu que cela finirait ainsi, puisque je l’avais si bien décidé en moi-même. Pourtant un petit frisson, moitié de joie moitié de terreur, me passa de la tête aux pieds, en présence de cet avenir de voyages et d’aventures qui pour tout de bon venait de m’être ouvert.
— Dis-leur, répondis-je, dis-leur que oui, bien entendu, je le désire toujours ; dès demain s’ils le veulent, je suis prêt à entrer dans le cours de Marine.
— Alors soit, et à la grâce de Dieu, mon chéri !
Après m’avoir embrassé presque solennellement, elle s’en alla, au froufrou excessif de sa pauvre belle robe reteinte, dont l’étoffe sans doute avait été trop raidie par l’apprêt.
Quand elle fut partie, je repris l’Orage de Steibelt, par crânerie, pour faire comme si de rien n’était, et cette pluie, qu’imitaient les notes perlées tombant de partout sur l’air de menuet du vieux temps, me fit penser aussitôt à cette ondée tropicale sur les grandes palmes d’un jardin de là-bas, qui m’avait été décrite l’année précédente par mon frère. Donc, c’était certain, je verrais cela à mon tour, cela et tant d’autres choses encore… Oui, mais ces séparations de deux années, à l’autre bout du monde, ces longs exils pendant lesquels certaines des figures chéries qui m’entouraient et qui étaient déjà vieilles, hélas ! pourraient mourir… Soudain, je m’aperçus que tout se brouillait devant mes yeux, je ne distinguais plus mes notes, je pleurais…
XXIII
Deux jours après, je quittai la classe de philosophie pour entrer dans le cours de Marine, avec ces élèves qui pour la plupart portaient ceinture rouge, affectaient le genre matelot et couvraient leurs cahiers de dessins représentant des navires. Des navires, je n’en dessinais point, moi ; jamais, même dans mes plus jeunes années, je n’avais pensé à demander, comme cadeaux, de ces petits modèles de voiliers ou de steamers que l’on donne à presque tous les enfants ; non, dans mon futur métier, ce n’était pas précisément ce côté-là qui me captivait, mais la mer, le grand large et surtout, il va sans dire, les rives lointaines des colonies, où l’on aborderait sous des palmiers…
Dans quatre ou cinq mois devait avoir lieu le redoutable concours ; on n’espérait guère que je serais reçu cette première année, mais admissible seulement, ce qui exigeait déjà pas mal de travail. Et malgré mes flâneries, malgré mes envies de monter à cheval et de courir dans les bois, je plongeai au milieu des spéculations glacées de l’algèbre et de la trigonométrie sphérique ; j’y apportai quelque courage et même une sorte d’intérêt mêlé de stupeur, me demandant parfois : Somme toute, qu’est-ce que tout cela ? Est-ce réel, est-ce que vraiment cela existe ?… Développements à n’en plus finir, aussi stériles que compliqués, de ce petit axiome, déjà factice par lui-même : deux et deux font quatre. N’est-ce pas plutôt nous-mêmes qui créons au fur et à mesure ces vérités mathématiques, du fait seul de les énoncer ?… Déjà, dans mon esprit d’enfant, j’avais pressenti une transcendante inanité derrière le déroulement de tant de formules précises ; j’avais entrevu comme à travers un nuage ce que plus tard le métaphysicien Henri Poincaré devait exprimer d’une façon géniale.
Une angoisse pesait maintenant sur moi sans trêve, bien que mes parents m’eussent affirmé en dernier ressort qu’ils avaient trouvé enfin un arrangement pour ne pas vendre notre maison héréditaire et qu’ils se borneraient à en louer la plus grande partie ; certes, c’était là le point capital, mais rien que cette perspective d’installer des étrangers chez nous me semblait la plus révoltante des profanations. Renoncer à ma chambre d’enfant et m’installer ailleurs, dans une chambre sur la cour, m’était intimement cruel, et ce qui me déchirait plus encore, c’était la pensée qu’il faudrait renoncer à notre salon de famille, — le « salon rouge », — voir partir les fauteuils sur lesquels des créatures bénies prenaient place en cercle à nos soirées du dimanche, voir enlever mes pianos et décrocher les chers portraits. Oh ! pour ce salon, j’avais supplié, supplié les larmes aux yeux, afin que l’on cherchât encore à le sauver, par une combinaison suprême… Cette sorte de faiblesse morale, que j’ai toujours eue, de m’attacher à des lieux, à des objets, aussi déraisonnablement qu’à des êtres, me faisait par trop souffrir, et mon sommeil en était tourmenté chaque nuit.
Cependant le printemps revint et ramena ses toujours pareilles petites griseries ; je repris mes jeudis à la Limoise, — une Limoise devenue triste, il est vrai, depuis que Lucette dormait au cimetière. Mes congés plus longs (Pâques, Pentecôte), je les passais à Fontbruant, chez ma sœur, et là je commençais à aimer déjà beaucoup ma chambre presque paysanne, aux épaisses murailles, couvertes des blancheurs immaculées de la chaux.
Enfin arriva l’époque tant redoutée du concours pour l’École Navale. J’ai un souvenir encore oppressant de la dernière semaine d’effort, où il me semblait que je ne savais plus rien, où je voulais repasser à la fois toutes les matières du programme, ne sachant auxquelles courir, et où me torturait le remords de n’avoir pas travaillé comme j’aurais dû le faire. Le lieu que j’avais alors presque uniquement adopté pour salle d’étude était la chambre de tante Claire. Il est vrai, comme l’enfantillage ne perdait jamais ses droits sur moi, le théâtre de Peau d’Âne, très agrandi maintenant, était installé près de ma table à écrire, et un décor presque fini, qui m’enchantait, y restait monté à demeure. Cela représentait les jardins de la Fée des Ondes ; au fond du tableau, dans une demi-lumière glauque, on apercevait, au-dessus de rochers chaotiques, un vague soleil rendu imprécis par des gazes vertes tendues sur les petits lointains étranges. (Les sous-marins ne m’avaient pas appris encore que le soleil, vu à travers des couches d’eau marine, au lieu de verdir, s’assombrit dans des rouges sanglants et sinistres.) Aux premiers plans, s’enchevêtrait une extravagante végétation de madrépores, des coraux blancs ou rouges, et il y avait, comme personnages accompagnant la fée, des dauphins et des conques argonautes ; pour leur donner des reflets nacrés, à ces figurants-là, je les avais recouverts des élytres d’un vert métallique de certains scarabées qui, l’été dernier, étaient venus s’abattre en nuage, comme les sauterelles du désert, sur les bois de Fontbruant.
C’était un mercredi que le concours devait finir, et chaque jour je répétais à tante Claire cette sorte de refrain plaintif : « Oh ! bonne tante, si tu savais combien je voudrais le voir arrivé, ce mercredi soir ! »
— Il arrivera, mon pauvre enfant, ton mercredi soir ; patience, je te promets qu’il arrivera, finit-elle par me répondre, d’un ton devenu presque solennel, que je ne lui connaissais pas et qui donna tout à coup je ne sais quoi de sibyllin à cette phrase, semblable pourtant aux vérités qu’énonçait M. de la Palice. Il arrivera, oui, ton mercredi soir, et il passera, et il en arrivera d’autres, dans ta vie, des soirs ou des matins, plus désirés encore que celui-là, qui t’auront donné l’illusion de devoir t’apporter des petites délivrances… ou même des grandes… mais qui sans doute…
Elle s’arrêta et je vis sa figure changer, ses yeux se dilater comme pour regarder dans le lointain de ses souvenirs… Sans avoir eu besoin de finir sa phrase, elle venait de me donner un aperçu, tout nouveau pour moi, du néant de la vie, du néant de l’avenir et de l’espoir ; en même temps un indice, un soupçon m’était venu de ce qu’avaient pu être jadis ses déceptions de cœur, et de ce que pouvaient être maintenant les tristesses de son existence enclose, pauvre vieille fille sans joies, qui volontairement s’était sacrifiée pour nous tous !… N’était-elle pas un peu tyrannisée par sa maman, ma grand’mère, pourtant bien bonne, mais qui se faisait soigner comme un bébé ? Et tyrannisée aussi par moi, cette pauvre « tante gâteau », ainsi qu’on l’appelait chez nous, par moi qui l’avais pliée à toutes mes volontés ? Avec remords, je jetai un regard circulaire sur sa chambre, vieillotte mais gentille, ornée de tableaux et de glaces qui venaient de notre maison d’autrefois dans l’île. Elle était si soigneuse de ces choses, elle aimait tant les voir dans un ordre parfait !… Et moi qui encombrais tout, avec mes cahiers pêle-mêle, mes dictionnaires, mes tables de logarithmes, mon théâtre, mes pinceaux, les retailles de carton de mes décors et mes défilés d’étranges poupées… Pauvre tante Claire !… Pourtant je l’aimais bien, et cette fois fut la première où je me promis que j’allais ranger tout cela bien vite, — et que même, plus tard, quand elle serait morte, je conserverais sa chambre intacte, comme un sanctuaire de son souvenir.
C’est ce que j’ai fait du reste. Voici trente ans bientôt qu’elle nous a quittés, et sa chambre est restée telle que si elle venait d’en sortir pour y revenir demain ; dans ses tiroirs, dans ses armoires, elle retrouverait toutes ses petites affaires, devenues pour moi des reliques. Il ne m’arrive d’encombrer cet humble sanctuaire que momentanément, de loin en loin, au retour de mes grands voyages, pour y déposer, en attendant, les objets précieux et fragiles que j’ai rapportés et qui me semblent plus en sûreté qu’ailleurs dans cette chambre toujours close ; c’est un peu comme au temps où j’étalais là mes jouets et mes décors, en disant : je te confie tout ça, bonne tante… Puisque j’ai commencé d’empiéter ici sur l’avenir, je vais conter le plus singulier de tous les envahissements de la vieille immuable chambre par d’exotiques bibelots. L’époque des concours de l’École Navale était depuis des années perdue au fond de l’abîme des temps et un autre siècle venait même de commencer ; je rentrais de l’expédition de Chine où une chance très rare m’avait fait habiter dans un logis intime de l’Impératrice, et, en arrivant chez moi, j’avais jeté sur le lit de tante Claire des robes, des brocarts lourdement splendides ayant appartenu à cette Souveraine qui fut une sorte de Sémiramis et surtout de Messaline. Quelle étrange destinée avait amené ces rapprochements ! Qui donc aurait jamais pu prédire que ces costumes de vieille coquette, ces atours qui avaient dû traîner avec elle dans les plus somptueuses luxures, au fond d’un palais si lointain et si interdit, viendraient s’échouer un jour sur ce modeste lit de sainte et d’ascète !…
XXIV
Ainsi que tante Claire avait su le prophétiser si bien, il arriva en effet, mon mercredi soir ! Et j’avais été reconnu admissible, et j’aurais dû me sentir tout à la joie d’être délivré du cauchemar des concours. Mais non, la petite phrase en apparence si simple : « il arrivera et il passera » avait suffi pour tout assombrir. Et puis surtout je retombais dans mes autres angoisses, dont rien ne me distrayait plus : l’obligation de sacrifier ma chambre et ensuite celle, à la fin des vacances, de quitter pour la première fois la maison paternelle, de m’exiler à Paris, car des parents que nous avions là avaient offert de se charger de moi jusqu’à mon entrée à l’École de Brest, et il avait fallu accepter.
Dès le lendemain matin, je n’eus plus d’autre idée que de partir au plus vite pour Fontbruant où m’attendaient mon beau-frère et ma sœur, et de reprendre là ma vie de grand air et mes rêveries en forêt ; dans le courant des vacances, j’aurais bien le temps de retourner à Rochefort pour faire moi-même mon douloureux petit déménagement auquel j’attachais une importance extrême. On me laissa partir, bien que mon bagage ne fût pas prêt ; il y avait un vague bateau-mouche qui chaque jour appareillait vers deux heures pour remonter la Charente et qui me déposerait à Saint-Savinien, d’où je n’aurais plus qu’une dizaine de kilomètres à faire pour atteindre à pied Fontbruant, par des routes ombragées. Ce fut la voie que, par économie, mes parents choisirent, m’imposant seulement comme condition d’aller dans la matinée faire mes adieux chez le bon vieux grand-oncle médecin, collectionneur d’histoire naturelle.
Dans l’existence, surviennent des heures, des détails qui sembleraient n’avoir qu’une valeur de dernier ordre et qui se gravent minutieusement dans la mémoire, tandis que d’autres, mille fois plus importants, n’y laissent aucune trace. Ainsi je me rappelle, comme si c’était d’hier, ma sortie de la maison, vers onze heures du matin, pour aller faire cette visite d’adieu. On était aux derniers jours de juillet, il y avait grande splendeur de soleil et il faisait une chaleur coloniale. Dans les rues, presque personne, et les rares passants longeaient les murs pour profiter de quelques étroites bandes d’ombre. Ce matin-là, combien ma ville natale était morne et déserte ! Je ne percevais que la tristesse et la désuétude de ce petit groupement humain, dont je faisais partie par le hasard de ma naissance, mais où tout le monde à peu près m’était indifférent ou inconnu.
Chez mon vieil oncle, même impression, décourageante de vivre ; dans son jardin, son vieux perroquet gris à queue rouge somnolait de chaleur, d’un air caduc, sur un perchoir. Dans son cabinet, où je le trouvai lui-même s’amusant à classer ses coquilles, les objets exotiques accrochés aux murs paraissaient plus que jamais poussiéreux et morts. « Alors, te voilà admissible, Mistigri ! » me dit-il, d’un ton plus indifférent que de coutume. (Mistigri ou Mistenflûte étaient les noms d’amitié qu’il me donnait d’ordinaire.) C’est avec détachement que je revoyais ces bibelots « des colonies » qui me captivaient autrefois ; puisque je me sentais déjà un peu de la Marine à présent, je savais que l’avenir me réservait de connaître toutes ces choses dans leur pays même, où au moins elles seraient fraîches et vivantes. Et surtout je songeais que plus tard, comme le vieil oncle, je reviendrais finir ma vie à Rochefort, obscur, inutile et déçu, possesseur de quelque cabinet comme le sien, où s’immobiliseraient des oiseaux empaillés, des papillons et des coquillages… — Il arrivera, ton mercredi soir, il arrivera et il passera…
XXV
Pour aller prendre le mauvais petit bateau économique de la Charente, je traversai la ville, muette à cette heure-là, et surchauffée par le soleil. J’étais triste, un peu humilié peut-être de ce départ de pauvre, et aussi de mes vêtements de l’an dernier, défraîchis et trop courts ; mais ce n’était rien auprès d’une angoisse inexpliquée que je subissais, angoisse comme de désir et d’attente ; pour la première fois depuis seize ans que j’existais, j’avais cruellement la perception très nette de m’avancer seul dans la vie éphémère ; j’aspirais donc à je ne sais quoi de nouveau et d’inconnu qui me manquait plus que jamais et dont le besoin inassouvi me causait une vraie souffrance…
Deux heures environ pour remonter les eaux tièdes et jaunes de la rivière, en compagnie de pauvres gens de la campagne ; près de deux heures encore pour cheminer à pied par les champs et les bois, et j’arrivai à Fontbruant, où la joie de retrouver ma sœur chassa tout d’abord cette sorte de détresse mystérieuse. Je ne me doutais pas du reste que la fin de cette journée me réservait une apparition délicieusement troublante et révélatrice, dont le vague pressentiment peut-être me possédait depuis la veille.
Le soleil des beaux soirs d’été commençait de décliner ; sur un banc à l’ombre des tilleuls de la terrasse, je venais de m’asseoir en compagnie de deux ou trois amis de mon beau-frère, et ils causaient entre hommes d’une certaine belle gitane, farouche et inabordable, dont la petite tribu était depuis deux jours campée à l’entrée de la forêt. Devant nous, une lumière couleur d’or rouge illuminait, comme pour annoncer une fête, la profusion des fleurs, de ces vieilles fleurs de France que l’on appelle fleurs de curé, et qui étaient tout le charme de ce jardin d’autrefois, des dahlias roses, des dahlias jaunes, des zinnias, des croix de Malte… C’est alors que là-bas le grand portail vert s’ouvrit tout à coup, et une fille audacieuse, qui n’avait même pas daigné sonner, entra comme chez elle.
