Principes de la philosophie (éd. Desrez)
1. Que pour examiner la vérité il est besoin, une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute autant qu’il se peut.
Comme nous avons été enfants avant que d’être hommes et que nous avons jugé tantôt bien et tantôt mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque nous n’avions pas encore l’usage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et nous préviennent de telle sorte qu’il n’y a point d’apparence que nous puissions nous en délivrer, si nous n’entreprenons de douter une fois en notre vie de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon d’incertitude.
2. Qu’il est utile aussi de considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter.
Il sera même fort utile que nous rejetions comme fausses toutes celles où nous pourrons imaginer le moindre doute, afin que si nous en découvrons quelques-unes qui, nonobstant cette précaution, nous semblent manifestement vraies, nous fassions état qu’elles sont aussi très certaines et les plus aisées qu’il est possible de connaître. (26)
3. Que nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions.
Cependant il est à remarquer que je n’entends point que nous nous servions d’une façon de douter si générale, sinon lorsque nous commençons à nous appliquer à la contemplation de la vérité. Car il est certain qu’en ce qui regarde la conduite de notre vie nous sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont que vraisemblables, à cause que les occasions d’agir en nos affaires se passeraient presque toujours avant que nous pussions nous délivrer de tous nos doutes ; et lorsqu’il s’en rencontre plusieurs de telles sur un même sujet, encore que nous n’apercevions peut-être pas davantage de vraisemblance aux unes qu’aux autres, si l’action ne souffre aucun délai, la raison veut que nous en choisissions une, et qu’après l’avoir choisie nous la suivions constamment, de même que si nous l’avions jugée très certaine.
4. Pourquoi on peut douter de la vérité des choses sensibles.
Mais, parce que nous n’avons point d’autre dessein maintenant que de vaquer à la recherche de la vérité, nous douterons en premier lieu si, de toutes les choses qui sont tombées sous nos sens ou que nous avons jamais imaginées, il y en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant à cause que nous savons par expérience que nos sens nous ont trompés en plusieurs rencontres, et qu’il y aurait de l’imprudence de nous trop fier à ceux qui nous ont trompés, quand même ce n’aurait été qu’une fois, comme aussi à cause que nous songeons presque toujours en dormant, et que pour lors il nous semble que nous sentons vivement et que nous imaginons clairement une infinité de choses qui ne sont point ailleurs, et que lorsqu’on est ainsi résolu à douter de tout, il ne reste plus de marque par où on puisse savoir si les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres.
5. Pourquoi on peut aussi douter des démonstrations de mathématique.
Nous douterons aussi de toutes les autres choses qui nous ont semblé autrefois très certaines, même des démonstrations de mathématique et de ses principes, encore que d’eux-mêmes ils soient assez manifestes, (27) parce qu’il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières ; mais principalement parce que nous avons ouï dire que Dieu, qui nous a créés, peut faire tout ce qui lui plaît, et que nous ne savons pas encore s’il a voulu nous faire tels que nous soyons toujours trompés, même aux choses que nous pensons mieux connaître ; car, puisqu’il a bien permis que nous nous soyons trompés quelquefois, ainsi qu’il a été déjà remarqué, pourquoi ne pourrait-il pas permettre que nous nous trompions toujours ? Et si nous voulons feindre qu’un Dieu tout-puissant n’est point auteur de notre être, et que nous subsistons par nous-mêmes ou par quelque autre moyen, de ce que nous supposerons cet auteur moins puissant, nous aurons toujours d’autant plus de sujet de croire que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être continuellement abusés.
6. Que nous avons un libre arbitre qui fait que nous pouvons nous abstenir de croire les choses douteuses, et ainsi nous empêcher d’être trompés.
Mais quand celui qui nous a créés serait tout-puissant, et quand même il prendrait plaisir à nous tromper , nous ne laissons pas d’éprouver en nous une liberté qui est telle que, toutes les fois qu’il nous plaît, nous pouvons nous abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne connaissons pas bien, et ainsi nous empêcher d’être jamais trompés.
7. Que nous ne saurions douter sans être, et que cela est la première connaissance certaine qu’on peut acquérir.
Pendant que nous rejetons en cette sorte tout ce dont nous pouvons douter, et que nous feignons même qu’il est faux, nous supposons facilement qu’il n’y a point de Dieu, ni de ciel, ni de terre, et que nous n’avons point de corps ; mais nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes point pendant que nous doutons de La vérité de toutes ces choses ; car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense n’est pas véritablement au même temps qu’il pense, que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre. (28)
8. Qu’on connaît aussi ensuite la distinction qui est entre l’âme et le corps.
Il me semble aussi que ce biais est tout le meilleur que nous puissions choisir pour connaître la nature de l’âme et qu’elle est une substance entièrement distincte du corps ; car, examinant ce que nous sommes, nous qui pensons maintenant qu’il n’y a rien hors de notre pensée qui soit véritablement ou qui existe, nous connaissons manifestement que, pour être, nous n’avons pas besoin d’extension, de figure, d’être en aucun lieu, ni d’aucune autre telle chose qu’on peut attribuer au corps, et que nous sommes par cela seul que nous pensons ; et par conséquent que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et qu’elle est plus certaine, vu que nous doutons encore qu’il y ait au monde aucun corps, et que nous savons certainement que nous pensons.
9. Ce que c’est que penser.
Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. Car si je dis que je vois ou que je marche, et que j’infère de là que je suis ; si j’entends parler de l’action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette conclusion n’est pas tellement infaillible, que je n’aie quelque sujet d’en douter, à cause qu’il se peut faire que je pense voir ou marcher, encore que je n’ouvre point les yeux et que je ne bouge de ma place ; car cela m’arrive quelquefois en dormant, et le même pourrait peut-être arriver si je n’avais point de corps ; au lieu que si j’entends parler seulement de l’action de ma pensée ou du sentiment, c’est-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait qu’il me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n’en puis douter, à cause qu’elle se rapporte à l’âme, qui seule a la faculté de sentir ou bien de penser en quelque autre façon que ce soit.
10. Qu’il y a des notions d’elles-mêmes si claires qu’on les obscurcit en les voulant définir à la façon de l’École, et qu’elles ne s’acquièrent point par étude, mais naissent avec nous.