— Ah ! par exemple, dit l’un des hommes présents, le dicton est vrai ; quand on parle du loup…
Même d’un peu loin comme elle venait d’apparaître, cette créature inattendue (leur belle gitane évidemment) se révéla pour moi incomparable, et je ne pus me tenir de m’approcher tout près d’elle, avec une irrésistible effronterie, tandis qu’elle offrait des petits paniers en jonc tressés à une rigide servante appelée Bertrade et coiffée du foulard de Gascogne, qui la rembarrait avec mépris. Dix-huit ou vingt ans peut-être, cette bohémienne, un peu plus âgée que moi qui n’en avais que seize ; très basanée, couleur des vieilles terres cuites d’Étrurie, avec une peau d’une finesse merveilleuse ; sa très pauvre robe en indienne mince, d’une éclatante propreté, moulait presque trop sa jeune gorge de statue qui, là-dessous, se devinait complètement libre ; son épaisse chevelure noire était piquée d’épingles de clinquant ; elle avait à ses petites oreilles de gros anneaux d’or et autour du cou un fichu de soie rouge. Ce qui fascinait par-dessus tout, c’était ses yeux de profondeur et de nuit, — derrière lesquels, qui sait, il n’y avait peut-être rien, mais où l’on eût dit que se cachait tout le mysticisme sensuel de l’Inde. Ces yeux-là, je devais les retrouver plus tard chez les bayadères des grands temples hindous, qui sont vêtues de soie et d’or et qui ont la gorge, les bras, même le visage, étincelants de folles pierreries… Sous la rebuffade de la domestique, elle s’en alla, silencieuse et hautaine, comme une reine outragée ; mais elle avait certainement compris tout de suite mon admiration étonnée et ardente, car, avant de disparaître, elle retourna deux fois sa petite tête exquise pour me revoir, et, ce qui acheva ma déroute, je sentis très bien que son dernier regard, pour moi tout seul, s’était adouci dans un vague sourire.
XXVI
Quand la belle nuit d’étoiles fut tout à fait venue, retiré dans ma chambrette blanche, je restai longtemps, longtemps à ma fenêtre ouverte, accoudé sur l’appui qui était en ces pierres massives des maisons de jadis. Un peu de fraîcheur bienfaisante commençait à monter du jardin bas et des sources, on sentait une odeur de lichen et de branches moussues qui était comme l’haleine des bois endormis ; les hiboux s’appelaient par de douces petites notes de flûte et, de temps à autre, du fond de la forêt, arrivait en sourdine le cri glapissant des renards dont la voix ressemble à celle des chacals. Ah ! comme je me rappelle encore cette chaude nuit où commença mon envoûtement !… La forêt, la forêt, elle était maintenant animée pour moi par une présence dont je restais uniquement préoccupé. Tout près d’ici sans doute, à un carrefour que l’on venait de m’indiquer, la Gitane s’endormait à cette heure, — sur la mousse, ou bien dans sa roulotte de nomade ? seule, ou entre les bras fauves de quelqu’un de sa tribu ?…
Sur la fin de cette même nuit, un rêve enchanta mon sommeil. Je me croyais au milieu de bois inextricables, dans l’obscurité, me frayant à grand peine un passage parmi des broussailles et des roseaux, et j’avais conscience que des êtres imprécis suivaient la même direction que moi à travers le fouillis des branches. Ces compagnons de ma difficile route peu à peu s’indiquèrent comme des bohémiens en fuite et bientôt je la devinai elle-même, la belle Gitane, se débattant à mes côtés contre les lianes qui de plus en plus enlaçaient nos pieds. Quand enfin nous fûmes tombés ensemble dans les joncs enchevêtrés, je la pris dans mes bras et, à son contact intime, je me sentis faiblir tout à fait par une sorte de petite mort délicieuse…
XXVII
Dès que le grand soleil matinal eut reparu dans ma chambre si simple et blanche, je désirai follement la revoir, ainsi qu’il arrive toujours pour toute créature qui en rêve vous a donné une pareille illusion voluptueuse, et, ayant passé à ma ceinture mon perpétuel et inutile petit revolver, je m’acheminai de bonne heure vers la forêt.
Approchant du carrefour indiqué, à l’ombre d’énormes chênes-verts, je ne tardai pas à apercevoir trois ou quatre roulottes dételées, et des chevaux qui paissaient l’herbe rase ; par terre, flambait un feu de branches mortes dont la fumée sentait le sauvage, et une vieille femme à tête de sorcière cuisinait là quelque chose dans une marmite. Sans doute les hommes de la petite tribu étaient déjà partis en maraude, car il ne restait autour des voitures que des enfants aux longs yeux d’ombre, — comme les siens, — et elle-même, la Gitane d’hier et de cette nuit, tressait des paniers, assise avec une grâce de jeune déesse sur le vieux sol charmant feutré de lichen, de mousse et de graminées fines. Alors je passai très près, trop près d’elle ; un élan m’entraînait à tout simplement lui dire : « Me voici, tu vois, je suis venu à ton appel souverain de la nuit dernière ; tu penses bien que tout m’est égal à présent dans le monde, hormis toi… »
Mais bien entendu, je m’éloignai sans lui avoir rien dit, m’étant seulement grisé de son imperceptible et énigmatique sourire, où il y avait à la fois du consentement et de l’ironie.
XXVIII
L’envoûtement mutuel dura ainsi cinq ou six jours, sans qu’une parole fût échangée ; comme s’il y avait déjà entre nous un semblant de compromis qui commandait le secret, elle ne revint plus à la maison pour essayer de vendre ses paniers, que pourtant beaucoup de gens du village lui achetaient ; mais, d’aussi loin que nous pouvions nous apercevoir, nos regards ne se quittaient plus dès qu’ils s’étaient accrochés.
Et enfin, par une après-midi surchauffée d’août, avec une brusquerie stupéfiante, le dénouement inévitable survint, parmi des fouillis de branches et de roseaux pareils à ceux de mon rêve, dans le ravin ombreux des grottes, au milieu d’un essaim de très fines libellules qui semblaient aussi impondérables que des petites plumes et qui, pour la fête de notre hyménée sans doute, s’étaient somptueusement vêtues de pierreries et de gaze d’or, les unes en bleu, les autres en vert. J’étais venu m’installer là, dans la nuit verte, parce que je savais qu’elle y cueillait d’habitude ses joncs ; pour me donner contenance, j’avais apporté mes crayons et mon bloc de dessin, et, rien qu’en l’apercevant de loin arriver de son allure souple, par le sentier le long des rochers en muraille, j’avais pressenti la minute suprême qui finirait ma vie d’enfant.
En effet, si ce n’était pas moi qu’elle voulait, pourquoi s’approchait-elle ainsi, cauteleusement, sans me quitter des yeux, mais avec les petits détours d’un chat qui craint d’effaroucher sa proie ?… Je commençais de trembler et de ne plus me sentir maître de moi-même ; quand enfin elle s’arrêta tout près, tout près en faisant mine de s’intéresser surtout à mon crayonnage, je m’enhardis jusqu’à prendre sa main, qu’elle laissait pendante, presque à toucher mon carton, — sa petite main moricaude, experte à commettre des vols dans les fermes aussi bien qu’à tresser des roseaux en paniers.
Au lieu de se dérober, et toujours sans rien dire, elle m’attira imperceptiblement comme pour m’indiquer de me lever, — et je me levai, docile, la tête maintenant tout à fait perdue, pris du délicieux grand vertige que je connaissais pour la première fois ; debout maintenant devant elle, j’enlaçai sa taille de mes bras, tandis qu’elle passait les siens autour de mon cou. Elle gardait toujours son même sourire de consentement moitié moqueur et son même silence. Jamais encore je n’avais entendu le son de sa voix, quand ma bouche s’appuya éperdument sur la sienne, ce qui fit passer dans tout mon corps comme le tremblement d’une grande fièvre ; je crois que nous chancelions tous les deux, l’un cherchant à entraîner l’autre sans trop savoir où, mais l’un et l’autre souhaitant, avec une muette complicité, de trouver quelque recoin plus inviolable encore, dans ce ravin dont l’enchevêtrement ombreux était pourtant déjà une suffisante cachette.
Le grand secret de la vie et de l’amour me fut donc appris là, devant une de ces entrées de grotte qui ressemblent à des portiques de temple cyclopéen ; c’était parmi des scolopendres et des fougères délicates ; pour tapisser la terre sur laquelle nous étions étendus, il y avait des mousses de variétés rares et comme choisies ; des branchettes de phyllirea formaient des rideaux à notre couche, et au-dessus de nos têtes, les fines petites libellules impondérables, assemblées sans frayeur, jetaient parmi les feuilles leurs étincellements de pierreries…
Qu’est-ce donc qui avait pu l’amener à moi ? N’avais-je pas aperçu deux ou trois jeunes hommes de son campement qui me paraissaient beaucoup plus beaux ?… Après tout, ils étaient ses frères peut-être… Et puis, sans doute elle avait deviné mes raffinements, qui étonnaient et charmaient sa sauvagerie, de même que ma passion toute sensuelle s’exaltait de ce qu’elle fût la dernière des dernières, fille d’une race de parias, petite gitane voleuse. De ce qu’elle ne fût que cela, notre intime communion n’en devenait pour moi que plus suavement coupable ; avec mes scrupules d’alors, je trouvais très criminel, presque sacrilège, — mais si adorablement sacrilège ! — de m’être donné tout entier, en esclave, pour lui apporter l’ivresse suprême…
J’ai écrit quelque part, je ne sais où, cette vérité qui, je crois bien, n’était pas neuve : « Les lieux où nous n’avons ni aimé ni souffert ne laissent pas de trace dans notre souvenir. » En revanche, ceux où nos sens ont subi l’incomparable enchantement ne s’oublient jamais plus ; ainsi le ravin où s’accomplit mon initiation, ses fougères, ses mousses, le mystère de ses grottes, même jusqu’à ses frêles libellules au corps étincelant, ont gardé, pour le reste de ma vie, une nostalgique attirance…
Libellules très fines, les unes en métal bleu avec des ailes de deuil en velours noir, les autres en métal vert avec des ailes en gaze d’or et des yeux en rubis, depuis combien de centaines de millénaires leurs merveilleuses petites parures se propagent-elles ici, inchangeables ? Elles étaient présentes aux premiers temps de notre période géologique ; elles ont connu notre ancêtre des cavernes, elles ont vu commencer, sous ces rochers, les imperceptibles suintements calcaires qui mettent un siècle à donner un millimètre d’épaisseur et qui forment aujourd’hui des voûtes aux énormes piliers gris ; elles sont presque indestructibles, ces petites créatures des étés, qui, au-dessus de notre union d’un jour, sont venues danser leurs danses fantasques et légères… Jusqu’à ce qu’ait sonné mon heure de mourir, elles ne cesseront de me faire penser à la chair ambrée d’une jeune gitane…
XXIX
Quand je revins à la maison, le soir, quelque chose était à jamais changé en moi, bien que je fusse toujours, en apparence, le même enfant timide. Je marchais sans rien voir, absorbé dans un souvenir unique. J’avais honte, en même temps que j’éprouvais une sorte de fierté nouvelle, avec une envie de conter à ceux que je rencontrais en chemin ma belle aventure enivrante. Au dîner, dans la modeste petite salle à manger dont les fenêtres étaient grandes ouvertes sur le parterre follement fleuri, j’étais gêné par le regard de ma sœur qui m’observait plus que de coutume : « Qu’as-tu, mon cher petit, ce soir ? » finit-elle par dire. — « Moi !… Mais rien, sœur… » répondis-je, tandis que je sentais le sang me monter aux joues. Et, même à elle, malgré ma confusion profonde, j’étais presque tenté de crier : « Maintenant, je sais toutes choses… Les ultimes secrets de la vie, à présent, ils me sont révélés… »
Ma grande fête d’amour dura un peu plus d’une semaine, pendant laquelle, sous la voûte massive des grottes ou dans la nuit verte de ce ravin plein du mystère des vieux temps géologiques, la gitane ne manqua jamais un de nos rendez-vous. Elle parlait un vague français mêlé d’espagnol et nous échangions à peine quelques mots ; mais peu à peu son sourire d’ironie faisait place à une expression de tendresse toute simple, et je l’en aimais davantage. J’aimais jusqu’à sa petite robe de pauvresse que, vu la chaleur d’août, elle portait sans chemise sur son impeccable gorge basanée ; déjà à cette époque, comme plus tard dans la suite de ma vie, toute élégance, tout charme acquis, ne comptait pour rien à mes yeux auprès de la saine beauté de la forme : c’était là sans doute une revanche de la nature contre l’excès de mes affinements.
XXX
Les bonnes gens des villages alentour se plaignaient de vols commis dans les fermes, dans les granges, et je ne cessais d’avoir peur que la gendarmerie expulsât la petite tribu nomade.
Un jour en effet je ne vis plus à leur place habituelle, au pied des vieux chênes-verts, les roulottes ni les chevaux ; restaient seulement sur le lichen des traces carbonisées indiquant les feux qu’avaient allumés les bohémiens. Ils avaient dû fuir pendant la nuit, mais par quelle route, vers quel inconnu ? et, dès la première minute, je compris l’inanité de toute poursuite ; c’était bien la séparation sans recours. Il me sembla d’abord que mon cœur cessait de battre… Je ramassai un des roseaux coupés par elle, qui traînait par terre, et je me mis à errer sans but, dans la forêt, choisissant les fouillis d’épines encore inexplorés, allongeant ma course pour retarder mon retour à la maison. Sur la fin de la journée, je revins malgré moi au ravin d’ombre, où, dans un silence de sanctuaire, les petites libellules, aux toujours mêmes luxueuses parures, dansaient comme si de rien n’était. Là, à une place qui nous avait été familière, je m’assis sur des mousses que nous avions foulées ensemble et, la tête dans mes mains, je pleurai tout à coup à sanglots. — Ces larmes, comme une pluie soudaine, ce n’était pas à sa beauté ni à sa forme qu’elles allaient, oh ! non, mais à l’expression de confiante tendresse qui, les derniers jours, avait paru dans ses jeux…
XXXI
Mes vacances suivaient leur cours, devenu morne et décoloré depuis sa fuite ; la forêt, le ravin avaient perdu leur âme, et, par ailleurs, de plus en plus l’approche de mon départ pour Paris m’épouvantait. Cependant, à force de supplications, j’avais gagné mon procès auprès de mes parents, pour notre cher « salon rouge » ; ils avaient trouvé une autre combinaison qui leur permettrait de ne pas s’en dessaisir, et de louer quand même une partie de notre demeure héréditaire ; c’était donc pour moi une angoisse de moins, de savoir que les portraits de famille ne seraient pas décrochés, que je conserverais là mes deux pianos et que plus tard peut-être, en des temps moins sombres, nos soirées du dimanche pourraient retrouver leur douce gaieté d’autrefois dans le même cadre tant aimé.
Vers la fin de septembre, je fus mandé à Rochefort : nos locataires de malheur, — un capitaine de frégate et sa femme — venaient d’entrer plus tôt qu’on ne pensait ; ils avaient cependant respecté ma chambre d’enfant, pour me permettre de la déménager moi-même à ma guise, mais il fallait me hâter.