Je n’explique pas ici plusieurs autres termes dont je me suis déjà servi et dont je fais état de me servir (29) ci-après ; car je ne pense pas que, parmi ceux qui liront mes écrits, il s’en rencontre de si stupides qu’ils ne puissent entendre d’eux-mêmes ce que ces termes signifient. Outre que j’ai remarqué que les philosophes, en tâchant d’expliquer par les règles de leur logique des choses qui sont manifestes d’elles-mêmes, n’ont rien fait que les obscurcir ; et lorsque j’ai dit que cette proposition : Je pense, donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n’ai pas pour cela nié qu’il ne fallût savoir auparavant ce que c’est que pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être, et autres choses semblables ; mais, à cause que ce sont là des notions si simples que d’elles-mêmes elles ne nous font avoir la connaissance d’aucune chose qui existe, je n’ai pas jugé qu’elles dussent être mises ici en compte.
11. Comment nous pouvons plus clairement connaître notre âme que notre corps.
Or, afin de savoir comment la connaissance que nous avons de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et qu’elle est incomparablement plus évidente, et telle qu’encore qu’il ne fût point nous aurions raison de conclure qu’elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est, nous remarquerons qu’il est manifeste, par une lumière qui est naturellement en nos âmes, que le néant n’a aucunes qualités ni propriétés qui lui soient affectées, et qu’où nous en apercevons quelques-unes il se doit trouver nécessairement une chose ou substance dont elles dépendent. Cette même lumière nous montre aussi que nous connaissons d’autant mieux une chose ou substance, que nous remarquons en elle davantage de propriétés ; or, il est certain que nous en remarquons beaucoup plus en notre pensée qu’en aucune autre chose, d’autant qu’il n’y a rien qui nous excite à connaître quoi que ce soit, qui ne nous porte encore plus certainement à connaître notre pensée. Par exemple, si je me persuade qu’il y a une terre à cause que je la touche ou que je la vois : de cela même, par une raison encore plus forte, je dois être persuadé que ma pensée est ou existe, à cause qu’il se peut faire que je pense toucher la terre, encore qu’il n’y ait peut-être aucune terre au monde ; et qu’il n’est pas possible que moi, c’est-à-dire mon âme, ne soit rien pendant qu’elle a cette pensée ; nous pouvons conclure le même de toutes les autres choses qui nous viennent en la pensée, à savoir, que nous, qui les pensons, existons, encore qu’elles soient peut-être fausses ou qu’elles n’aient aucune existence. (30)
12. D’où vient que tout le monde ne la connaît pas en cette façon.
Ceux qui n’ont pas philosophé par ordre ont eu d’autres opinions sur ce sujet, parce qu’ils n’ont jamais distingué assez soigneusement leur âme, ou ce qui pense, d’avec le corps, ou ce qui est étendu en longueur, largeur et profondeur. Car, encore qu’ils ne fassent point difficulté de croire qu’ils étaient dans le monde, et qu’ils en eussent une assurance plus grande que d’aucune autre chose, néanmoins, comme ils n’ont pas pris garde que par eux, lorsqu’il était question d’une certitude métaphysique, ils devaient entendre seulement leur pensée, et qu’au contraire ils ont mieux aimé croire que c’était leur corps qu’ils voyaient de leurs yeux qu’ils touchaient de leurs mains, et auquel ils attribuaient mal à propos la faculté de sentir, ils n’ont pas connu distinctement la nature de leur âme.
13. En quel sens on peut dire que si on ignore Dieu, on ne peut avoir de connaissance certaine d’aucune autre chose.
Mais lorsque la pensée, qui se connaît soi-même en cette façon, nonobstant qu’elle persiste encore à douter des autres choses, use de circonspection pour tâcher d’étendre sa connaissance plus avant, elle trouve en soi premièrement les idées de plusieurs choses ; et pendant qu’elle les contemple simplement, et qu’elle n’assure pas qu’il y ait rien hors de soi qui soit semblable à ces idées, et qu’aussi elle ne le nie pas, elle est hors de danger de se méprendre. Elle rencontre aussi quelques notions communes dont elle compose des démonstrations qui la persuadent si absolument qu’elle ne saurait douter de leur vérité pendant qu’elle s’y applique. Par exemple, elle a en soi les idées des nombres et des figures ; elle a aussi entre ses communes notions que, « si on ajoute des quantités égales à d’autres quantités égales, les touts seront égaux », et beaucoup d’autres aussi évidentes que celle-ci, par lesquelles il est aisé de démontrer que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, etc. Tant qu’elle aperçoit ces notions et l’ordre dont elle a déduit cette conclusion ou d’autres semblables elle est très assurée de leur vérité : mais, comme elle ne saurait y penser toujours avec tant d’attention lorsqu’il arrive qu’elle se souvient de quelque (31) conclusion sans prendre garde à l’ordre dont elle peut être démontrée, et que cependant elle pense que l’Auteur de son être aurait pu la créer de telle nature qu’elle se méprît en tout ce qui lui semble très évident elle voit bien qu’elle a un juste sujet de se défier de la vérité de tout ce qu’elle n’aperçoit pas distinctement, et qu’elle ne saurait avoir aucune science certaine jusques à ce qu’elle ait connu celui qui l’a créée.
14. Qu’on peut démontrer qu’il y a un Dieu de cela seul que la nécessité d’être ou d’exister est comprise en la notion que nous avons de lui.
Lorsque par après, elle fait une revue sur les diverses idées ou notions qui sont en soi, et qu’elle y trouve celle d’un être tout-connaissant, tout-puissant et extrêmement parfait, elle juge facilement, par ce qu’elle aperçoit en cette idée, que Dieu, qui est cet être tout parfait, est ou existe : car encore qu’elle ait des idées distinctes de plusieurs autres choses, elle n’y remarque rien qui l’assure de l’existence de leur objet ; au lieu qu’elle aperçoit en celle-ci, non pas seulement comme dans les autres, une existence possible, mais une absolument nécessaire et éternelle. Et comme de ce qu’elle voit qu’il est nécessairement compris dans l’idée qu’elle a du triangle que ses trois angles soient égaux à deux droits elle se persuade absolument que le triangle a trois angles égaux à deux droits ; de même, de cela seul qu’elle aperçoit que l’existence nécessaire et éternelle est comprise dans l’idée qu’elle a d’un être tout parfait elle doit conclure que cet être tout parfait est ou existe
15. Que la nécessité d’être n’est pas ainsi comprise en la notion que nous avons des autres choses, mais seulement le pouvoir d’être.