Quand j’arrivai chez nous le lendemain soir, c’était l’heure du dîner et, pour la première fois, je vis notre couvert mis là-bas, au fond de la cour, dans l’ancien bureau de mon père dont il avait fallu, depuis nos réductions, faire notre salle à manger. Il ne me parut pas triste en lui-même, ce couvert des dépossédés que nous étions, mais tout de suite mes yeux se portèrent avec effroi sur une de ces grandes machines en fonte qu’on appelle fourneau « économique » et qui chauffait là dans un coin. — « Oh ! maman, dis-je… ça, est-ce que c’est pour rester ? » — « Il le faut, mon pauvre enfant », répondit-elle sur un ton de résignation si décisive que je ne sus que baisser la tête… Parut alors une de nos anciennes domestiques de l’île, qui avait voulu rester avec nous malgré des gages maintenant dérisoires, et qui se mit à cuisiner différentes choses, dans des petites casseroles, sur la machine en fonte… Oh ! j’étais préparé à tout, mais pas à cela. Être pauvre, soit ! mais en subir à ce point les apparences, prendre ses repas à côté d’un fourneau de cuisine ! Non, cela dépassait mes forces !…
Un grand orage d’équinoxe se déchaîna pendant notre dîner, arrachant les pampres jaunis de nos treilles, et la première pluie d’automne se mit à tomber torrentielle, attristant cette fois pour tout de bon les choses. Or, cette salle à manger d’exil, qui était au rez-de-chaussée sur la cour, se trouvait coupée maintenant de tout le reste de la maison par la présence des locataires ; mes parents avaient donc imaginé de faire percer un trou dans le plafond d’une petite office voisine et de fixer là une échelle, pour permettre de communiquer par l’intérieur avec nos appartements d’en haut. Quand il fut l’heure de monter nous coucher, la pluie d’orage continuait de cingler les vitres, et c’était vraiment l’occasion d’inaugurer cette petite route nouvelle, à la file, par une trappe.
Les honneurs de grimper la première furent dévolus à ma grand’tante Berthe, la doyenne, un peu lourde, vu ses quatre-vingts ans bientôt sonnés. Elle n’y fut pas très brillante, et pour compliquer les difficultés de ses débuts, monsieur Souris, dit la « Suprématie » (mon toujours même chat que je n’avais cessé d’adorer), se fit un devoir de l’accompagner pas à pas, marche par marche, tout le temps dans ses jupes. Mais elle sut y mettre tant de belle humeur et d’impayable drôlerie que le fou rire me prit, le bon fou rire qui triomphe de toute mélancolie. Chère bonne vieille grand’tante Berthe, encore si agréable à regarder, avec son profil de médaille que, pour s’amuser aux dépens d’elle-même, elle appelait, en feignant une fierté comique, son profil d’Apollon !… Vraiment je ne trouvai rien de pénible à cette première répétition des petits défilés en cortège, chat compris, que je devais connaître dans cette même échelle pendant plusieurs années, les soirs d’hiver, jusqu’à des temps meilleurs. Non, mais la grande mortification, pour moi insoutenable, c’était ce fourneau de cuisine…
XXXII
Le déménagement de ma chambre m’occupa deux jours, — et combien je me retrouvai là enfant, petit enfant même, malgré mon aventure de jeune homme dans le ravin des grottes ! Après beaucoup de tergiversations, mon « musée » fut le lieu sur lequel se fixa mon choix, pour y transporter et ensevelir tant de chères petites choses ; aucune place dans la maison n’était plus secrète, plus inviolable, ni plus complètement à moi que ce réduit haut perché dont la fenêtre donnait sur les tranquilles lointains désuets du rempart, des prairies et de la rivière. Si je parle longuement de ce « musée », dont je fis en outre, à partir de ces jours, une sorte de reliquaire, c’est qu’il a vraiment joué un grand rôle dans ma vie, même plus tard dans ma vie d’homme courant le monde, — et qui croirait cela en voyant cet appartement de poupée, dont je touchais déjà de la tête le plafond trop bas !… J’eus vite fait d’arranger, sous l’étagère aux fossiles, toutes les grandes boîtes de mes jouets d’autrefois. Il me fallut beaucoup plus de soins pour le transfert de mes humbles objets précieux, gentilles boîtes à bonbons qui me rappelaient mes premiers de l’an de jadis, gentils bibelots qui dataient de l’enfance de maman, vases ou statuettes en porcelaine, petites chinoiseries surannées qui venaient de grands-oncles navigateurs, etc. Or, dans ce musée, il y avait un modeste bureau-secrétaire pour enfant, qui, sous Louis XVI, avait servi aux toutes premières études de l’une de mes aïeules huguenotes ; il m’était sacré comme provenant de l’île, et je le jugeai digne de recevoir tout cela dans ses flancs vieillots. Mais il me parut urgent d’en faire d’abord le scrupuleux nettoyage et de coller sur ses étagères, dans ses tiroirs, le plus impeccable papier blanc. Tante Claire, bien entendu, était montée pour m’assister, comme dans toutes mes entreprises, et, sentant que le si proche départ pour Paris jetait pour moi de l’angoisse sur ces puériles installations, elle cherchait de son mieux à me consoler.
Ce Paris, elle l’avait plusieurs fois habité avant ma naissance, chez son oncle, frère de ma grand’mère, qui y était receveur de l’enregistrement ; plus tard elle y était souvent revenue pour accompagner ma sœur pendant ses périodes d’étude à l’atelier du peintre Léon Cognet, et je voyais bien qu’elle ne le détestait pas. — « Tu as tort d’en faire fi, — me disait-elle, tout en manœuvrant le pinceau pour enduire de colle les feuilles et les bandelettes blanches qu’elle me faisait passer à mesure, — tu as tort d’en faire fi, mon cher ; il est plein de choses pour t’intéresser, tu verras ! Tiens, par exemple, le Louvre, il te passionnera… et la musique, et les concerts, tu ne te doutes pas de concerts pareils ! » Mais non, elle avait beau dire, j’avais par avance décidé qu’à Paris tout m’ennuierait… Pendant notre patient travail de tapissiers, la fenêtre ouverte laissait entrer le radieux soleil de fin septembre, avec le calme des entours, et avec aussi quelques-unes de ces guêpes ou abeilles qui ont de tout temps affectionné ce lieu de silence, et qui bourdonnaient très affairées autour de nous.
Sur la fin du second jour, quand tout fut arrangé à mon gré, je répandis un peu partout du camphre et des paquets d’herbes aromatiques. Pour compléter ces petits soins funéraires, je recouvris même plusieurs objets avec des mousselines, — des morceaux, que je vois encore, d’une robe en organdi blanc à vieilles fleurs brodées qui venaient de la jeunesse de ma grand’tante Berthe, vers 1805 ; — ensuite je fis sortir par pitié ces quelques guêpes et abeilles visiteuses, pour ne pas les ensevelir vivantes, et ce fut l’heure de fermer les yeux de mon « musée » (sa fenêtre, que personne ne rouvrirait plus jusqu’à mon retour). Quand de là-haut je regardai les lointains familiers pour leur dire adieu, tout commençait déjà de s’illuminer des rayons rouges du soir ; je me rappelle qu’à cet instant-là justement, sur la rivière à peine indiquée au milieu des prairies, passait une frégate, une belle frégate annoncée depuis le matin, qui revenait « des colonies », — et sa vue apporta l’utile diversion à ma tristesse en faisant tout à coup dévier ma pensée vers un avenir probable de voyages et d’aventures… Un dernier regard aux coquillages, classés bien en ordre dans leurs casiers, un dernier regard au papillon « citron-aurore » du domaine de Borie, dont l’éclat jaune était mis en valeur par les merveilleux grands papillons bleus de la Guyane, ses voisins de vitrine, — et enfin, tante Claire et moi, nous fermâmes la porte et nous y mîmes les scellés en collant des bandes de papier tout autour, pour maintenir à l’intérieur ce parfum de sarcophage qui éloigne les mites et autres petits rongeurs attitrés des choses mortes.
Un enfant qui avait de telles précautions et de telles craintes en se préparant à quitter le toit paternel, était vraiment bien peu armé pour la vie, bien peu armé surtout contre le temps et contre la mort…
XXXIII
Le lendemain fut le jour d’aller à la Limoise dire adieu à la mère de Lucette qui n’était pas encore rentrée en ville. Elle faisait partie de ce cher cénacle de figures tutélaires, trop nombreuses peut-être autour de moi et trop attentives, qui, pour mon malheur, avaient plus que de raison choyé mon enfance. Je la tutoyais et l’appelais « tante Eugénie » ; lors de nos revers, elle était venue offrir de se charger des frais de mon instruction pour me permettre de ne pas quitter Rochefort, et je l’aimais bien.
La campagne, où les vendanges venaient de finir, était ensoleillée et déserte. La vieille Limoise, qui allait bientôt se fermer pour un hiver de plus, dormait tranquillement auprès de ses bois centenaires ; les chênes à feuilles annuelles avaient déjà des chevelures jaunies, tandis que les chênes-verts, qui ressemblent à de grands oliviers, découpaient, sur le ciel nostalgique des fins d’été, les masses sombres de leur inaltérable verdure. Tante Eugénie vint me conduire le soir, avec la petite Jeanne, jusqu’au tournant du chemin qui mène au village d’Échillais, et me dit, en m’embrassant pour l’adieu : « Allons, c’est fini, fini de tes jeudis de Limoise… Et, tu sais, mon pauvre enfant, ajouta-t-elle, les larmes aux yeux, pour toi le bon temps est passé, dame ! » Hélas ! oui, et je ne le savais déjà que trop !…
XXXIV
Mes deux dernières journées furent consacrées à Fontbruant, où ma mère venait de me devancer. On m’avait permis à présent de faire à pied les vingt-deux kilomètres de la route, et c’était par une région en ce temps-là solitaire et charmante, qui n’était pas morcelée, n’appartenait à personne, et que l’on nommait « les communaux ».
Quand je jette les yeux en arrière, sur le long déroulement de ma vie qui s’embrume déjà beaucoup, il y a par places comme des taches lumineuses qui appellent le regard de mon souvenir et au milieu desquelles les moindres détails des choses se dessinent encore avec un relief inaltéré. Ainsi mon retour à Fontbruant ce jour-là, je le retrouve comme si c’était d’hier.
Parti de Rochefort le matin, j’arrivai là-bas à l’heure chaude et morne de midi ; j’ouvris doucement le grand portail vert de la maison et j’entrai sans bruit. Personne dans le jardin, une torpeur méridienne, un silence d’été au milieu duquel une petite voix infiniment douce chantait en sourdine, et comme en sommeil… Je ne sais rien au monde de mélancolique autant qu’un chant frêle, sur des notes hautes, s’élevant isolé dans le silence d’un midi que le soleil accable. Cette mélancolie sans nom, qui si mystérieusement nous pénètre, m’avait déjà été plusieurs fois révélée par le cri des sauterelles de la Limoise ; elle est la même que devaient me redonner plus tard les vocalises des muezzins au-dessus des villes blanches de l’Islam, aux heures où les maisons ne jettent plus d’ombre sur la terre ; la même aussi que je devais retrouver dans les régions tout à fait torrides, en écoutant les petites chansons somnolentes des femmes sénégalaises quand les sables du désert se pâment de chaleur. Aujourd’hui, cela me faisait mal à entendre, d’abord parce qu’il y avait dans l’air on ne sait quoi de languide pour annoncer l’arrière-saison, ensuite parce que l’angoisse du départ planait pour moi sur ces dernières journées, enfin et surtout parce que cette voix, je l’avais aussitôt reconnue : c’était la chère voix de ma mère, si pure jadis, mais où je percevais pour la première fois quelque chose comme une imperceptible fêlure dans un son de cristal. La chanson aussi m’avait été familière toute ma vie ; c’était une berceuse de l’île qui avait servi à nous endormir les uns et les autres depuis plusieurs générations. Et la chanson disait :
Passe la Dormette,
Passe vers chez nous,
Pour endormir Ninette,
Jusqu’au point du jour.
Je m’arrêtai un moment pour écouter, immobile, et puis je contournai tout doucement la vieille maison pour me rapprocher de la bien-aimée chanteuse ; je l’aperçus à travers des branches sans qu’elle se doutât de mon arrivée, et je m’arrêtai encore pour la regarder. Elle berçait sa petite-fille, le bébé de ma sœur, et faisait les cent pas très lentement, dans une allée étroite, au bord de la terrasse aux grosses pierres anciennes rongées de lichen et de mousse ; sur son passage, les corcorus qui tapissaient la lourde muraille la frôlaient un peu de leurs branchettes terminées par leurs fleurs en houppes de soie jaune, et les abeilles, les guêpes qui s’empressaient à faire leurs provisions d’automne, accompagnaient son chant comme d’un discret murmure d’orgue d’église.
Passe la Dormette,
Passe vers chez nous…
Cette Dormette de midi, que la voix appelait, était la même petite fée, bienfaisante aux enfants, qui avait jadis présidé à mes premiers sommeils ; la douce incantation qui la priait de venir n’aurait donc pas dû me sembler triste ; cependant mon cœur s’endeuilla peu à peu en l’écoutant, à cause de ce silence, de ce chaud et presque morbide soleil, surtout de ce très proche départ ; la vieille terrasse me semblait prête à s’endormir comme la toute petite fille que l’on berçait, et pour moi la chanson lente qui planait comme craintivement au-dessus de nous cessa bientôt d’être une berceuse pour devenir une sorte d’élégie, le dernier chant, eût-on dit, le chant de mort de tout mon cher passé, de mon enfance qui décidément allait finir, et, quand je sortis de derrière les branches pour aller me jeter dans les bras de maman, je n’étais pas loin de pleurer.
XXXV
La même tache lumineuse dont je viens de parler s’étend aussi, dans ma mémoire, sur les quelques heures que je passai à Rochefort avant de partir et dont je retrouve les moindres détails. Le même beau temps m’avait du reste suivi là, avec le même soleil et le même grand bourdonnement d’ensemble des abeilles sur les fleurs d’arrière-saison ; je me rappelle que certaine muraille de notre cour, tapissée de boussingaultias en guirlandes blanches, rendait comme un léger son d’orgue sous le vol des milliers de petites butineuses empressées ; jamais je n’avais connu chez nous autant de guêpes et d’abeilles.
Mes malles furent vite prêtes ; mon trousseau, d’enfant presque pauvre, se composait surtout de costumes soigneusement réparés et agrandis ; comme objets très précieux, j’emportais les dernières lettres de Lucette, les dernières lettres de mon frère et sa Bible revenue d’Indo-Chine, sur laquelle ma mère venait d’ajouter pour moi :
« Sois, mon enfant chéri, le fidèle dépositaire de ce si précieux souvenir et n’oublie pas un instant le rendez-vous que nous a donné notre bienheureux Georges en laissant cette vie. Veuille, ô mon Dieu, qu’aucun de mes bien-aimés n’y manque, et que je m’y trouve aussi avec eux.
Le cœur serré comme s’il se fût agi d’un départ éternel, je fis mes adieux à notre cour ensoleillée et à son lac en miniature ; quand il fut tout à fait l’heure de se rendre à la gare, je gantai avec un respect attendri de pauvres petits gants raccommodés à miracle par ma mère, « rien que pour le voyage », — avait-elle dit, — et enfin je montai en chemin de fer, — en troisième classe, pour la première fois de ma vie…
XXXVI
Au Quartier latin, un petit logis d’étudiant, haut perché, d’où la vue donnait sur le clocher de Saint-Étienne-du-Mont et dominait toute une stupéfiante assemblée de tuyaux de poêle. C’était triste à pleurer, et même d’une propreté insuffisante, pour moi qui étais habitué à des chambrettes si parfaitement soignées et si blanches ; il y avait une armoire à glace en acajou qui me faisait presque peur ; elle avait dû être vendue et revendue à qui sait combien d’encarts de misère et semblait sortir d’une bataille ; je ne cessais de penser à tout ce qu’elle avait dû être condamnée à refléter de lamentable, et je ne lui confiais mes affaires qu’à contre-cœur, après les avoir enveloppées de papier pour éviter les contacts.
J’étais là dans une sorte de pension demi-libre où je suivais comme externe les cours du lycée Henri IV, et, pour compagnons, j’avais surtout des jeunes levantins, fils de familles riches ou même princières de là-bas, qui faisaient des études fantaisistes et, avant tout, la fête.
Mes oncles de Paris qui s’étaient chargés de moi m’accueillaient avec affection, sans réussir toutefois à me réchauffer un peu le cœur. Ils m’avaient fait habiller d’une manière assez élégante, ce à quoi j’étais très sensible, mais j’avais serré avec des soins pieux mes anciens vêtements de Rochefort, agrandis, remis à neuf sous la direction de ma mère, et je me faisais un devoir de les porter encore de temps à autre au lieu de les mettre au rebut ; quant aux petits gants qu’elle m’avait raccommodés elle-même « pour le voyage », ai-je besoin de dire qu’ils étaient passés au nombre de mes reliques sacrées.