Elle pourra s’assurer encore mieux de la vérité de cette conclusion, si elle prend garde qu’elle n’a point en soi l’idée ou la notion d’aucune autre chose où elle puisse reconnaître une existence qui soit ainsi absolument nécessaire ; car de cela seul elle saura que l’idée d’un être tout parfait n’est point en elle par une fiction, comme celle qui représente une chimère, mais qu’au contraire, elle y est empreinte par une nature immuable et vraie, et qui doit nécessairement exister, parce qu’elle ne peut être conçue qu’avec une existence nécessaire. (32)
16. Que les préjugés empêchent que plusieurs ne connaissent clairement cette nécessité d’être qui est en Dieu.
Notre âme ou notre pensée n’aurait pas de peine à se persuader cette vérité si elle était libre de ses préjugés mais, d’autant que nous sommes accoutumés à distinguer en toutes les autres choses l’essence de l’existence, et que nous pouvons feindre à plaisir plusieurs idées de choses qui, peut-être, n’ont jamais été et qui ne seront peut-être jamais, lorsque nous n’élevons pas comme il faut notre esprit à la contemplation de cet être tout parfait, il se peut faire que nous doutions si l’idée que nous avons de lui n’est pas l’une de celles que nous feignons quand bon nous semble, ou qui sont possibles, encore que l’existence ne soit pas nécessairement comprise en leur nature.
17. Que, d’autant que nous concevons plus de perfection en une chose, d’autant devons-nous croire que sa cause doit aussi être plus parfaite.
De plus, lorsque nous faisons réflexion sur les diverses idées qui sont en nous, il est aisé d’apercevoir qu’il n’y a pas beaucoup de différence entre elles, en tant que nous les considérons simplement comme les dépendances de notre âme ou de notre pensée, mais qu’il y en a beaucoup en tant que l’une représente une chose, et l’autre une autre ; et même que leur cause doit être d’autant plus parfaite que ce qu’elles représentent de leur objet a plus de perfection. Car tout ainsi que lorsqu’on nous dit que quelqu’un a l’idée d’une machine où il y a beaucoup d’artifice, nous avons raison de nous enquérir comment il a pu avoir cette idée, à savoir, s’il a vu quelque part une telle machine faite par un autre, ou s’il a si bien appris la science des mécaniques, ou s’il est avantagé d’une telle vivacité d’esprit que de lui-même il ait pu l’inventer sans avoir rien vu de semblable ailleurs, à cause de tout l’artifice qui est représenté dans l’idée qu’a cet homme, ainsi que dans un tableau, doit être en sa première et principale cause, non pas seulement par imitation, mais en effet de la même sorte ou d’une façon encore plus éminente qu’il n’est représenté. (33)
18. Qu’on peut derechef démontrer par cela qu’il y a un Dieu.
De même, parce que nous trouvons en nous l’idée d’un Dieu, ou d’un être tout parfait, nous pouvons rechercher la cause qui fait que cette idée est en nous ; mais, après avoir considéré avec attention combien sont immenses les perfections qu’elle nous représente, nous sommes contraints d’avouer que nous ne saurions la tenir que d’un être très parfait, c’est-à-dire d’un Dieu qui est véritablement ou qui existe, parce qu’il est non seulement manifeste par la lumière naturelle que le néant ne peut être auteur de quoi que ce soit, et que le plus parfait ne saurait être une suite et une dépendance du moins parfait, mais aussi parce que nous voyons par le moyen de cette même lumière qu’il est impossible que nous ayons l’idée ou l’image de quoi que ce soit, s’il n’y a en nous ou ailleurs un original qui comprenne en effet toutes les perfections qui nous sont ainsi représentées : mais comme nous savons que nous sommes sujets à beaucoup de défauts, et que nous ne possédons pas ces extrêmes perfections dont nous avons l’idée, nous devons conclure qu’elles sont en quelque nature qui est différente de la nôtre, et en effet très parfaite, c’est-à-dire qui est Dieu, ou du moins qu’elles ont été autrefois en cette chose, et il suit de ce qu’elles étaient infinies qu’elles y sont encore.
19. Qu’encore que nous ne comprenions pas tout ce qui est en Dieu, il n’y a rien toutefois que nous ne connaissions si clairement comme ses perfections.
Je ne vois point en cela de difficulté pour ceux qui ont accoutumé leur esprit à la contemplation de la Divinité, et qui ont pris garde à ses perfections infinies : car encore que nous ne les comprenions pas, parce que la nature de l’infini est telle que des pensées finies ne le sauraient comprendre, nous les concevons néanmoins plus clairement et plus distinctement que les choses matérielles, à cause qu’étant plus simples et n’étant point limitées, ce que nous en concevons est beaucoup moins confus. Aussi il n’y a point de spéculation qui puisse plus aider à perfectionner notre entendement, et qui soit plus importante que celle-ci, d’autant que la considération d’un objet qui n’a point de bornes en ses perfections nous comble de satisfaction et d’assurance. (34)
20. Que nous ne sommes pas la cause de nous-mêmes, mais que c’est Dieu, et que par conséquent il y a un Dieu.
Mais tout le monde n’y prend pas garde comme il faut, et parce que nous savons assez, lorsque nous avons une idée de quelque machine où il y a beaucoup d’artifice, la façon dont nous l’avons eue, et que nous ne saurions nous souvenir de même quand l’idée que nous avons d’un Dieu nous a été communiquée de Dieu, à cause qu’elle a toujours été en nous, il faut que nous fassions encore cette revue, et que nous recherchions quel est donc l’auteur de notre âme ou de notre pensée qui a en soi l’idée des perfections infinies qui sont en Dieu, parce qu’il est évident que ce qui connaît quelque chose de plus parfait que soi ne s’est point donné l’être , à cause que par même moyen il se serait donné toutes les perfections dont il aurait eu connaissance, et par conséquent qu’il ne saurait subsister par aucun autre que par celui qui possède en effet toutes ces perfections, c’est-à-dire qui est Dieu.
21. Que la seule durée de notre vie suffit pour démontrer que Dieu est.
Je ne crois pas qu’on doute de la vérité de cette démonstration, pourvu qu’on prenne garde à la nature du temps ou de la durée de notre vie ; car, étant telle que ses parties ne dépendent point les unes des autres et n’existent jamais ensemble, de ce que nous sommes maintenant, il ne s’ensuit pas nécessairement que nous soyons un moment après, si quelque cause, à savoir la même qui nous a produits, ne continue à nous produire, c’est-à-dire ne nous conserve. Et nous connaissons aisément qu’il n’y a point de force en nous par laquelle nous puissions subsister ou nous conserver un seul moment, et que celui qui a tant de puissance qu’il nous fait subsister hors de lui et qui nous conserve, doit se conserver soi-même, ou plutôt n’a besoin d’être conservé par qui que ce soit, et enfin qu’il est Dieu.
22. Qu’en connaissant qu’il y a un Dieu en la façon ici expliquée, on connaît aussi tous ses attributs, autant qu’ils peuvent être connus par la seule lumière naturelle.
Nous recevons encore cet avantage, en prouvant de cette sorte l’existence de Dieu, que nous connaissons (35) par même moyen ce qu’il est, autant que le permet la faiblesse de notre nature. Car, faisant réflexion sur l’idée que nous avons naturellement de lui, nous voyons qu’il est éternel, tout-connaissant, tout-puissant, source de toute bonté et vérité, créateur de toutes choses, et qu’enfin il a en soi tout ce en quoi nous pouvons reconnaître quelque perfection infinie ou bien qui n’est bornée d’aucune imperfection.
23. Que Dieu n’est point corporel, et ne connaît point par l’aide des sens comme nous, et n’est point auteur du péché.
Car il y a des choses dans le monde qui sont limitées, et en quelque façon imparfaites, encore que nous remarquions en elles quelques perfections ; mais nous concevons aisément qu’il n’est pas possible qu’aucunes de celles-là soient en Dieu : ainsi, parce que l’extension constitue la nature du corps, et que ce qui est étendu peut être divisé en plusieurs parties, et que cela marque du défaut, nous concluons que Dieu n’est point un corps. Et bien que ce soit un avantage aux hommes d’avoir des sens, néanmoins, à cause que les sentiments se font en nous par des impressions qui viennent d’ailleurs, et que cela témoigne de la dépendance, nous concluons aussi que Dieu n’en a point, mais qu’il entend et veut, non pas encore comme nous par des opérations aucunement différentes, mais que toujours par une même et très simple action, il entend, veut et fait tout, c’est-à-dire toutes les choses qui sont en effet ; car il ne veut point la malice du péché, parce qu’elle n’est rien.
24. Qu’après avoir connu que Dieu est, pour passer à la connaissance des créatures, il se faut souvenir que notre entendement est fini, et la puissance de Dieu, infinie.
Après avoir ainsi connu que Dieu existe et qu’il est l’auteur de tout ce qui est ou qui peut être, nous suivrons sans doute la meilleure méthode dont on se puisse servir pour découvrir la vérité, si, de la connaissance que nous avons de sa nature, nous passons à l’explication des choses qu’il a créées, et si nous essayons de la déduire en telle sorte des notions qui sont naturellement en nos âmes, que nous ayons une science parfaite, c’est-à-dire que nous connaissions les effets par leurs causes. Mais, afin que nous puissions (36) l’entreprendre avec plus de sûreté, nous nous souviendrons toutes les fois que nous voudrons examiner la nature de quelque chose, que Dieu, qui en est l’auteur est infini, et que nous sommes entièrement finis.
25. Et il faut croire tout ce que Dieu a révélé, encore qu’il soit au-dessus de la portée de notre esprit.
Tellement que s’il nous fait la grâce de nous révéler, ou bien à quelques autres, des choses qui surpassent la portée ordinaire de notre esprit, telles que sont les mystères de l’Incarnation et de la Trinité, nous ne ferons point difficulté de les croire, encore que nous ne les entendions peut-être pas bien clairement. Car nous ne devons point trouver étrange qu’il y ait en sa nature, qui est immense, et en ce qu’il a fait, beaucoup de choses qui surpassent la capacité de notre esprit.
26. Qu’il ne faut point tâcher de comprendre l’infini mais seulement penser que tout ce en quoi nous ne trouvons aucunes bornes est indéfini.
Ainsi nous ne nous embarrasserons jamais dans les disputes de l’infini ; d’autant qu’il serait ridicule que nous, qui sommes finis, entreprissions d’en déterminer quelque chose, et par ce moyen le supposer ni en tâchant de le comprendre ; c’est pourquoi nous ne nous soucierons pas de répondre à ceux qui demandent si la moitié d’une ligne infinie est infinie, et si le nombre infini est pair ou non pair, et autres choses semblables, à cause qu’il n’y a que ceux qui s’imaginent que leur esprit est infini qui semblent devoir examiner telles difficultés. Et, pour nous, en voyant des choses dans lesquelles, selon certains sens, nous ne remarquons point de limites, nous n’assurerons pas pour cela qu’elle soient infinies, mais nous les estimerons seulement indéfinies. Ainsi, parce que nous ne saurions imaginer une étendue si grande que nous ne concevions en même temps qu’il y en peut avoir une plus grande, nous dirons que l’étendue des choses possibles est indéfinie ; et parce qu’on ne saurait diviser un corps en des parties si petites que chacune de ses parties ne puisse être divisée en d’autres plus petites, nous penserons que la quantité peut être divisée en des parties dont le nombre est indéfini ; et parce que nous ne saurions imaginer tant d’étoiles que Dieu n’en puisse créer davantage, nous supposerons que leur nombre est indéfini, et ainsi du reste. (37)
27. Quelle différence il y a entre indéfini et infini.
Et nous appellerons ces choses indéfinies plutôt qu’infinies, afin de réserver à Dieu seul le nom d’infini ; tant à cause que nous ne remarquons point de bornes en ses perfections, comme aussi à cause que nous sommes très assurés qu’il n y en peut avoir. Pour ce qui est des autres choses, nous savons qu’elles ne sont pas ainsi absolument parfaites, parce qu’encore que nous y remarquions quelquefois des propriétés qui nous semblent n’avoir point de limites, nous ne laissons pas de connaître que cela procède du défaut de notre entendement, et non point de leur nature.
28. Qu’il ne faut point examiner pour quelle fin Dieu a fait chaque chose, mais seulement par quel moyen il a voulu qu’elle fut produite.
Nous ne nous arrêterons pas aussi à examiner les fins que Dieu s’est proposées en créant le monde, et nous rejetterons entièrement de notre philosophie la recherche des causes finales ; car nous ne devons pas tant présumer de nous-mêmes, que de croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils : mais, le considérant comme l’auteur de toutes choses, nous tâcherons seulement de trouver par la faculté de raisonner qu’il a mise en nous, comment celles que nous apercevons par l’entremise de nos sens ont pu être produites ; et nous serons assurés, par ceux de ses attributs dont il a voulu que nous ayons quelque connaissance, que ce que nous aurons une fois aperçu clairement et distinctement appartenir à la nature de ces choses, a la perfection d’être vrai.
29. Que Dieu n’est point la cause de nos erreurs.
Et le premier de ses attributs qui semble devoir être ici considéré, consiste en ce qu’il est très véritable et la source de toute lumière, de sorte qu’il n’est pas possible qu’il nous trompe, c’est-à-dire qu’il soit directement la cause des erreurs auxquelles nous sommes sujets, et que nous expérimentons en nous-mêmes ; car encore que l’adresse à pouvoir tromper semble être une marque de subtilité d’esprit entre les hommes, néanmoins jamais (38) la volonté de tromper ne procède que de malice ou de crainte et de faiblesse, et par conséquent ne peut être attribuée à Dieu.