Le jeudi et le dimanche, j’avais la permission de minuit comme un grand jeune homme. Mais je travaillais surtout, car j’étais à limite pour l’École Navale ; si par malheur j’avais manqué le Borda, mes parents ne m’auraient jamais laissé m’engager comme matelot, — et alors je frémissais d’une terreur glacée en songeant à quelque avenir de bureaucrate dans une « administration ».
Au milieu de Paris, j’étais un peu comme ces jeunes sauvages que l’on amène de leurs forêts et qui dédaignent même de s’étonner. Rien ne m’émerveillait, si ce n’est pourtant le Louvre, et l’Opéra où l’on m’avait conduit dès la première semaine pour me faire entendre les Huguenots.
Mes camarades levantins, — Arméniens, Grecs ou Bulgares, — m’étaient tous antipathiques ; ils se faisaient des escroqueries entre eux et, au cours de leurs querelles, se jetaient à la figure des abominations que, dans les temps, leurs parents auraient commises. Je vivais donc très seul, n’admettant qu’un pauvre petit Turc, mystique et doux, mais qui mourut d’une pneumonie, aux premiers froids de novembre. Dans ma chambre hostile, assis à ma table devant ma fenêtre, aux crépuscules brumeux d’automne, je me laissais souvent hypnotiser par cette peuplade de tuyaux de poêle, à la fois lugubre et comique, surtout si nouvelle pour moi qui n’en avais jamais tant vu. Ils commençaient de lancer leurs premières fumées de la saison ; ils avaient tous comme des petites têtes, des petits bonnets, des petits chapeaux ornés d’espèces d’oreilles pour les faire tourner ; au moindre vent, ils s’agitaient avec des mouvements de Guignol, en jetant parfois de vagues cris grinçants que j’entendais à travers mes vitres. À mesure que la nuit tombait, ils prenaient à mes yeux une demi-vie fantastique, ils me faisaient l’effet d’une troupe de diablotins surgissant des toits et étirant leurs cous grêles pour regarder plus loin ; quand je somnolais d’ennui sur des calculs de trigonométrie, des enchaînements de formules abstraites, pour un peu ils m’auraient effrayé… Et puis, tout ce qui devait se passer de terre à terre et de maussade autour de moi, trop près de moi, devant les feux de ces cheminées ou de ces poêles !… Vraiment toutes ces vies de labeur et de souffrance agglomérées, pressées dans mon voisinage, m’enlevaient mon peu d’air respirable, et, d’instinct, j’avais envie de m’évader n’importe où dans la campagne, dans les champs, parmi les arbres…
XXXVII
Un cousin germain de ma mère habitait Paris, sur l’autre rive. Sa femme, qui ressemblait beaucoup de visage à madame de Sévigné, accentuait encore son effet en disposant comme des oreilles d’épagneul, à la manière Grand Siècle, ses admirables boucles blondes ; elle n’avait du reste que ce défaut-là et celui d’être poétesse, à part quoi elle était intelligente et bonne, et m’affectionnait, celle-ci encore, comme un véritable neveu. Une fois par semaine, elle donnait un thé aux membres d’une certaine « Union des poètes », dont elle faisait elle-même partie. Oh ! le singulier petit monde que j’ai connu là, presque chaque jeudi soir !
À tour de rôle, les invités se levaient et prenaient une pose pour nous communiquer leurs plus récents produits. À peine achevaient-ils, que c’était une ovation bruyante ; tout le monde les entourait, en criant, en se pâmant d’extase, et, à mon avis, il n’y avait jamais de quoi devenir épileptique comme ça. Habitué que j’étais à ces plus calmes soirées de province où après une audition, fût-elle même remarquable, l’assistance se borne à un discret chuchotement approbateur, je me demandais : mais qu’est-ce qu’ils ont, mais qu’est-ce qui leur prend ? Chaque fois, dès que les auditeurs flairaient l’approche de la strophe finale, leur figure se contractait comme sous l’effort d’un pénible travail interne ; visiblement ils élaboraient des phrases transcendantes pour définir à haute voix leur admiration. Pauvres gens, besogneux pour la plupart et tous névrosés, en mal d’impuissance et d’obscurité !…
Le seul que j’écoutais avec une certaine attention était un jeune homme pâli qui se composait une tête fatale ; il était aussi un neveu de la maison, du côté de la tante aux belles boucles blondes ; il s’appelait Léon Dierx et devint par la suite le « prince des poètes ».
Dès le premier soir, je fus prié de me mettre au piano et je leur jouai un menuet difficile, assez peu connu. Le piano était excellent, avec des sons qui se prolongeaient comme ceux d’une voix, et je sentis tout de suite que l’on m’écoutait, de sorte que je jouai bien ; — alors ce fut du délire, d’autant plus que l’on me savait neveu du bon chocolat tout chaud et des bonnes sandwichs impatiemment attendues ; les poètes, avec ces longs cheveux qui étaient encore à cette époque le symptôme extérieur de leur genre de maladie, s’approchèrent en affectant des mines extasiées : — « Oh ! monsieur… c’est un poème que vous venez de nous jouer là ! » — « Oh ! monsieur… mais toute la poésie pastorale du dix-huitième siècle s’est échappée de vos jeunes doigts ! » — « Tu as fait florès, mon cher », me dit la maîtresse de la maison, assez satisfaite du succès de son jeune parent provincial. Et moi, je saluais, d’un petit air timide et cafard, étouffant une envie de rire et me demandant si je n’étais pas tombé là dans l’une des cellules, les moins dangereuses assurément, mais non les moins cocasses, de cet immense asile pour hystériques, où j’étais venu finir mes études.
XXXVIII
J’ai parlé de ces instants de ma vie qui, dans les lointains déjà enténébrés de ma mémoire, s’éclairent encore avec autant de netteté que si la gerbe lumineuse d’un projecteur, traversant de la nuit lourde, venait se concentrer sur eux. Eh ! bien, sur toute cette année de préparation à l’École Navale que je passai à Paris, pas une de ces taches lumineuses ne se projette pour moi nulle part ; certains souvenirs, je les retrouve par un effort de volonté, mais presque tous les autres sont tellement perdus que j’arrive à peine à les reconstituer. Pour que les choses se gravent dans ma tête, il faut que, de près ou de loin, s’y mêle un peu de tendresse, et, en fait de vraie tendresse, dans ce Paris, non, je n’en sentais plus autour de moi aucune. C’est alors que, pour échapper au présent morose, et pour me replonger davantage dans mon cher passé, — qui n’était pourtant que d’hier, — j’entrepris d’écrire quelque chose comme des mémoires. Toutefois ce nouveau manuscrit, inauguré en novembre, un dimanche de pluie, n’affecta plus la forme d’un rouleau sans fin, d’apparence cabalistique, uniquement couvert de cryptographie, comme naguère mon premier essai dans le genre ; non, ce fut un petit cahier tout simplement cousu, mais d’aspect mystérieux quand même, car, pour rester facile à dissimuler, il était en un papier « pelure d’oignon » extrêmement mince et garni de pattes de mouche à peine lisibles à force d’être fines. Je serais mort de confusion si quelqu’un avait pu y jeter les yeux. Tel fut donc le commencement de ce journal de ma vie, qui forme, hélas ! aujourd’hui plus de deux cents volumes… Cependant, je n’y notais encore presque jamais des choses journalières qui m’intéressaient trop peu, mais seulement des choses d’autrefois, pour les empêcher de me fuir tout à fait, et la place que j’y donnais à la Limoise prouve l’importance du rôle que ce coin du monde a joué dans mon enfance.
Pauvre petit cahier, d’une légèreté à peine pondérable, qui pendant quelques années voyagea avec moi sur les mers, si soigneusement caché sous d’étranges bibelots, sous des oiseaux empaillés ou des amulettes de sauvages, dans des caisses en bois des îles faites par mes matelots, pauvre petit cahier, il est devenu très difficile à déchiffrer ; l’encre a jauni, tout s’enchevêtre à cause de la transparence des feuilles et, par places, beaucoup de ma cryptographie première manière s’y retrouve encore.
Voici textuellement un des chapitres du début :
La Limoise !… Ce nom seul réveille en moi tout un monde d’idées. Ce sont des bois de chênes antiques, une végétation à part qui semble faite pour l’ardeur des midis d’été. C’est le pays des marjolaines, du lichen et du serpolet, des lézards du soleil et des cigales. Pays un peu fantastique la nuit, où beaucoup de hiboux chantent, où les chauves-souris et les phalènes vous poursuivent jusque dans la vieille maison, pour tournoyer autour de la flamme des chandelles, ou bien pour coller leurs ailes sur les murs blancs.
Pays où la lune se lève rouge et énorme pour commencer sa mystérieuse promenade au-dessus de la cime des bois et de la plaine de bruyères, pays où d’effrayants orages grondent la nuit où dans les soirées radieuses les étoiles, surtout la Polaire que regardait toujours ma bien-aimée sœur Lucette, s’allument plus brillantes qu’ailleurs, au bruit persistant d’une innombrable peuplade de grillons. La Limoise, terre très saintongeaise, très pastorale, presque druidique, qui devait être telle il y a deux mille ans.
La Limoise, elle a même son parfum particulier, parfum d’aromates que l’on y respire partout. La Limoise !…
Avec les yeux prodigieusement clairs que j’avais en ce temps-là, de telles petites choses s’écrivaient en lettres microscopiques, et c’était presque toujours entre chien et loup, quand, sur les toits d’alentour, je voyais, dans la brume de l’automne parisien, tous ces obsédants petits gnomes, qui étaient des tuyaux de poêle, se trémousser au vent. Il m’aida beaucoup, ce pauvre petit cahier, à vaincre de longs ennuis.
Bien entendu, je ne m’étais pas fait suivre de Peau d’Âne, mais j’avais apporté ma boîte de couleurs, qui était aussi un de mes recours et, de souvenir, je peignais surtout des paysages de Saintonge, avec toujours une exagération de bleu méridional dans les ciels. Je fréquentais aussi le Louvre, qui me charmait comme l’avait prévu tante Claire ; c’était un lieu providentiel pour mes flâneries d’enfant plutôt sage, et surtout d’enfant pauvre, trop bien habillé pour sa bourse plate, se reprochant même de dépenser au café le peu d’argent de poche que ses cousins lui donnaient.
J’avais aussi mon piano, qui m’était une diversion précieuse. On m’avait confié à un excellent professeur qui, s’intéressant à ce qu’il appelait ma « qualité de son », m’apprenait surtout à faire chanter mes doigts. J’avais conscience de mes progrès, et la seule joie qu’ils me causaient était de songer : dans un avenir de quelques mois, qui finira bien tout de même par arriver, comme est arrivé le fameux mercredi soir prophétisé par tante Claire, je me retrouverai à Rochefort dans notre salon conservé avec tant de peine ; ce sera aux grandes chaleurs de juillet, on l’aura maintenu dans son habituelle pénombre de l’été qui le rend plus sonore ; j’y ferai venir maman auprès de moi, nous deux tout seuls ; je lui jouerai mes nouveaux morceaux à ma nouvelle manière, et combien elle va être charmée !…
XXXIX
Dans une brasserie du quartier où mes camarades m’entraînaient cependant parfois, je rencontrai, en novembre, une fille déjà trop mûre pour mon âge, mais encore délicieusement jolie, qui se figura m’aimer avec tendresse pendant deux ou trois mois. Comme élégance, elle était à peu près ce qui se faisait de mieux au boulevard Saint-Michel. Et puis, de quel monde était-elle donc tombée, pour être si peu vulgaire ? Nous nous consacrions les journées du jeudi, quelquefois même les soirées, quand je pouvais échapper à l’« Union des Poètes », Amie de hasard, elle m’aidait tout de même un peu, ainsi que le petit cahier clandestin, à moins souffrir de mon intime solitude ; les choses ne se gâtaient entre nous que lorsqu’elle voulait affecter des allures maternelles ; alors, non, cela n’allait plus ; après avoir joué les amoureuses, vouloir jouer les mamans, c’était à mes yeux une révoltante profanation du rôle ; sa manie de m’interroger sur ma famille me déplaisait beaucoup aussi, et je lui répondais alors durement : « De famille, je t’ai déjà dit que je n’en ai pas ; je suis seul au monde, là ! »
XL
Je reprends le mystérieux petit cahier et, à une date de ce même novembre parisien, j’y trouve ceci :
Un soir d’il y a bien longtemps, je me rendais comme de coutume à la Limoise, pour y passer la journée du lendemain jeudi. Mon père m’avait conduit sur l’autre rive de la Charente jusqu’à cette lande appelée les Chaumes[7], et nous attendions là le bon vieux M. D… qui devait venir au-devant de moi pour me prendre et m’amener chez lui. C’était l’heure du coucher du soleil — oh ! il y a plus de dix années de cela et j’étais encore bien petit enfant. — De loin, dans cette plaine aride des Chaumes, j’aperçus le vieillard qui venait à nous, s’appuyant sur sa canne ; il me parut beaucoup plus grand que ce n’était naturel, et il me fit peur. Je ne fus tout à fait rassuré que quand je lui eus parlé. Un orage effroyable commençait d’emplir le ciel de ses nuages cuivrés et il y avait en l’air des zigzags de feu qui couraient dans tous les sens. Cela réveillait en moi comme des souvenirs indécis de choses que j’aurais connues plusieurs siècles auparavant. On venait de m’initier quelque peu aux Druides, ces primitifs habitants de la Saintonge ; au fond d’un bois de chênes des environs, j’avais vu un de leurs autels, et je me dis que le pays devait avoir ce soir-là le même aspect que de leur temps.
Une fois entré à la Limoise, au crépuscule, je fus particulièrement frappé par l’aspect de ce grand salon de campagne que le tonnerre faisait trembler jusqu’en ses vieilles fondations. À cause de la torride chaleur, les fenêtres étaient encore ouvertes, malgré les premières gouttes de pluie ; le vent d’orage faisait s’agiter dans l’obscurité les longs rideaux blancs qui parfois s’envolaient jusqu’au plafond. Nous étions seuls, Lucette et moi, et nous avions peur tous deux ; le sentiment « elmique » de forme effrayante s’était emparé de moi avec une puissance inaccoutumée, comme si l’être ou la chose qui le produisait s’approchait de nous jusqu’à nous frôler. (Je n’ai jamais su d’où ce mot elmique avait pu me venir ; c’est en rêve qu’il avait été prononcé à mon oreille par quelque fantôme, et pour moi il était le seul pouvant désigner le je ne sais quoi inexprimable caché la nuit au fond des bois de la Limoise.) J’avais apporté de Rochefort, pour y apprendre une leçon le lendemain, un petit livre de morceaux choisis dans lequel à la lueur des éclairs, nous nous amusions, Lucette et moi, à lire des passages interrompus, en nous penchant bien près, nos fronts l’un contre l’autre. Mais tout en lisant, je regardais aussi dehors, je pensais avec inquiétude, que, derrière le vieux mur très bas de l’enclos, il y avait tout de suite les bois de chênes et la plaine de bruyères, éclairés par l’orage. Le souvenir des Druides surtout vint me faire frissonner ; je me les représentai réveillés tous par ce grand bruit du tonnerre et courant comme des fous entre les arbres, avec de longues robes blanches que le vent tourmentait autant que ces rideaux du salon ; ils devaient sortir de partout, se multiplier, nous cerner de toutes parts, et à chaque éclair je tremblais de voir une de leurs sombres figures apparaître là tout près, dans le jardin…
Sur ce même cahier clandestin aux feuilles si minces, j’inscrivais aussi des fragments des lectures qui m’avaient le plus frappé, et je suis confondu de les retrouver aujourd’hui : j’avais oublié que le choix en était si étrange ! Des passages de livres de cabale, traduits de l’hébreu, ou de livres des Rose-Croix du xviie siècle allemand, des citations de Trismégiste IV, ou de Jamblique, etc…
Les intelligences célestes se font voir et se communiquent plus volontiers dans le silence et la solitude. On aura donc pour les attendre un cabinet secret etc. (Les clavicules du rabbi Salomon, chap. III.)