30. Et que par conséquent tout cela est vrai que nous connaissons clairement être vrai, ce qui nous délivre des doutes ci-dessus proposés.
D’où il suit que la faculté de connaître qu’il nous a donnée, que nous appelons lumière naturelle, n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit, c’est-à-dire en ce qu’elle connaît clairement et distinctement ; parce que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur, s’il nous l’avait donnée telle que nous prissions le faux pour le vrai lorsque nous en usons bien. Et cette considération seule nous doit délivrer de ce doute hyperbolique où nous avons été pendant que nous ne savions pas encore si celui qui nous a créés avait pris plaisir à nous faire tels, que nous fussions trompés en toutes les choses qui nous semblent très claires. Elle doit nous servir aussi contre toutes les autres raisons que nous avions de douter, et que j’ai alléguées ci-dessus ; même les vérités de mathématique ne nous seront plus suspectes, à cause qu’elles sont très évidentes ; et si nous apercevons quelque chose par nos sens, soit en veillant, soit en dormant, pourvu que nous séparions ce qu’il y aura de clair et de distinct en la notion que nous aurons de cette chose de ce qui sera obscur et confus, nous pourrons facilement nous assurer de ce qui sera vrai. Je ne m’étends pas ici davantage sur ce sujet, parce que j’en ai amplement traité dans les Méditations de ma métaphysique, et ce qui suivra tantôt servira encore à l’expliquer mieux.
31. Que nos erreurs au regard de Dieu ne sont que des négations, mais au regard de nous sont des privations ou des défauts.
Mais parce qu’il arrive que nous nous méprenons souvent, quoique Dieu ne soit pas trompeur, si nous désirons rechercher la cause de nos erreurs, et en découvrir la source, afin de les corriger ; il faut que nous prenions garde qu’elles ne dépendent pas tant de notre entendement comme de notre volonté, et qu’elles ne sont pas des choses ou substances qui aient besoin du concours actuel de Dieu pour être produites ; en sorte (39) qu’elles ne sont à son égard que des négations, c’est-à-dire qu’il ne nous a pas donné tout ce qu’il pouvait nous donner, et que nous voyons par même moyen qu’il n’était point tenu de nous donner ; au lieu qu’à notre égard elles sont des défauts et des imperfections.
32. Qu’il n’y a en nous que deux sortes de pensées, à savoir la perception de l’entendement et l’action de la volonté.
Car toutes les façons de penser que nous remarquons en nous peuvent être rapportées à deux générales, dont l’une consiste à apercevoir par l’entendement, et l’autre à se déterminer par la volonté. Ainsi sentir, imaginer et même concevoir des choses purement intelligibles, ne sont que des façons différentes d’apercevoir ; mais désirer, avoir de l’aversion, assurer, nier, douter, sont des façons différentes de vouloir.
33. Que nous ne nous trompons que lorsque nous jugeons de quelque chose qui ne nous est pas assez connue.
Lorsque nous apercevons quelque chose, nous ne sommes point en danger de nous méprendre si nous n’en jugeons en aucune façon ; et quand même nous en jugerions, pourvu que nous ne donnions notre consentement qu’à ce que nous connaissons clairement et distinctement devoir être compris en ce dont nous jugeons, nous ne saurions non plus faillir ; mais ce qui fait que nous nous trompons ordinairement est que nous jugeons bien souvent, encore que nous n’ayons pas une connaissance bien exacte de ce dont nous jugeons.
34. Que la volonté aussi bien que l’entendement est requise pour juger.
J’avoue que nous ne saurions juger de rien, si notre entendement n’y intervient, parce qu’il n’y a pas d’apparence que notre volonté se détermine sur ce que notre entendement n’aperçoit en aucune façon ; mais comme la volonté est absolument nécessaire, afin que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aucunement aperçu, et qu’il n’est pas nécessaire pour faire un jugement tel quel que nous ayons une connaissance entière et parfaite ; de là vient que bien souvent nous donnons notre consentement à des choses dont nous n’avons jamais eu qu’une connaissance fort confuse. (40)
35. Qu’elle a plus d’étendue que lui, et que de là viennent nos erreurs.
De plus, l’entendement ne s’étend qu’à ce peu d’objets qui se présentent à lui, et sa connaissance est toujours fort limitée : au lieu que la volonté en quelque sens peut sembler infinie, parce que nous n’apercevons rien qui puisse être l’objet de quelque autre volonté, même de cette immense qui est en Dieu, à quoi la nôtre ne puisse aussi s’étendre ; ce qui est cause que nous la portons ordinairement au delà de ce que nous connaissons clairement et distinctement ; et lorsque nous en abusons de la sorte, ce n’est pas merveille s’il nous arrive de nous méprendre.
36. Lesquelles ne peuvent être imputées à Dieu.
Or, quoique Dieu ne nous ait pas donné un entendement tout-connaissant, nous ne devons pas croire pour cela qu’il soit l’auteur de nos erreurs, parce que tout entendement créé est fini, et qu’il est de la nature de l’entendement fini de n’être pas tout-connaissant.
37. Que la principale perfection de l’homme est d’avoir un libre arbitre, et que c’est ce qui le rend digne de louange ou de blâme.
Au contraire, la volonté étant, de sa nature, très étendue, ce nous est un avantage très grand de pouvoir agir par son moyen, c’est-à-dire librement ; en sorte que nous soyons tellement les maîtres de nos actions, que nous sommes dignes de louange lorsque nous les conduisons bien : car, tout ainsi qu’on ne donne point aux machines qu’on voit se mouvoir en plusieurs façons diverses, aussi justement qu’on saurait désirer, des louanges qui se rapportent véritablement à elles, parce que ces machines ne représentent aucune action qu’elles ne doivent faire par le moyen de leurs ressorts, et qu’on en donne à l’ouvrier qui les a faites, parce qu’il a eu le pouvoir et la volonté de les composer avec tant d’artifice ; de même on doit nous attribuer quelque chose de plus, de ce que nous choisissons ce qui est vrai, lorsque nous le distinguons d’avec le faux, par une détermination de notre volonté, que si nous y étions déterminés et contraints par un principe étranger. (41)
38. Que nos erreurs sont des défauts de notre façon d’agir, mais non point de notre nature ; et que les fautes des sujets peuvent souvent être attribuées aux autres maîtres, mais non point à Dieu.