Il importe que, nous qui cherchons à atteindre les hauteurs sublimes, nous nous efforcions d’abord de laisser derrière nous les affections charnelles, la fragilité des sens, les appétits qui viennent de la matière. (Tritémius.)
Enfin j’y trouve aussi, dans une page écrite en cryptographie, la première mention de ce gardien qui veille au seuil de la Connaissance, de ce gardien terrifiant auquel je devais être davantage initié bien des années plus tard, dans la Maison des Sages, à Bénarès : Cernis custodia qualis vestibulo sedeat ? Facies quæ limina servet ? (Vois-tu quel gardien est assis à l’entrée ? Quelle figure terrible veille sur le seuil ?)…
XLI
Vers la fin d’un de ces jeudis que je consacrais maintenant tous à mon amie, l’étoile des brasseries du Quartier latin, une scène survint entre nous deux ; et ce fut comme toujours, à propos de sa manie de me poser des questions intimes sur mon passé : « Pas de famille, pas de famille, disait-elle, mais tout de même tu as toujours bien eu une mère ? » — « Non, je t’ai déjà dit que non ! » répondis-je, avec une dureté cassante, comme si, rien qu’en prononçant ce mot-là, elle m’avait outragé. — « Vraiment, reprit-elle, en baissant la tête… Enfin oui, va, j’ai compris…, tu ne veux même pas que je touche à ça ! » Et son regard, qui se releva lentement sur moi, avait une expression à la fois si humiliée et si torturée, qu’il me pénétra cette fois jusqu’au fond de l’âme. Je partis parce que l’heure me pressait, mais je me promis bien d’être plus doux jeudi prochain, et ses pauvres yeux de soumission et de détresse me poursuivirent, au milieu de la foule joyeuse des étudiants, dans le glacial crépuscule du boulevard Saint-Michel. Je croyais sentir qu’elle avait eu sans doute une famille pas trop dégradée, un jeune frère peut-être qui l’avait fait souffrir et que je lui rappelais, ou même un fils qui, à la rigueur, aurait pu être de mon âge… En somme, son obstination à vouloir connaître un peu de ma vie n’était qu’une preuve d’affection assez profonde, et je n’aurais pas dû être si hautain.
Le jeudi suivant, quand je me présentai, à l’heure convenue, personne ne vint m’ouvrir. M’entendant sonner avec insistance, une jeune dinde qui demeurait sur le même palier entr’ouvrit sa porte :
« Ah ! c’est vous ? — dit-elle avec un air de connivence qui m’agaça. — C’est vous, son petit ami de cœur ? Alors vous ne saviez pas ? On l’a emportée d’urgence à l’hôpital hier au soir, pour une opération à l’intestin… Cela pressait, paraît-il. »
Je m’en allai vraiment triste, comme si, pour tout de bon, je l’aimais un peu, — et, de ce fait, la Deuxième Ballade de Chopin, que je jouai ce même soir à l’« Union des Poètes », a toujours gardé pour moi quelque chose de son souvenir.
Le jeudi suivant j’appris qu’elle était morte sous le bistouri. Il y avait de cela huit jours passés ; donc elle n’était déjà plus rien qu’une effroyable chose sous la terre, ou bien, ce qui m’aurait encore davantage serré le cœur, peut-être n’était-elle plus que des morceaux momifiés, étalés comme pièces de dissection sur des tables de laboratoire… Pauvre femme ! En somme, pendant plus de trois mois de mon exil, elle m’avait donné avec élan tout, tout ce qu’elle possédait au monde, sa forme encore admirable, ses si jolis yeux et l’expression tendre de son sourire ; en retour, je l’avais cruellement blessée, mais voici que son dernier regard, de reproche silencieux, l’avait tout à coup ennoblie dans ma mémoire… C’est pourquoi je veux dire ici son nom : Paule. Cela me révolte bien un peu de l’inscrire, ce nom, dans ces notes où j’en ai cité d’autres si vénérés, mais ce sera comme la pieuse petite visite d’adieu que je n’ai même pas pu faire à sa fosse, puisque je n’ai jamais su dans quel trou anonyme on l’avait enfouie, sans doute en un coin lugubre de quelque cimetière de miséreux.
XLII
Le Paris de ce temps-là n’était pas encore tout à fait l’asile d’aliénés qu’il est devenu de nos jours ; la fièvre de vitesse et de bruit y sévissait moins intolérablement et, pour arriver à se faire écraser dans les rues par les débonnaires voitures à chevaux, il fallait y mettre vraiment de la bonne volonté. Mais c’est égal, cela m’oppressait de sentir nuit et jour autour de moi une si compacte agglomération humaine, tant de milliers de souffles haletants, un tel amas de convoitises et de souffrances. Et puis tout me paraissait factice dans ce monde trépidant. D’ailleurs l’esprit qu’avaient les Parisiens en général m’était antipathique, surtout celui des garçons de mon âge, bourrés de lectures et de jugements superficiels tout faits : ils tranchaient de haut les questions, avec une aisance qui à première vue me démontait et qui à la réflexion me faisait sourire ; presque tous me semblaient des petits vieillards, nous parlions rarement la même langue, et je ne me liais guère avec eux. Non, plutôt je m’isolais dans le rêve de ma province natale, dans la nostalgie de mes plages de l’île et de mes bois de chênes-verts. Pour moi le seul incident notable de la semaine était l’arrivée du courrier qui m’apportait les lettres de mon père, de ma mère et de ma sœur. Lettres de plusieurs pages, comme on prenait le temps d’en écrire alors, elles me racontaient — et souvent avec l’esprit le plus fin, la grâce la plus touchante — mille choses de chez nous et répandaient dans ma triste chambre un peu de l’air de la maison. Celles de mon père, — écrites toujours de son impeccable écriture droite qui était courante sous sa plume mais qui semblait une soigneuse calligraphie, — contenaient de précieux conseils sur différents sujets, conseils qui paraîtraient, hélas ! un peu surannés de nos jours, mais qui seraient encore agréables à lire, tant ils étaient spirituellement donnés. Toutes ces lettres, alors si pleines de vie, on pense bien que j’ai eu le tort de les conserver… Et après moi, où iront-elles ?
XLIII
Cependant un événement auquel j’attachai une importance extrême marqua pour moi la fin du brumeux hiver : on décida que je ferais ma première communion à Pâques ; je venais d’accomplir ma dix-septième année, et, chez nous les protestants, c’est l’âge. Je commençai donc à suivre le catéchisme au temple de l’Oratoire du Louvre. Mais, dès les premiers jours, trop de précisions, trop de dogmes rebutèrent ma foi déjà chancelante ; le milieu d’ailleurs ne cadrait pas, le quartier latin était trop près, et en outre mes cousins de Paris, qui appartenaient à une branche catholique de ma famille et qui étaient surtout athées, traitaient la chose avec une sorte de dédain qui me déconcertait. Je restais encore assez croyant pour me sentir épouvanté des menaces de l’Évangile contre ceux qui s’approchent indignement de la Sainte Table : j’écrivis donc à mes parents des lettres suppliantes pour leur demander de tout remettre à une autre année, de m’autoriser à recevoir la communion plus tard des mains de certain vieux pasteur à cheveux blanc, dans notre île, dans le vénérable petit temple de Saint-Pierre-d’Oléron que sanctifiaient pour moi tant de prières ancestrales. Mais ils crurent devoir persister et il fallut me soumettre. Ils avaient raison en somme, car pendant les trois années suivantes je serais à l’École Navale, du moins il fallait l’espérer, et, si je ne profitais de mon séjour près de l’Oratoire du Louvre, cela me repousserait beaucoup trop loin.
Quand vint le jour de Pâques, j’avais l’âme en détresse. Personne d’ailleurs ne m’accompagnerait au temple ; j’étais seul, complètement seul pour cette solennité où tous les autres enfants sont toujours si entourés, même par les parents les plus incrédules. Toute la matinée, enfermé dans ma triste chambre, j’essayai vainement de me recueillir et de prier ; je relus mon évangile selon Saint Jean, celui des quatre que je préférais, je relus la copie qui ne me quittait jamais de la lettre de rendez-vous céleste écrite par mon frère au moment de sa mort dans le golfe de Bengale. Mais non, mon cœur restait glacé.
À l’heure de m’habiller pour aller au temple, je crus devoir mettre ce que j’avais de mieux, un élégant costume de printemps que mes cousins venaient de me faire faire : veston court en velours noir, et pantalon collant ; avec cela, col Shakespeare rabattu à longues pointes et gants couleur « sang de bœuf ». Mais quand mon image me fut renvoyée par mon odieuse armoire à glace, — dont l’acajou me faisait toujours l’effet d’avoir été ainsi éraillé et bossué au cours d’un passé honteux, — je fus consterné ; il m’apparut que j’étais le type de ce que l’on appelait en ce temps-là un petit crevé, de ce que l’on a plus tard appelé un petit gommeux ou un petit je ne sais quoi encore. Et c’était vraiment moi ce garçon, ex-ami de cœur d’une fille de brasserie, qui allais me présenter à la Sainte Table !… En toute hâte, car l’heure pressait, je changeai de vêtements, je repris un de mes costumes d’hiver d’apparence plus modeste, et, toujours seul comme un abandonné, je partis enfin pour le temple où j’arrivai presque en retard.
Cette première communion, sur laquelle j’avais fondé tant d’espoir, ne fut en somme qu’une simple formalité accomplie avec respect et rien de plus. Après la cérémonie, quand je me retrouvai dans la rue de Rivoli, perdu au milieu de la foule endimanchée et bruyante, j’avais dans le cœur cette impression de vide affreux que, tant d’années après, je devais retrouver plus définitive encore à Jérusalem, la nuit que, trop orgueilleusement sans doute, j’avais voulu passer, seul sous les étoiles d’Orient et sous les oliviers millénaires, au jardin de Gethsémani…
XLIV
Trop livré à moi-même, je ne travaillais vraiment pas assez ; cela ne me venait que par grands à-coups, en même temps que des terreurs de manquer la Marine et de sombrer dans un lamentable avenir ; mais ces beaux zèles étaient sans durée.
Quand le printemps arriva peu à peu, répandant sur Paris sa tiédeur et sa lumière nouvelle, un de mes camarades me persuada d’aller passer un dimanche avec lui dans les bois des alentours. Je me méfiais de ces bois-là, et combien j’avais raison ! Trop d’arbres du Nord, des bouleaux, des sapins qui me donnaient froid à regarder. Ensuite il y manquait ce charme intime du sol qui pour moi passe avant tout, ce charme des vieux sols primitifs et jamais dérangés depuis que le monde est monde, comme en certains coins de la Limoise ou de Fontbruant ; il y manquait ces petites plantes exquises qui ne se risquent à pousser qu’après des siècles de tranquillité et de silence. Sur cette terre d’ici, tant de fois piétinée, retournée, dénivelée par les hommes, ne croissaient guère que ces plantes communes et de vulgaire aspect, — plantes d’avant-garde, dirai-je, — que la nature se hâte d’envoyer en attendant mieux, pour tapisser coûte que coûte les remblais qui n’ont pas de passé. Et puis, pas de vrais hameaux, mais des villas pour boutiquiers, des guinguettes ; pas de paysans non plus, mais des gens de banlieue. On ne m’y reprit point le dimanche suivant, à cette campagne parisienne ; je lui préférais encore les Champs-Élysées ou le jardin des Tuileries.
XLV
En mai, je tombai tout à coup très amoureux de l’Impératrice. (C’est un accident qui arrivait à beaucoup d’hommes de ce temps-là.) Elle allait souvent du côté du Champ-de-Mars, pour inaugurer différentes choses, et je perdais des heures de travail à attendre le passage de sa voiture, très obscurément confondu parmi la foule. À demi couchée dans son landau, qui avait une autre allure que les autos des princes de notre époque, elle était idéale à voir passer, et aucun profil de femme n’était comparable au sien. Pendant la fin de mon séjour à Paris, son image suffit à me préserver complètement des filles que mes camarades fréquentaient.
Dans ces notes, où j’ai déjà ouvert tant de parenthèses sur l’avenir, je puis bien parler aussi de ma présentation à cette souveraine qui n’eut lieu que trente années plus tard, après sa déchéance effroyable. À l’Hôtel Continental, le hasard m’avait fait habiter tout auprès de son appartement de louage, et elle avait bien voulu m’accorder gracieusement une audience. Mon émotion fut grande quand je la revis là, devant moi, belle toujours, mais si changée, dans son éternelle robe de deuil en laine noire. Jadis, qui m’eût dit qu’il me serait donné un jour de baiser cette main, alors si inaccessible pour moi et que j’avais tant de fois regardée de loin, à peine distincte au milieu des dentelles du costume d’apparat et passant si vite, au grand trot des chevaux magnifiques ! Dans ce simple salon d’hôtel, Sa Majesté était assise à contre-jour près d’une fenêtre et son profil de septuagénaire, resté charmant, se détachait en ombre sur le jardin des Tuileries, sur les plates-bandes de fleurs qui remplaçaient aujourd’hui son palais d’Impératrice. Elle daigna sourire avec une bienveillance amusée, quand je lui contai discrètement les enthousiasmes du pauvre petit lycéen d’autrefois perdu dans la foule pour l’apercevoir…
XLVI
On m’envoya passer mes vacances de Pâques en pleine campagne aux environs de Dreux, chez un ingénieur très huguenot, ami de ma famille, et là, un jour de pluie, j’écrivis sur le petit cahier confidentiel qui ne me quittait jamais, ces souvenirs de Limoise, trop imprégnés d’exagération enfantine :
Cela se passait à la Limoise quand j’avais huit ou neuf ans. Il devait être midi en juillet, par une chaleur torride. La vieille maison grise, fermée contre le soleil, semblait assoupie sous ses arbres. J’étais au rez-de-chaussée, dans la « chambre blanche », avec Lucette qui lisait, et l’envie de courir me prit : j’entr’ouvris donc la porte du jardin qui laissa entrer dans notre pénombre un violent rayon de lumière, et puis je la refermai sur moi et me trouvai dehors au milieu de toute la silencieuse splendeur de ce midi d’été. Je baissai mon chapeau de paille sur mes yeux et, malgré la chaleur de fournaise, je m’engageai dans une allée bordée de hautes lavandes pour aller m’asseoir là-bas sous un très petit berceau de treille que nous affectionnions, Lucette et moi, d’une façon particulière. Il s’adossait au mur d’enceinte, un peu croulant et hanté en cet endroit par une peuplade de lézards d’un gris roux ; bien des années avant notre naissance sans doute, il avait été construit avec des bois maintenant tout jaunis de lichen ; auprès fleurissaient en juin des vieux lys de France, et le reste de l’été ces délicieuses roses-de-tous-les-mois, aujourd’hui démodées.
C’est surtout aux environs de midi que l’on respire dans ce jardin le parfum aromatique, qui est l’odeur de la Limoise et qui ne peut avoir d’autre nom ; on y devine mieux qu’à toute autre heure les solitudes pastorales qui l’entourent et, au silence qui y règne, se mêlent des petits bruissements de sauterelles agitant leurs élytres ou de cigales se promenant parmi des feuilles sèches. « Tu sens la Limoise, petit ! » me disait toujours tante Berthe, en flairant mes vêtements quand je revenais d’ici…
Assis sur le banc vermoulu, je regardais les guêpes, les mouches de toutes couleurs qui tournoyaient dans l’air étouffant, et peu à peu je me sentais envahir par le sentiment elmique ; j’aspirais à l’objet vague, ou à l’être qui m’inspirait ce sentiment-là et qui m’appelait au fond des bois, mais dont l’approche me causait pourtant de la frayeur. Je tendis tous les ressorts de mon intelligence pour essayer de comprendre de quoi, ou de qui me venait cet appel mystérieux ; et puis je commençai toujours par grimper sur le mur, pour regarder au dehors, interroger les profondeurs silencieuses de la campagne, et là je sentis que je m’étais déjà rapproché de ce que je cherchais. Le pays que j’avais sous les yeux du haut de ce mur n’était cependant pas nouveau pour moi, mais jamais ses aspects ne m’avaient tant frappé. Les chênes-verts des bois dormaient ; le ciel était d’un bleu violent et profond, et sur les lointains on voyait remuer des réseaux de vapeurs tremblotantes comme il s’en forme au-dessus des brasiers.
Lentement, je descendis de mon mur, mais de l’autre côté, du côté de la campagne, — et décidément je m’échappai.
Je traversai d’abord sans m’arrêter la première futaie de chênes pour aller m’enfoncer dans un autre bois un peu plus lointain, en pleine brousse, écartant les ajoncs et les bruyères ; je dérangeais en passant tout un petit monde grisé de chaleur, qui faisait la sieste, des sauterelles roses ou bleues, de grosses mantes vertes qui s’abattaient affolées sur moi ; je faisais fuir des serpents et de gros lézards ; un hibou, épouvanté d’une visite si inaccoutumée, s’éleva lourdement de son vol soyeux pour retomber bientôt, étourdi par trop de lumière. Je jouissais de me dire que personne ne me savait là, si loin, à cette heure accablante, et qu’on devait s’inquiéter de moi, m’appeler, me chercher.
Enfin j’arrivai à une clairière, où je m’arrêtai saisi de recueillement et d’extase, tant le lieu me parut idéalement sauvage ; de sombres chênes-verts l’entouraient de toutes parts ; il y avait des buissons d’églantines roses chargés de fleurs, des chèvrefeuilles, des touffes d’ancolies, et je cueillis des orchidées blanches qui embaumaient ; par terre, c’était un tapis sans doute inviolé de lichen et de mousse. On sentait l’odeur des marjolaines, du thym, du serpolet, surchauffés par le soleil méridien, et je faisais lever quantité de papillons, les uns aux larges ailes noires, les autres tout petits d’un bleu céleste… C’était ainsi que je m’étais imaginé les campagnes de la Gaule primitive, aux étés d’autrefois, au temps de ces Druides, dont j’allais parfois visiter avec Lucette les autels d’énormes pierres, restés dans un bois du voisinage[8]. J’étais en proie à ce sentiment elmique, dans lequel les Druides devaient bien entrer pour leur part. Jamais encore je ne m’étais senti si près de cet être ou de cette chose que je n’ai jamais su définir ; je cédais tout entier à la fascination et à la terreur de sa présence ; mais qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Était-ce simplement ce que les Latins appelaient Horror nemorum ? Je ne le crois pas, puisque dans d’autres bois bien plus profonds que ceux-ci, je n’ai jamais éprouvé rien de pareil. Non, le sentiment elmique a jeté sur ce coin de terre un charme que lui seul possède et que je suis seul à comprendre…
Dans cette clairière enchantée il me semblait en outre que j’avais pénétré comme un intrus, à une heure défendue, dans un sanctuaire, que j’avais violé le mystère de quelque fête de la Nature, et j’eus peur, grand peur tout à coup d’être seul, — mais cette peur était délicieuse… Sans l’éducation si chrétienne que j’ai reçue, je crois que j’aurais été le plus farouche des sauvages, j’aurais adoré les divinités terribles des solitudes et des forêts, ou peut-être le Soleil. (Sic.)
C’était sans doute aussi par opposition, par contraste avec ces campagnes plus froides où je passais mes pluvieuses vacances, que mes souvenirs de Limoise s’exagéraient un peu pour moi dans la lumière et les chaudes couleurs.
XLVII
Il est étonnant que j’aie à peine gardé le souvenir de mon examen pour l’École Navale, qui fut cependant, sur la fin de juillet, l’événement capital de ma vie ; c’est sans doute parce que j’avais beaucoup travaillé les derniers jours, et que, dès la première séance, j’avais senti que cela s’annonçait bien, que je serais reçu ; le plus redouté des examinateurs avait dit du reste à un de ses complices, en me désignant : « Il comprend, celui-là ; des lacunes, c’est vrai, mais il comprend. » Les concours se passaient rue de Lille, dans un grand local silencieux, tandis que partout ailleurs, au soleil d’été, l’Exposition universelle de 1867 menait dans Paris son bruit de foire.
Mon départ pour rentrer à Rochefort s’est aussi presque effacé de mon souvenir. Il me semble que je ne songeai même pas à prendre congé de ces différents petits Levantins, mes compagnons d’exil ; tous m’étaient quelconques. Et, moi qui ai si souvent connu des serrements de cœur à quitter des logis de passage, habités seulement quelques jours dans différents pays de la Terre, je crois que je n’eus même pas l’idée de me retourner pour un regard d’adieu, en franchissant une dernière fois le seuil de cette chambre d’étudiant, d’où j’avais contemplé pendant les longues heures hivernales le clocher de Saint-Étienne-du-Mont, ou les trémoussements de marionnette de tous ces tuyaux de poêle, assemblés au-dessus des maisons besogneuses et moroses.
Au contraire, combien je me rappelle nettement mon arrivée en gare de Rochefort, au beau matin clair ! Mes parents et ma sœur étaient venus au-devant de moi, et, comme c’était ma première absence un peu longue, rien ne m’avait préparé à l’impression triste, — tant de fois éprouvée ensuite dans ma vie, — de les trouver vieillis. Maman, dans ses voiles noirs qu’elle ne voulait plus quitter, avait ses chères boucles bien plus grises que l’année dernière ; la notion de notre pauvreté nouvelle me fut aussi donnée dès l’abord, quand je reconnus, sur le chapeau que ma sœur portait ce matin-là, des fleurs et des plumes de l’un des derniers qu’avait eus ma mère avant son deuil.
Paris ne m’avait ni émerveillé, ni étonné ; non, mais ce fut mon petit Rochefort qui m’étonna beaucoup ; je me le rappelais autrement, je n’en revenais plus de voir ses maisonnettes si basses et ses rues si tranquilles, avec cet air de village. Mon retour à la maison familiale m’emplit d’une émotion à la fois poignante et douce ; cette avenue de feuilles et de fleurs, que notre longue cour n’avait pas cessé d’être, me parut adorable, et dès que je fus redescendu d’une joyeuse grimpade aux chambres du second étage où j’étais allé tendrement embrasser ma grand’mère et mes tantes, j’y revins pour m’asseoir à l’ombre sur le banc vert, près de mon petit bassin au rivage romantique. C’est alors que M. Souris, surnommé la Suprématie, s’approcha lentement de moi, non pas avec ces manifestations pétulantes des chiens qui retrouvent leur maître, mais avec cette discrétion, cette allure circonspecte qui sont toujours dans la manière des chats ; visiblement il se demandait : « Est-ce que nous ne nous sommes pas connus jadis, toi et moi ? Tu ressembles à l’enfant prodigue qui nous avait quittés depuis si longtemps : est-ce que par hasard tu serais lui, qui, après être allé se promener trop loin comme il m’arrive parfois, se serait perdu, mais nous revient ? » Et il sembla ravi quand je l’embrassai.
Cette paix, ce silence me reposaient et m’enchantaient. Et puis c’était fini de la préoccupation des examens : quelle délivrance ! En attendant cet inconnu charmeur qui s’appellerait le Borda, la navigation, les voyages, plus rien à faire qu’à flâner et rêver dans tous les recoins de la maison et des bois d’alentour, pendant deux délicieux mois d’été !…
La chère maison, elle n’était plus triste comme avant mon départ. Depuis notre grand désastre, pendant mon année d’absence, les choses s’étaient « tassées », comme on dit en marine ; on s’était résigné, on commençait à s’habituer aux dures restrictions nécessaires ; un peu de gaieté même était revenu à l’occasion de mon retour, et on avait recommencé à mettre dans le salon de belles fleurs, apportées sans frais du jardin de Fontbruant. (Hélas ! deux ans plus tard, nous devions descendre encore un terrible échelon vers la pauvreté, la presque misère ; mais, pour le moment, on ne le prévoyait pas encore.)
En comparaison de ma chambre de Paris, celle d’ici, la nouvelle que j’avais pourtant acceptée à regret, me parut accueillante raffinée presque adorable, surtout avec ce magnifique rosier noisette-des-prés, qui encadrait la fenêtre d’une guirlande de ses roses ; il est vrai, pour m’y rendre, j’avais eu la malchance de croiser dans l’escalier nos locataires ; mais la rencontre avait été moins terrible que je n’aurais cru, tant ils s’étaient montrés aimables et discrets.
Je n’avais pas tardé à m’apercevoir que tante Claire était devenue plus que jamais la providence de la maison ; les clefs de ma malle s’étant perdues en route, c’était elle qui sans peine l’avait ouverte avec un crochet très habile. Depuis un an, elle s’était perfectionnée comme jardinier et improvisée comme menuisier, tapissier et même serrurier. Ses outils, qui lui venaient de notre ancienne maison de l’île, comme tout ce qu’elle possédait, me la rappellent encore avec une acuité souvent douloureuse, et, pour moi, elle est évoquée surtout par son petit marteau emmanché de bois des colonies, qui avait fait tant de gentille besogne et que je ne touche qu’avec vénération.
Après le déjeuner, auquel ne manquait aucune de mes chères vieilles amies en papillotes, un de mes premiers soins fut d’aller me rendre compte de l’état de mon musée, et, pour cette inspection, j’emmenai bien entendu tante Claire. Nous descellâmes la porte, en arrachant les bandelettes de papier collées au moment de mon départ, et nous fûmes saisis en entrant par une odeur d’oiseaux empaillés, de camphre, d’aromates ; en somme, ça sentait assez tristement la mort là-dedans, mais la mort soignée et proprette, comme à l’ouverture d’un sarcophage de momie. Le papillon citron-aurore, que je cherchai des yeux avant toutes choses, était resté aussi éclatant, entre les grands bleus de la Guyane ; rien n’avait bougé nulle part, et ce petit réduit, — qui dans l’avenir devait si souvent conserver, des années de suite, son immobilité d’hypogée, pendant que je courais le monde, — ce minuscule réduit avait fidèlement rempli son rôle de reliquaire enfantin pour pauvres petites choses sacrées. Je me hâtai de desceller aussi la fenêtre, afin de laisser pénétrer de l’air vivant et aussi de revoir les lointains de la plaine d’herbages où notre rivière serpente ; alors, des abeilles, des guêpes, qui sans doute se souvenaient, entrèrent aussitôt en dansant, comme pendant les premiers étés de ma vie.
Ensuite, à la grande chaleur du milieu du jour, vint cet instant que j’avais désiré depuis des mois, celui de rouvrir mon piano, et là, avec maman, nous deux seuls, de lui jouer un peu de mon répertoire nouveau, à ma manière nouvelle. Tout se passa exactement comme je l’avais rêvé ; une fraîcheur, exquise après la fournaise du dehors, avait été maintenue, comme aux étés d’autrefois, dans notre salon rouge laissé en pénombre et dont aucun bruit ne troublait la sonorité propice. Pendant toute mon absence, on avait laissé dormir ce piano dont j’aurais reconnu entre mille les délicieux sons veloutés, chantants comme ceux d’une voix humaine.
Ce fut une des fois où je me sentis le plus intimidé devant ma mère chérie, tant je désirais que ce fût bien ; donc, pour commencer par une chose facile que j’étais sûr de jouer d’une façon impeccable, je mis sur le pupitre un morceau de Mozart, des variations d’une charmante naïveté sur l’air Lison dormait… À ce moment, on entendit, dans la rue accablée de soleil, trottiner une marchande de je ne sais quel laitage, qui s’annonçait comme jadis en jetant des cris plaintifs de hibou : une vieille connaissance encore, cette bonne femme-là, et qui aurait manqué à ma fête d’arrivée si elle avait omis de venir : depuis mes premières années, son cri étrange, à ces mêmes heures, se mêlait toujours aux silences des après-midi d’été, de même que celui de la vieille marchande de gâteaux, aux silences des nuits d’hiver.
À peine avais-je joué la première page de Lison dormait, que la porte, entrebâillée sur le corridor, s’ouvrit un peu plus, poussée par une faible pression extérieure, et M. Souris fit une entrée hésitante, marchant sur ses pattes de velours et me regardant en plein dans les yeux avec ses prunelles tout à coup dilatées. Je venais de le laisser endormi à l’ombre, tout au fond de la cour, sous des chèvrefeuilles ; mais il avait entendu ce son de mon piano, depuis longtemps oublié, et il était accouru pour se rendre compte ; évidemment il achevait de m’identifier, et, dès qu’il eut une certitude, il sauta sur mon épaule à sa manière d’autrefois.
— Oh ! maman, dis-je, permets-moi de m’arrêter un peu ; il faut bien que je le caresse, tu comprends ; vois comme il me reconnaît !
Quand maman l’eut installé sur ses genoux pour le faire tenir tranquille, je me replongeai dans les variations vieillottes et jolies ; mais je ne voyais là qu’une sorte d’entrée en matière, propre à me dégourdir les doigts ; c’était trop gentil et mièvre, ce n’était pas de la musique pour moi. Il me tardait d’en venir à des choses plus tourmentées, plus insondables ; je pris donc l’Appassionata de Beethoven et cette merveille appelée l’Aurore, qui devient si ennuyeuse pour peu qu’elle soit médiocrement jouée. Ma mère alors fut émue et ravie.
— Je savais bien que tu aurais du talent, mon chéri ! me dit-elle en me serrant dans ses bras…
Vraiment cette journée de retour était tout à fait bonne.
XLVIII
Le lendemain fut le jour d’aller faire ma visite d’arrivée à tante Eugénie, qui habitait la Limoise comme tous les étés, jusqu’aux premières mélancolies d’automne, et, quand le soleil commença de décliner, je partis d’un pied joyeux pour faire les cinq kilomètres de la route.
Aussitôt la Charente franchie dans une barque, dès que je me retrouvai sur le plateau pierreux de la rive sud, dans la plaine des Chaumes, je me grisai de l’odeur du thym, du serpolet et des marjolaines. Il était l’heure de dîner quand j’arrivai à la Limoise, mais malgré cela, avant de me mettre à table dans la si vieille salle à manger aux épaisses murailles, je demandai la permission d’aller seul en courant jusqu’à l’entrée des bois, que j’avais trop hâte de revoir.