Il est bien vrai que toutes les fois que nous faillons, il y a du défaut en notre façon d’agir ou en l’usage de notre liberté ; mais il n’y a point pour cela de défaut en notre nature, à cause qu’elle est toujours la même quoique nos jugements soient vrais ou faux. Et quand Dieu aurait pu nous donner une connaissance si grande que nous n’eussions jamais été sujets à faillir, nous n’avons aucun droit pour cela de nous plaindre de lui ; car encore que parmi nous celui qui a pu empêcher un mal et ne l’a pas empêché en soit blâmé et jugé comme coupable, il n’en est pas de même à l’égard de Dieu, d’autant que le pouvoir que les hommes ont les uns sur les autres est institué afin qu’ils empêchent de mal faire ceux qui leur sont inférieurs, et que la toute-puissance que Dieu a sur l’univers est très absolue et très libre. C’est pourquoi nous devons le remercier des biens qu’il nous a faits, et non point nous plaindre de ce qu’il ne nous a pas avantagés de ceux que nous connaissons qui nous manquent et qu’il aurait peut-être pu nous départir.
39. Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.
Au reste il est si évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne le pas donner quand bon lui semble, que cela peut être compté pour une de nos plus communes notions. Nous en avons eu ci-devant une preuve bien claire ; car, au même temps que nous doutions de tout, et que nous supposions même que celui qui nous a créés employait son pouvoir à nous tromper en toutes façons, nous apercevions en nous une liberté si grande, que nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne connaissions pas encore parfaitement bien. Or, ce que nous apercevions distinctement, et dont nous ne pouvions douter pendant une suspension si générale, est aussi certain qu’aucune autre chose que nous puissions jamais connaître.(42)
40. Que nous savons aussi très certainement que Dieu a préordonné toutes choses.
Mais, à cause que ce que nous avons depuis connu de Dieu nous assure que sa puissance est si grande que nous ferions un crime de penser que nous eussions jamais été capables de faire aucune chose qu’il ne l’eût auparavant ordonnée, nous pourrions aisément nous embarrasser en des difficultés très grandes si nous entreprenions d’accorder la liberté de notre volonté avec ses ordonnances, et si nous tâchions de comprendre, c’est-à-dire d’embrasser et comme limiter avec notre entendement, toute l’étendue de notre libre arbitre et l’ordre de la Providence éternelle.
41. Comment on peut accorder notre libre arbitre avec la préordination divine.
Au lieu que nous n’aurons point du tout de peine à nous en délivrer, si nous remarquons que notre pensée est finie, et que la toute-puissance de Dieu, par laquelle il a non seulement connu de toute éternité ce qui est ou qui peut être, mais il l’a aussi voulu, est infinie. Ce qui fait que nous avons bien assez d’intelligence pour connaître clairement et distinctement que cette puissance est en Dieu ; mais que nous n’en avons pas assez pour comprendre tellement son étendue que nous puissions savoir comment elle laisse les actions des hommes entièrement libres et indéterminées ; et que d’autre côté nous sommes aussi tellement assurés de la liberté et de l’indifférence qui est en nous, qu’il n’y a rien que nous connaissions plus clairement ; de façon que la toute-puissance de Dieu ne nous doit point empêcher de la croire. Car nous aurions tort de douter de ce que nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience être en nous, parce que nous ne comprenons pas une autre chose que nous savons être incompréhensible de sa nature.
42. Comment, encore que nous ne voulions jamais faillir, c’est néanmoins par notre volonté que nous faillons.
Mais, parce que nous savons que l’erreur dépend de notre volonté, et que personne n’a la volonté de se tromper, on s’étonnera peut-être qu’il y ait de l’erreur en nos jugements. Mais il faut remarquer qu’il y a bien (43) de la différence entre vouloir être trompé et vouloir donner son consentement à des opinions qui sont cause que nous nous trompons quelquefois. Car encore qu’il n’y ait personne qui veuille expressément se méprendre, il ne s’en trouve presque pas un qui ne veuille donner son consentement à des choses qu’il ne connaît pas distinctement : et même il arrive souvent que c’est le désir de connaître la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas l’ordre qu’il faut tenir pour la rechercher manquent de la trouver et se trompent, à cause qu’il les incite à précipiter leurs jugements, et à prendre des choses pour vraies, desquelles ils n’ont pas assez de connaissance.
43. Que nous ne saurions faillir en ne jugeant que des choses que nous apercevons clairement et distinctement.
Mais il est certain que nous ne prendrons jamais le faux pour le vrai tant que nous ne jugerons que de ce que nous apercevons clairement et distinctement, parce que Dieu n’étant point trompeur, la faculté de connaître qu’il nous a donnée ne saurait faillir, ni même la faculté de vouloir, lorsque nous ne l’étendons point au delà de ce que nous connaissons. Et quand même cette vérité n’aurait pas été démontrée, nous sommes naturellement si enclins à donner notre consentement aux choses que nous apercevons manifestement, que nous n’en saurions douter pendant que nous les apercevons de la sorte.
44. Que nous ne saurions que mal juger de ce que nous n’apercevons pas clairement, bien que notre jugement puisse être vrai, et que c’est souvent notre mémoire qui nous trompe.
Il est aussi très certain que toutes les fois que nous approuvons quelque raison dont nous n’avons pas une connaissance bien exacte, ou nous nous trompons, ou, si nous trouvons la vérité, comme ce n’est que par hasard, nous ne saurions être assurés de l’avoir rencontrée et ne saurions savoir certainement que nous ne nous trompons point. J’avoue qu’il arrive rarement que nous jugions d’une chose en même temps que nous remarquons que nous ne la connaissons pas assez distinctement à cause que la raison naturellement nous dicte que nous ne devons jamais juger de rien que de ce que nous connaissons distinctement auparavant que de juger. Mais nous nous trompons souvent parce que nous présumons avoir autrefois connu plusieurs choses,(44) et que tout aussitôt qu’il nous en souvient nous y donnons notre consentement, de même que si nous les avions suffisamment examinées, bien qu’en effet nous n’en ayons jamais eu une connaissance bien exacte.
45 Ce que c’est qu’une perception claire et distincte.
Il y a même des personnes qui en toute leur vie n’aperçoivent rien comme il faut pour en bien juger ; car la connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J’appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut.