Le soleil se couchait quand je pénétrai sous ces chênes vieux de plusieurs siècles, un soleil rouge comme braise, qui était agrandi et ovalisé par la réfraction des épaisses vapeurs chaudes du soir, un énorme soleil déjà très bas que l’on apercevait à travers la futaie et qui semblait descendre au ras du sol pour incendier les bruyères. Quel silence et quelle paix, dans ce lieu toujours pareil que je revoyais avec un sentiment presque religieux ! Avoir quitté hier Paris, le tapage des boulevards, et me retrouver ici tout à coup, au milieu de mes rêves d’enfance !… L’émotion fut pour moi si poignante que je la notai le lendemain sur mon cahier secret, mais je n’ose reproduire ce passage, écrit avec tant d’exagération et même tant de lyrisme que les plus indulgents de mes amis inconnus ne pourraient s’empêcher de sourire…
Après dîner, au chaud crépuscule, quand déjà les chauves-souris tournoyaient, nous allâmes, tante Eugénie et moi, en pensant à Lucette, nous asseoir dans le jardin sur un banc de pierre abrité et embaumé par un vieux jasmin tout en fleurs. À ce moment l’angélus se mit à tinter là-bas au clocher roman du village d’Échillais, et le son de cette cloche, à lui seul, était évocateur de tout un passé : de plus, juste en face de nous, s’alluma l’étoile Polaire, l’étoile de Lucette, — l’étoile que pendant son mortel séjour à la Guyane nous nous étions entendus, elle et moi, pour regarder ensemble à la même heure et qui ce soir surgissait là tout à coup comme pour mieux la rappeler à mon souvenir…
L’étoile Polaire, pendant mon enfance je la considérais comme l’un des signes les plus éternellement immuables du ciel, pouvant même peut-être communiquer un peu de sa durée à l’affection de Lucette pour moi ; mais maintenant, hélas ! je commençais de trop bien savoir qu’elle n’était que l’un quelconque de ces monstrueux et inconcevables bolides de feu, en chute vertigineuse au milieu du désordre, du terrifiant tohu-bohu des mondes !… L’étoile Polaire, plus tard pendant mes nuits de veille sur des navires, je devais plus d’une fois l’interroger, avec nos instruments de précision, pour vérifier ma route à travers l’immensité des eaux… L’étoile Polaire, souvent, au cours de mes longs voyages, je devais la voir tomber peu à peu au-dessous de l’horizon et m’abandonner, tandis que surgiraient du côté opposé la Croix du Sud et les deux grandes nébuleuses australes, souveraines dans le ciel de l’autre hémisphère… Mais ici ce soir, vue de ce berceau de jasmin, dans le calme de ce jardin de la Limoise, elle était tranquillement redevenue pour moi un très petit feu allumé à sa toujours même place, une gentille et fidèle petite lueur de ver luisant : l’étoile de Lucette !…
XLIX
D’après des renseignements pris en haut lieu par nos cousins de Paris, il était de plus en plus certain que je serais reçu à l’École Navale. Donc, aucune inquiétude de ce côté-là, et mon avenir semblait assuré. Notre pauvreté actuelle, encore acceptable et d’ailleurs très courageusement acceptée, avait eu surtout pour résultat de resserrer davantage les liens de la famille, dans un commun effort vers un minimum de privations ; on s’était décidé à vendre un peu d’argenterie, une miniature de Fragonard, etc. Du fond des vieux coffres jadis rapportés de l’île, on avait exhumé des cachemires qui, teints en noir, avaient fourni des robes presque jolies. Un peu de gaieté reparaissait sur les visages des chères vieilles dames en papillotes et en crinoline, un peu de cette foncière gaieté qui témoigne d’une conscience nette et d’un caractère aimable, et que les épreuves n’ont que momentanément le pouvoir d’abattre.
Quant à la fille de ma sœur, ce bébé pour qui, l’année dernière, on implorait, par une vieille chanson, le passage de la bienfaisante Dormette, elle était devenue cette année une petite personnalité qui courait partout dans le jardin et qui avait déjà des boucles blondes ; elle représentait parmi nous un joyeux petit élément nouveau, une sorte de rajeunissement pour les aïeules et les grand’tantes.
Maintenant que je faisais couramment à pied, par le raccourci des communaux, les vingt et quelques kilomètres entre notre maison et celle de ma sœur, j’allais de l’une à l’autre à tout propos. Ces vacances en somme me paraissaient devoir être courtes ; dès que j’étais à Fontbruant, je m’inquiétais de perdre des journées de mon séjour à Rochefort, et vice versa.
La forêt des chênes-verts et le ravin ombreux de la Gitane me charmaient encore plus intimement, aujourd’hui que les moindres rochers, les moindres arbres, les moindres roseaux m’étaient familiers, et dans mes promenades je continuais d’emporter, par tradition, mon revolver d’autrefois, bien que cela me parût un peu puéril de l’avoir ainsi toujours à ma ceinture.
Enfin un jour de septembre, à Fontbruant, comme je revenais d’une de mes longues explorations habituelles dans le marais aux grottes et aux libellules, mon beau-frère, du plus loin qu’il m’aperçut, agita gaiement en signe d’appel un journal déplié qu’il tenait à la main : c’était le Moniteur qui donnait la liste des candidats reçus à l’École Navale, et j’y figurais avec le numéro 40 sur quatre-vingts et quelques. Je ne me souviens pas d’en avoir eu beaucoup d’émotion, tant je m’y attendais avec certitude, mais quand même, c’était mon sort définitivement fixé, c’était l’avenir de voyages et d’aventures qui s’ouvrait devant mes dix-sept ans avides d’inconnu !…
L
Comme il s’agissait cette fois d’un plus grand départ que celui de l’an dernier pour Paris, à la fin de septembre on m’envoya dans l’île faire mes adieux à mes tantes de Saint-Pierre-d’Oléron que je n’avais pas vues depuis plus d’une année. Je m’en allai par la « canonnière » qui devait aborder à Boyard, d’où je n’aurais plus que cinq ou six kilomètres à faire à pied pour arriver à destination. Cette canonnière[9] qui avait de tout temps joué un rôle dans notre vie de famille, était un petit bateau de guerre qui, trois fois par semaine, partait de l’arsenal pour aller ravitailler les postes des îles et les navires de la rade ; on y donnait passage aux « civils » du pays, et nos domestiques, qui étaient toujours des originaires d’Oléron, en usaient fréquemment pour aller et venir ; elle me déposa sur cette plage de Boyard qui est de sable fin et de coquilles délicates, et qui jamais ne s’agite parce qu’elle regarde le continent, par opposition avec les plages de la côte ouest de l’île, la « côte sauvage », qui regardent le grand large et sont battues par une mer terrible.
Entre des vignes déjà dorées et des marais semés de ces gros tas de sel qui, en automne, simulent des tentes de campements, je m’acheminai vers Saint-Pierre en suivant des petites routes tranquilles, où l’on respirait une brise saline, parfumée par les œillets roses et les immortelles des sables. Je traversai le village de Sauzelle connu dans l’île pour ses sorciers, dont les maisonnettes sont blanchies comme celles des Arabes et où des aloès de pleine terre, grands comme ceux d’Algérie, poussent dans les jardinets. Enfin, j’arrivai à notre vieille petite ville de Saint-Pierre[10], qui a ceci de particulier et d’isolant, c’est d’être dans une île, mais au milieu des terres, par conséquent sans baigneurs ni touristes, vivant comme jadis de son humble vie régionale, grâce au sel de ses marais et aux raisins de ses vignes ; par cette chaude soirée, elle semblait dormir sous son suaire de chaux blanche, et des fleurs, des œillets, des giroflées formaient plates-bandes, le long de ses rues désuètes, au pied de tous les murs, suivant l’usage de l’île[11].
Notre antique demeure familiale avait été depuis longtemps vendue, hélas ! et ce n’est plus là que je trouvai mes tantes pauvres, mais dans une plus modeste maison du voisinage. Ma grand’tante Clarisse, quatre-vingts ans, sœur de ma grand’mère et ruinée définitivement comme elle, m’attendait dans l’un de ses toujours mêmes fauteuils Louis XIV en tapisserie, les plus luxueux débris qu’elle possédât encore de l’aisance ancienne ; assise le buste droit, dans une attitude de douairière, ayant ses éternelles coques de satin blanc à son bonnet, que, pour sortir, elle recouvrait d’un cabriolet de satin noir, elle représentait bien elle aussi, comme ma grand’mère, le type de la vieille dame huguenote ; d’effroyables et dramatiques malheurs avaient à jamais durci son visage, mais on voyait encore combien elle avait été jolie ; du reste ses yeux, demeurés noirs comme la nuit, suffisaient à témoigner que jadis les Maures d’Espagne avaient envahi notre île… Près d’elle se tenaient ses deux filles, mes tantes à la mode de Bretagne, déjà d’une soixantaine d’années et les cheveux très gris, mais qui cependant se coiffaient d’une manière moins archaïque.
Leur intérieur de quasi-misère avait des meubles Louis XIV ou Louis XV, on ne peut plus simples pour leurs époques, mais qui venaient tous de notre famille, et rien de moderne ne détonnait nulle part ; aussi les chambres de leur maison m’inspiraient-elles un respect charmé, comme des recoins intacts des temps révolus.
Le bruit de mon arrivée s’étant vite répandu dans le quartier, je vis bientôt venir de bonnes vieilles gens en costume de l’île, qui avaient été des vignerons, des saulniers, des saulnières de mes grands-parents et qui m’appelaient encore « notre petit maître » ; je reçus même une visiteuse à bâton, une certaine vieille Augère, pour moi très vénérable parce qu’elle avait été la nourrice de maman, et qui, pour me faire honneur, avait mis la plus haute de ses coiffes blanches, montées sur des carcasses en fil de laiton : tout un petit monde non contaminé encore par le moderne démon de l’Envie, resté paisible, honnête, débonnaire et heureux, que je ne devais plus jamais revoir…
Pour finir la journée, au crépuscule, j’allai dire adieu à notre antique maison familiale, habitée aujourd’hui par le pasteur protestant et où je me sentais encore un peu chez nous. Sous les couches de chaux amoncelées depuis deux ou trois siècles, ses murailles, son large porche au cintre de pierre avaient perdu leurs saillies comme les demeures arabes d’autrefois, et elle se maintenait immuable, telle qu’au jour où mes ancêtres en étaient partis pour leur douloureux exil en Hollande, à la Révocation de l’édit de Nantes. On me laissa errer seul dans le grand jardin enclos de murs, où des buis centenaires bordaient les allées, et, tout au fond, dans le bois où dorment nos aïeux huguenots qui furent exclus des cimetières catholiques : c’est là surtout que je m’attardai dans le silence, en méditation profonde, et j’y sentis comme un appel, un reproche de ces ascendants inconnus, persécutés jadis pour la foi qui commençait de chanceler beaucoup dans mon âme.
Le lendemain, qui tombait un dimanche, j’allai au temple avec mes tantes. Les robes de soie noire qu’elles avaient mises, peut-être les dernières robes de soie qu’elles possédaient, m’émurent d’une tendre pitié, parce que la couleur tournait déjà un peu au rouge, et je m’attendais à voir la pauvre étoffe élimée, à bout d’usage, se fendre sur les cercles de leurs crinolines.
Ce petit temple de Saint-Pierre n’avait pas cessé d’être un lieu sacré pour moi. Rebâti vers 1830, sur un terrain qu’avait donné l’un de mes arrière-grands-oncles, il était tout blanc de chaux, cela va sans dire, et infiniment simple ; à l’intérieur, le bois de ses rangées de bancs à dossier et sa chaire pour le prêche étaient cirés avec un soin minutieux, et une grosse Bible posait sur sa sainte table. C’était là que ma mère avait eu ses pieuses rêveries de jeune fille, là qu’elle s’était mariée, là que le pasteur actuel avait baptisé ma sœur, là aussi que j’aurais pu faire ma première communion avec le plus de recueillement, surtout avec le moins de crainte, et enfin c’était encore le lieu du monde où je me sentais le plus près du Dieu de mon enfance.
Devant un auditoire où dominaient les hautes coiffes[12], y compris celle de la bonne Augère venue avec son bâton, le pasteur à cheveux blancs nous lut et nous développa des passages de l’incomparable « Sermon sur la montagne », et tout mon petit passé d’enfant mystique s’éveilla soudain pour m’envahir le cœur ; aussitôt je retrouvai, très rayonnants dans mon souvenir, le rendez-vous céleste que mon frère nous avait donné à tous, sa lettre d’agonie qu’éclairait une si triomphante certitude, et les paroles d’espoir écrites par notre mère sur sa Bible. Oh ! notre mère !… Ne jamais la perdre ; après la mort, la revoir, revivre nous tous auprès d’elle pour l’éternité !… Le Christ nous avait promis cela, et, si je pouvais obtenir cette radieuse assurance, rien ne m’épouvanterait plus ! Alors je me mis à prier comme un illuminé ; je suppliai Dieu de me pardonner mes fautes, déjà si graves à mes yeux, de me pardonner surtout la manière distraite et indigne dont j’avais fait ma première communion à Paris, à l’Oratoire du Louvre, — et puis, comme ma prière empruntait quelque chose d’un peu solennel à l’approche imminente de mon premier départ de marin, je lui demandai aussi de me bénir dans cette aventureuse carrière qui allait devenir la mienne… À ce moment, par les petites fenêtres cintrées du temple, le clair soleil d’été, — qui, au milieu de l’effroyable vide bleu, tournait imperturbablement comme depuis des millénaires sans nombre, — commença soudain d’envoyer ses rayons sur la chaux des murs, inondant les fidèles, toutes les humbles coiffes, d’une lueur de fête, et ce fut pour mon imagination encore enfantine comme une douce et souriante réponse ; je me sentis exaucé, pardonné, affranchi du péché, des séparations et de la mort…
Au cours des quelques années qui suivirent, il m’est bien arrivé encore d’avoir des élans vers le Christ, aux heures où il m’a fallu regarder de tout près la Reine des épouvantements ; mais ce fut ce dimanche-là, dans ce temple de village, qu’une véritable prière chrétienne jaillit de mon âme pour la dernière des dernières fois.
LI
Quitter la maison paternelle me parut cependant moins douloureux que l’an dernier, d’abord parce que c’était mon second départ, et puis surtout j’étais pour ainsi dire anesthésié par la pensée de tout l’inconnu qui m’attendait en mer.
Au commencement d’octobre nous fîmes le voyage de Brest, tous ensemble, les huit enfants de Rochefort reçus à l’École Navale cette année-là, et un officier de marine, père de l’un de nous, prit charge de nous surveiller en route. Le chemin de fer Sud de Bretagne n’existait pas encore, et ce fut par le petit bateau à vapeur de la rivière de Châteaulin que nous arrivâmes là-bas, le soir du second jour, au crépuscule, pour accoster au pied de la colossale muraille de granit qui soutient au-dessus de la mer l’esplanade du cours Dajot. Dans la rivière encaissée par laquelle nous étions venus, entre des collines tapissées de bruyères violettes ou roses, j’avais déjà remarqué le caractère, tout nouveau pour moi, de cette Bretagne qui devait exercer ensuite un charme croissant sur mon imagination pendant une douzaine de belles années, mais qui plus tard me laissa tellement déçu… Je me rappelle aussi que je fus frappé par l’aspect majestueux et morose de ce quartier de Brest auquel nous abordions ; le silence régnait au pied des hautes maisons mornes et grises ; à cette tombée d’une nuit d’octobre, il faisait triste et humide dans les allées d’ormeaux séculaires du cours Dajot, où languissait sur son socle une vieille nymphe démodée, en marbre blanc rongé par les continuelles pluies bretonnes. J’eus tout de suite conscience d’arriver dans une région plus dépourvue que la mienne de ce soleil que j’adorais déjà d’un amour presque païen. Et puis, au lieu de nos pierres blanches, tout ce granit, toujours ce dur granit de l’Armorique entassé avec profusion partout ! Oh ! combien les choses d’ici étaient différentes de celles de mon pays !
Le lendemain donc, je fis ma première entrée dans le grand et sombre arsenal de Brest, vallée de granit, — toujours ce granit, — déjà si étroite par elle-même et si encombrée de matériel de combat, où l’on se sent de partout écrasé par le monde de ces pierres bleuâtres, tant les ateliers, les magasins de la Marine s’étagent lourdement les uns par-dessus les autres. Dans des passages surplombés où traînaient des canons, des obus, des câbles de navires, plusieurs corvées de matelots s’empressaient à transporter de lourdes choses, et tout ce lieu, — où je devais plus tard m’empresser moi-même à des armements de navires, — me parut sévère et un peu terrible, malgré le beau temps qu’il faisait, ce jour-là par hasard, et la douce pâleur du soleil d’octobre.
On nous mena dans une salle à murailles massives, parfumée au goudron maritime, où nous guettaient des adjudants, qui nous donnèrent d’abord des « numéros » pour remplacer nos noms, et puis se mirent à nous costumer en marins. C’était la première fois que je me sentais définitivement seul au milieu d’inconnus, en même temps que c’était mon premier contact avec cette classe de durs serviteurs de la Flotte, — qui depuis ce temps-là s’est gâtée, hélas ! comme toutes choses, au souffle du modernisme, mais qui de nos jours pourtant se compose encore en majeure partie d’hommes merveilleux par leur dévouement, leur endurance, leur loyauté, leur courage et leur cœur. Dans le fond, ils avaient l’air plutôt paternel et bon enfant, sous leur masque de range-à-bord, mais c’est égal, avec eux on subissait déjà l’emprise de la discipline militaire, et je compris d’un seul coup que je n’étais plus libre, moi qui n’avais même pas connu le petit numérotage des lycées ni leur discipline pour rire : — « Numéro 112, appelaient-ils, venez ici essayer une autre vareuse !… Allons, pressez-vous, numéro 93 ! » Elles étaient rudes à la peau, les chemises qu’ils nous offraient, et, par-dessus de grossiers costumes en laine bleue, ils nous firent endosser des complets de toile à voile plus raides que du carton, qui sentaient le filin neuf comme des néophytes qui viennent de prononcer leurs vœux dans un monastère, nous abandonnions là, en même temps que nos noms, tous nos vêtements, tous nos objets personnels ; je n’avais gardé que ma Bible, avec les quelques dernières lettres de mon frère et de Lucette, que les bons adjudants rébarbatifs me permirent de serrer dans ma chemise rugueuse.