46. Qu’elle peut être claire sans être distincte, mais non au contraire.
Par exemple, lorsque quelqu’un sent une douleur cuisante, la connaissance qu’il a de cette douleur est claire à son égard, et n’est pas pour cela toujours distincte, parce qu’il la confond ordinairement avec le faux jugement qu’il fait sur la nature de ce qu’il pense être en la partie blessée, qu’il croit être semblable à l’idée ou au sentiment de la douleur qui est en sa pensée, encore qu’il n’aperçoive rien clairement que le sentiment ou la pensée confuse qui est en lui. Ainsi la connaissance peut être claire sans être distincte, et ne peut être distincte qu’elle ne soit claire par même moyen.
47. Que pour ôter les préjugés de notre enfance, il faut considérer ce qu’il y a de clair en chacune de nos premières notions.
Or, pendant nos premières années, notre âme ou notre pensée était si fort offusquée du corps, qu’elle ne connaissait rien distinctement, bien qu’elle aperçût plusieurs choses assez clairement ; et parce qu’elle ne laissait pas de faire cependant une réflexion telle quelle sur les choses qui se présentaient, nous avons rempli notre mémoire de beaucoup de préjugés, dont nous n’entreprenons presque jamais de nous délivrer, encore (45) qu’il soit très certain que nous ne saurions autrement les bien examiner. Mais afin que nous le puissions maintenant sans beaucoup de peine, je ferai ici un dénombrement de toutes les notions simples qui composent nos pensées, et séparerai ce qu’il y a de clair en chacune d’elles, et ce qu’il y a d’obscur ou en quoi nous pouvons faillir.
48. Que tout ce dont nous avons quelque notion est considéré comme une chose ou comme une vérité ; et le dénombrement des choses.
Je distingue tout ce qui tombe sous notre connaissance en deux genres : le premier contient toutes les choses qui ont quelque existence, et l’autre toutes les vérités qui ne sont rien hors de notre pensée. Touchant les choses, nous avons premièrement certaines notions générales qui se peuvent rapporter à toutes, à savoir celles que nous avons de la substance, de la durée, de l’ordre et du nombre, et peut-être aussi quelques autres. Puis nous en avons aussi de plus particulières, qui servent à les distinguer. Et la principale distinction que je remarque entre toutes les choses créées est que les unes sont intellectuelles, c’est-à-dire sont des substances intelligentes, ou bien des propriétés qui appartiennent à ces substances ; et les autres sont corporelles c’est-à-dire sont des corps, ou bien des propriétés qui appartiennent au corps. Ainsi l’entendement, la volonté et toutes les façons de connaître et de vouloir, appartiennent à la substance qui pense ; la grandeur, ou l’étendue en longueur, largeur et profondeur, la figure, le mouvement, la situation des parties et la disposition qu’elles ont à être divisées, et telles autres propriétés, se rapportent au corps. Il y a encore outre cela certaines choses que nous expérimentons en nous-mêmes, qui ne doivent point être attribuées à l’âme seule, ni aussi au corps seul, mais à l’étroite union qui est entre eux, ainsi que j’expliquerai ci-après : tels sont les appétits de boire, de manger, et les émotions ou les passions de l’âme, qui ne dépendent pas de la pensée seule, comme l’émotion à la colère, à la joie, à la tristesse, à l’amour, etc. ; tels sont tous les sentiments, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, le goût, la chaleur, la dureté, et toutes les autres qualités qui ne tombent que sous le sens de l’attouchement. (46)
49. Que les vérités ne peuvent ainsi être dénombrées, et qu’il n’en est pas besoin.
Jusques ici j’ai dénombré tout ce que nous connaissons comme des choses, il reste à parler de ce que nous connaissons comme des vérités. Par exemple, lorsque nous pensons qu’on ne saurait faire quelque chose de rien, nous ne croyons point que cette proposition soit une chose qui existe ou la propriété de quelque chose, mais nous la prenons pour une certaine vérité éternelle qui a son siège en notre pensée, et que l’on nomme une notion commune ou une maxime : tout de même quand on dit qu’il est impossible qu’une même chose en même temps soit et ne soit pas, que ce qui a été fait ne peut n’être pas fait, que celui qui pense ne peut manquer d’être ou d’exister pendant qu’il pense et quantité d’autres semblables, ce sont seulement des vérités, et non pas des choses qui soient hors de notre pensée, et il y en a si grand nombre de telles qu’il serait malaisé de les dénombrer, mais aussi n’est-il pas nécessaire, parce que nous ne saurions manquer de les savoir lorsque l’occasion se présente de penser à elles, et que nous n’avons point de préjugés qui nous aveuglent.
50. Que toutes ces vérités peuvent être clairement aperçues, mais non pas de tous, à cause des préjugés.
Pour ce qui est des vérités qu’on nomme des notions communes, il est certain qu’elles peuvent être connues de plusieurs très clairement et très distinctement ; car autrement elles ne mériteraient pas d’avoir ce nom ; mais il est vrai aussi qu’il y en a qui le méritent au regard de quelques personnes, qui ne le méritent point au regard des autres, à cause qu’elles ne leur sont pas assez évidentes. Non pas que je croie que la faculté de connaître qui est en quelques hommes s’étende plus loin que celle qui est communément en tous, mais c’est plutôt qu’il y en a lesquels ont imprimé de longue main des opinions en leur créance qui, étant contraires à quelques-unes de ces vérités, empêchent qu’ils ne les puissent apercevoir, bien qu’elles soient fort manifestes à ceux qui ne sont point ainsi préoccupés.
51. Ce que c’est que la substance ; et que c’est un nom qu’on ne peut attribuer à Dieu et aux créatures en même sens.
Pour ce qui est des choses que nous considérons (47) comme ayant quelque existence, il est besoin que nous les examinions ici l’une après l’autre, afin de distinguer ce qui est obscur d’avec ce qui est évident en la notion que nous avons de chacune. Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister. En quoi il peut y avoir de l’obscurité touchant l’explication de ce mot, n’avoir besoin que de soi-même ; car, à proprement parler, il n’y a que Dieu qui soit tel, et il n’y a aucune chose créée qui puisse exister un seul moment sans être soutenue et conservée par sa puissance. C’est pourquoi on a raison dans l’École de dire que le nom de substance n’est pas univoque au regard de Dieu et des créatures, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement, laquelle convienne à lui et à elles : mais parce qu’entre les choses créées quelques-unes sont de telle nature qu’elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les distinguons d’avec celles qui n’ont besoin que du concours ordinaire de Dieu, en nommant celles-ci des substances, et celles-là des qualités ou des attributs de ces substances ;