Quand nos toilettes de bataille furent finies, on nous embarqua tous sur la canonnière de l’École, qui se mit péniblement en route parmi des amarres tendues, des bouées, des entraves de toutes sortes, mais qui bientôt s’échappa de la vallée de granit, — et alors la grande rade magnifique s’ouvrit devant notre route, calme, luisante au soleil doux, et d’un bleu déjà un peu doré par les ors du soir. Sur ce petit bateau qui nous emportait vers notre destinée nouvelle, nous étions un peu plus de quatre-vingts, enfants de mondes souvent très divers, d’aspirations et de goûts souvent contradictoires, qui allions pendant deux laborieuses années nous heurter parfois, ou bien nous affectionner, et nous nous dévisagions les uns les autres interrogativement ; je devais sembler l’un des plus jeunes, avec un reste de naïveté enfantine dans le regard, et cependant j’étais, de tous, je crois bien, celui qui avait déjà le plus vécu par le cœur, par le rêve et par la souffrance…
L’heure avait pour moi quelque chose d’infiniment solennel, et j’ouvrais tout grands mes yeux. Il faisait beau, mais beau, invraisemblablement beau pour une après-midi d’octobre à Brest, comme si cette rade avait voulu nous leurrer d’un premier sourire d’accueil, — cette rade immense sur laquelle nous allions peiner pendant deux années au milieu des tourmentes d’Ouest, dans les froides rafales, dans la pluie fouettante et les embruns. Trois vaisseaux, qui me paraissaient gigantesques, trônaient à peu près seuls, là-bas, sur le miroir immobile de la mer : lequel des trois serait ce Borda auquel je songeais depuis mon enfance avec tant de désir et aussi tant d’effroi ? Mais l’image qui, je ne sais pourquoi, me frappait le plus, était cette sortie vers le large, ces deux petits promontoires qui se faisaient face de chaque côté de la passe, l’un surmonté d’une tour de phare droite comme une bougie plantée dans un rocher, le tout se profilant sur le beau jaune orange de l’horizon ; cette image-là, elle s’est tellement gravée dans ma tête, que c’est elle encore que je revois le plus facilement aujourd’hui, avec sa lumière et sa couleur de ce soir d’arrivée.
Les trois grands vaisseaux, je demandai timidement à un matelot de me les nommer : le plus proche était l’Inflexible, l’École des Mousses ; le second, ce Borda qui nous attendait ; le plus lointain, la Bretagne, l’École des Novices. C’étaient encore un peu des vaisseaux d’autrefois, du temps héroïque de la marine à voiles ; de très majestueux vaisseaux, qui avaient gardé leurs mâtures ; ils étaient peints de larges bandes alternées, noires et blanches, pour délimiter nettement leurs trois ponts superposés, et combien peu ils ressemblaient à ces affreuses machines d’un gris vaseux, noyées, sournoises, infernales, que sont nos cuirassés actuels ! Ces mâtures surtout les différenciaient ; ils élevaient, dans le ciel nostalgique de la tranquille soirée, ces échafaudages de mâts et de vergues qui sont presque abolis en nos temps de ferrailles tristes, mais qui constituaient cependant pour les jeunes hommes de si incomparables écoles d’agilité, de santé et de force !
Le Borda ! Nous arrivions, nous le touchions presque, et le soleil devenu rouge faisait luire gaiement la peinture toute fraîche de sa poupe monumentale, qui était à la mode ancienne, avec de belles cariatides penchées au-dessus de l’eau pour soutenir le balcon du commandant avec leurs bras musculeux.
Notre canonnière, après avoir exécuté une courbe habile que je ne savais pas encore comprendre, vint s’arrêter sans heurt à une échelle dont les marches étaient de bois soigneusement blanchi et dont les cuivres étincelaient. Des matelots étaient là, qui attendaient notre accostage pour nous lancer des amarres, de ces matelots comme il y en avait naguère et comme il y en a de moins en moins aujourd’hui ; de plus, on avait dû les choisir parmi les lestes et les braves pour mieux nous entraîner et nous servir d’exemple.
Assez émus tous d’arriver enfin là, nous grimpâmes alors quatre à quatre, en petite troupe impétueuse, nous bousculant un peu, pour nous enfourner plus vite dans les flancs du cloître flottant. C’était une batterie d’aspect plutôt rude, mais vaste et claire, très accueillante, où l’air marin entrait par les sabords et qui exhalait discrètement la saine odeur des navires de guerre tenus très propres : ça sentait le sapin gratté, ça sentait les cordes goudronnées, ça sentait le sel, les algues et la mer.
LII
La cérémonie de notre premier couchage à bord fut ce qui nous donna la plus vive impression d’entrer dans une vie tout à fait nouvelle, austère et dure sans doute, mais captivante quand même. C’est la cérémonie qui s’appelle le branlebas du soir et qui, à bord des vaisseaux de guerre, est toujours à grand spectacle, avec commandements, alignements, défilés, coups de sifflet, sonneries de clairon et roulements de tambour.
Après que ce fut terminé et qu’on nous eut mis bien en rang des deux côtés de la longue batterie où nous allions dormir, nous nous vîmes envahis par une troupe de matelots apportant sur leurs épaules des monceaux de longues choses grises en toile à voile, qui étaient nos hamacs. Ils nous les apportaient parce que c’était la première fois, et qu’il fallait bien nous enseigner la manière de les suspendre et de monter dedans ; mais demain, bien entendu, nous ferions ça nous-mêmes. Toutes ces longues choses grises, ce fut un travail de les débrouiller et de les mettre chacune à sa place ; cela fit pas mal de bruit, tous ces gros anneaux de fer, qui se cognaient et s’accrochaient à autant de crocs de fer plantés dans les poutres énormes ; cependant nous parlions plutôt bas, à cause d’un certain respect inspiré par ce lieu et par les canons proches. Ne sachant pas encore nos noms, nous nous appelions par nos numéros, en nous disant « vous » comme c’est l’usage de l’école : — « C’est vous, n’est-ce pas, 92, qui êtes mon voisin de droite ? » — « Non, je crois que c’est 96. » (Pauvre 96, une épidémie l’emporta l’année suivante ; mais 92[13], aujourd’hui amiral à chevelure grise, est resté pendant toute ma longue carrière un de mes meilleurs amis.) Nous avions tous de seize à dix-sept ans ; eux, les matelots, nos instructeurs et nos grands aînés, devaient en avoir de vingt à vingt-cinq, mais ils étaient encore les plus enfants de la bande, et rien que leur voisinage amusait nos précoces complications, nous retrempait déjà de bienfaisante simplicité. Ils se permettaient de rire un peu, avec nous, de nos gaucheries de novices, mais si discrètement, si gentiment, avec une nuance de retenue à la pensée que nous serions plus tard leurs officiers ; ils avaient d’ailleurs presque tous cet accent breton, avec lequel je faisais connaissance, et qui donnait à leurs moindres paroles une certaine candeur, en même temps qu’une certaine drôlerie.
On pense bien quelle forte affaire ce fut de démêler pour la première fois et de suspendre à leur place précise tous ces hamacs, avec leurs boucles, leurs réseaux de cordelettes et leurs « rabans de pieds » ; mais ce n’était rien encore auprès de l’opération plus délicate de monter nous insinuer là-dedans. Déshabillés maintenant tous, nous regardions avec une certaine inquiétude ces choses vacillantes, haut pendues, qui fuyaient et se dérobaient sous la moindre pression, et là surtout il fallut prier les bons matelots de nous indiquer la manière. En somme, rien de plus simple : pour s’enlever du sol, un petit bond, pas trop fort, bien calculé, un petit coup de reins, et ça y était !…
Quand nous fûmes tous couchés, les matelots s’en allèrent, toujours gaiement, et il ne resta plus dans la vaste batterie que deux hommes debout, les deux factionnaires en armes, qui, se relayant jusqu’au matin, devaient nous garder ; avec de grandes précautions pour marcher sans bruit, ils commencèrent donc leurs cent pas monotones. On eût dit qu’elle était vide à présent, la si longue batterie, et cependant nous étions tous là, mais comme escamotés au plafond, comme ensevelis dans nos gaines oscillantes en toile à voile, étiquetées chacune d’un large numéro bleu. Dans le demi-silence qui suivit, la cloche du bord se mit à sonner, assez loin là-haut sur le pont supérieur, — et nous fûmes initiés à ces coups doubles alternant avec des coups simples qui, depuis les vieux temps des flottes, indiquent l’heure aux marins d’une façon conventionnelle ; dès qu’elle eut fini de tinter, cette cloche du Borda, deux jolies voix naïves s’élevèrent dans les lointains du grand vaisseau, se répondant l’une à l’autre : les voix des matelots de vigie qui doivent, suivant l’usage immémorial, chanter chaque fois que l’heure sonne, pour prouver à tous qu’ils font bien leur quart, qu’ils ne dorment pas, qu’ils veillent bien : « Bon quart, tribord ! » chantait l’un, « Bon quart, babord ! » répondait l’autre, sur les mêmes notes traînantes, empreintes des mélancolies nocturnes d’autrefois sur les vastes rades qui ne connaissaient ni paquebots, ni sirènes au son déchirant. « Bon quart, tribord ! » chantait l’un, « Bon quart, babord ! » répondait l’autre, — et les sonorités, que donne à l’atmosphère le voisinage des grandes surfaces d’eau calme, prolongeaient leurs jeunes voix.
Après ce chant des vigies, la parole fut à la mer, dans le silence enfin tout à fait établi, — à la mer souveraine de tout, qui, par cette soirée d’une sérénité rare, ne bruissait qu’en sourdine, comme si elle avait eu d’abord l’intention de se faire oublier. Elle ne rendait qu’une sorte de susurrement d’ensemble, qui montait de toutes parts le long des parois du vaisseau ; elle s’indiquait seulement par les milliers de petits clapotis discrets qui sont comme ses pulsations, les nuits de très beau temps…
Et voici ce que la mer nous disait à voix si basse : « Je suis là tout de même, mes petits enfants ! C’est moi qui vous porte comme autant de frêles plumes, autant de négligeables riens ; c’est moi qui imperceptiblement vous balance… Oui, je suis là, profonde et infinie, en dessous, alentour, partout… Ah ! vous êtes venus, mes petits enfants, vous prendre à mes pièges ; à présent je vous tiens, et, vous verrez, c’est pour la vie !… Remarquez comme je me suis faite cajoleuse et douce, à votre arrivée… Oh ! je ne serai peut-être pas comme ça toujours, vous savez… On se retrouvera, on se retrouvera… C’est moi qui, à mes heures, fais danser la danse d’agonie aux navires ; c’est moi qui, depuis les origines du monde, secoue sur leurs assises tous les granits de l’Armor… Mais, pour votre premier soir, allons, dormez bien… Pour cette première fois, mes petits enfants, bonne nuit… »
Bon quart, tribord ! Bon quart, babord !… Quand sonna la demi-heure suivante, je crois bien que la plupart d’entre nous n’entendirent même plus le chant des hommes de vigie chargés de veiller sur notre repos. Confiants tous en la mer, heureux de nous être livrés à elle, amusés de l’écouter et même ravis, nous perdîmes bientôt conscience de toutes choses, dans la symphonie de ses myriades de légers clapotis berceurs…
- ↑ De son vrai nom, que je regrette à présent d’avoir changé : tante Lalie.
- ↑ De son vrai nom : tante Clarisse.
- ↑ La lettre, où je lui parlais, à lui le premier, de mes projets de marine, avait dû se croiser avec celle-ci.
- ↑ Chez nous, les protestants, chacun a sa « Bible », qui contient ensemble l’Ancien et le Nouveau Testament.
- ↑ Les Bibles que nous avions tous en ce temps-là étaient une très fine édition portative imprimée à Londres et enfermée dans une enveloppe de cuir noir.
- ↑ Dans un de mes livres intitulé : « Le château de la Belle-au-Bois-dormant », j’ai essayé de décrire en détail ce site unique.
- ↑ Hélas ! depuis ce temps-là, on a construit sur la Charente un transbordeur laid comme un tour Eiffel, et ces Chaumes, si solitaires jadis, se trouvant ainsi beaucoup plus reliés à la ville, n’ont pas tardé à s’encombrer de maisons et de guinguettes.
- ↑ Dans ce journal d’enfant, textuellement cité, je n’ai pas cru nécessaire de modifier les notions que l’on avait alors sur ce que l’on appelait les pierres druidiques.
- ↑ Cette canonnière, qui était un des organes essentiels de la vie de notre port, a été supprimée, il y aura bientôt dix ans, par l’entêtement lamentable de certain ministre de la Marine, le même qui sabota toute la défense de nos rades. (La note ci-dessus que j’avais publiée dans la Revue des Deux Mondes, m’a été reprochée par quelques amis, qui ne trouvaient pas qu’elle fût à sa place dans ce livre. Mais j’ai réfléchi que toute tribune est acceptable et bonne, d’où l’on peut faire entendre un peu de vérité à son pays.
Passe encore que le néfaste ministre en question ait adopté l’erreur obstinée de certains bureaux de la rue Royale qui admettent que, de la pointe de Bretagne à la frontière espagnole, nous n’ayons plus un seul port de guerre. Contre le port de Rochefort, ces sectaires objectent qu’il n’est pas assez profond pour recevoir nos grands vaisseaux ; à quoi il est facile de répondre qu’avec quelques-uns de ces millions que si volontiers nous gaspillons partout, on l’approfondirait sans peine, — ce que tout autre nation ne manquerait pas de faire, — et qu’en outre il constitue, tel qu’il est, un merveilleux refuge pour les petites unités.
Mais il y a plus absurde encore. Aucun homme de sens ne contesterait que nos rades de Rochefort sont uniques dans tout le golfe de Gascogne et, après celles de Brest, les plus magnifiques et les plus sûres de France, et qu’il faudrait à tout prix les défendre, parce qu’elles représentent une des plus tentantes entrées de notre pays et furent de tout temps le point de mire de nos rivaux d’Outre-Manche. Or, non seulement le ministre en question n’a pas voulu améliorer leurs défenses, mais, ce qui est un comble, il s’est hâté presque rageusement, pendant son court passage au pouvoir, de saboter les défenses déjà existantes : par son ordre, des centaines de mètres de fils conducteurs, qui venaient d’être remis à neuf, ont été enlevés, revendus à la ferraille, et des miroirs de réflecteurs pour tirs de nuit, — objets très coûteux, — ont été enlevés avec une telle précipitation, qu’ils se sont brisés. Donc, aujourd’hui, cette grande porte, hélas ! est ouverte/
Si je relate ces faits, ce n’est pas pour poursuivre dans son tombeau le pauvre coupable, non, mais pour jeter un cri d’alarme auquel les événements de Turquie et de Syrie viennent de donner une poignante actualité…)
(Septembre 1919.) - ↑ Dans le Roman d’un enfant, j’ai parlé de ce Saint-Pierre, mais pas assez pour la place importante qu’il a occupée dans mes premiers souvenirs.
- ↑ Depuis une dizaine d’années, pour se donner un air plus ville, Saint-Pierre a renoncé à la coutume charmante des bandes de fleurs le long des murs.
- ↑ Ces coiffes si seyantes ont, hélas ! presque complètement disparu. Les femmes d’Oléron n’hésitent plus à s’enlaidir avec ces pitoyables chapeaux, rebuts des Grands Magasins de Paris, qui apportent jusque dans les villages une note burlesque de mardi-gras.
- ↑ L’amiral Eugène de Fauque de Jonquières, qui vient de mourir, au moment même où ces notes paraissaient dans la Revue des Deux Mondes.