52. Qu’il peut être attribué à l’âme et au corps en même sens ; et comment on connaît la substance.
Et la notion que nous avons ainsi de la substance créée se rapporte en même façon à toutes, c’est-à-dire à celles qui sont immatérielles comme à celles qui sont matérielles ou corporelles ; car il faut seulement, pour entendre que ce sont des substances, que nous apercevions qu’elles peuvent exister sans l’aide d’aucune chose créée. Mais lorsqu’il est question de savoir si quelqu’une de ces substances existe véritablement, c’est-à-dire si elle est à présent dans le monde, ce n’est pas assez qu’elle existe en cette façon pour faire que nous l’apercevions : car cela seul ne nous découvre rien qui excite quelque connaissance particulière en notre pensée ; il faut outre cela qu’elle ait quelques attributs que nous puissions remarquer ; et il n’y en a aucun qui ne suffise pour cet effet, à cause que l’une de nos notions communes est que le néant ne peut avoir aucuns attributs, ni propriétés ou qualités : c’est pourquoi, lorsqu’on en rencontre quelqu’un, on a raison de conclure qu’il est l’attribut de quelque substance, et que cette substance existe. (48)
53. Que chaque substance a un attribut principal, et que celui de l’âme est la pensée, comme l’extension est celui du corps.
Mais encore que chaque attribut soit suffisant pour faire connaître la substance, il y en a toutefois un en chacune qui constitue sa nature et son essence, et de qui tous les autres dépendent. A savoir, l’étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue la nature de la substance corporelle ; et la pensée constitue la nature de la substance qui pense. Car tout ce que d’ailleurs on peut attribuer au corps présuppose de l’étendue, et n’est qu’une dépendance de ce qui est étendu ; de même, toutes les propriétés que nous trouvons en la chose qui pense ne sont que des façons différentes de penser. Ainsi nous ne saurions concevoir, par exemple, de figure, si ce n’est en une chose étendue, ni de mouvement qu’en un espace qui est étendu ; ainsi l’imagination, le sentiment et la volonté dépendent tellement d’une chose qui pense que nous ne les pouvons concevoir sans elle. Mais, au contraire, nous pouvons concevoir l’étendue sans figure ou sans mouvement ; et la chose qui pense sans imagination ou sans sentiment, et ainsi du reste.
54. Comment nous pouvons avoir des pensées distinctes de la substance qui pense, de celle qui est corporelle, et de Dieu.
Nous pouvons donc avoir deux notions ou idées claires et distinctes, l’une d’une substance créée qui pense, et l’autre d’une substance étendue, pourvu que nous séparions soigneusement tous les attributs de la pensée d’avec les attributs de l’étendue. Nous pouvons avoir aussi une idée claire et distincte d’une substance incréée qui pense et qui est indépendante, c’est-à-dire d’un Dieu, pourvu que nous ne pensions pas que cette idée nous représente tout ce qui est en lui, et que nous n’y mêlions rien par une fiction de notre entendement ; mais que nous prenions garde seulement à ce qui est compris véritablement en la notion distincte que nous avons de lui et que nous savons appartenir à la nature d’un être tout parfait. Car il n’y a personne qui puisse nier qu’une telle idée de Dieu soit en nous, s’il ne veut croire sans raison que l’entendement humain ne saurait avoir aucune connaissance de la Divinité. (49)
55. Comment nous en pouvons aussi avoir de la durée, de l’ordre et du nombre.
Nous concevons aussi très distinctement ce que c’est que la durée, l’ordre et le nombre, si, au lieu de mêler dans l’idée que nous en avons ce qui appartient proprement à l’idée de la substance, nous pensons seulement que la durée de chaque chose est un mode ou une façon dont nous considérons cette chose en tant qu’elle continue d’être ; et que pareillement l’ordre et le nombre ne diffèrent pas en effet des choses ordonnées et nombrées, mais qu’ils sont seulement des façons sous lesquelles nous considérons diversement ces choses.
56. Ce que c’est que qualité et attribut, et façon ou mode.
Lorsque je dis ici façon ou mode, je n’entends rien que ce que je nomme ailleurs attribut ou qualité. Mais lorsque je considère que la substance en est autrement disposée ou diversifiée, je me sers particulièrement du nom de mode ou façon ; et lorsque, de cette disposition ou changement, elle peut être appelée telle, je nomme qualité les diverses façons qui font qu’elle est ainsi nommée ; enfin, lorsque je pense plus généralement que ces modes ou qualités sont en la substance, sans les considérer autrement que comme les dépendances de cette substance, je les nomme attributs. Et, parce que je ne dois concevoir en Dieu aucune variété ni changement, je ne dis pas qu’il y ait en lui des modes ou des qualités, mais plutôt des attributs ; et même dans les choses créées, ce qui se trouve en elles toujours de même sorte, comme l’existence et la durée en la chose qui existe et qui dure, je le nomme attribut, et non pas mode ou qualité.
57. Qu’il y a des attributs qui appartiennent aux choses auxquelles ils sont attribués, et d’autres qui dépendent de notre pensée.
De ces qualités ou attributs, il y en a quelques-uns qui sont dans les choses mêmes, et d’autres qui ne sont qu’en notre pensée ; ainsi le temps, par exemple, que nous distinguons de la durée prise en général, et que nous disons être le nombre du mouvement, n’est rien qu’une certaine façon dont nous pensons à cette durée, parce que nous ne concevons point que la durée des choses (50) qui sont mues soit autre que celle des choses qui ne le sont point ; comme il est évident de ce que si deux corps sont mus pendant une heure, l’un vite et l’autre lentement, nous ne comptons pas plus de temps en l’un qu’en l’autre, encore que nous supposions plus de mouvement en l’un de ces deux corps. Mais afin de comprendre la durée de toutes les choses sous une même mesure, nous nous servons ordinairement de la durée de certains mouvements réguliers qui font les jours et les années, et la nommons temps, après l’avoir ainsi comparée ; bien qu’en effet ce que nous nommons ainsi ne soit rien, hors de la véritable durée des choses, qu’une façon de penser.
58. Que les nombres et les universaux dépendent de notre pensée.
De même le nombre que nous considérons en général, sans faire réflexion sur aucune chose créée, n’est point hors de notre pensée, non plus que toutes ces autres idées générales que dans l’École on comprend sous le nom d’universaux.
59. Quels sont les universaux.
Qui se font de cela seul que nous nous servons d’une même idée pour penser à plusieurs choses particulières qui ont entre elles un certain rapport. Et lorsque nous comprenons sous un même nom les choses qui sont représentées par cette idée, ce nom aussi est universel. Par exemple, quand nous voyons deux pierres et que, sans penser autrement à ce qui est de leur nature, nous remarquons seulement qu’il y en a deux, nous formons en nous l’idée d’un certain nombre que nous nommons le nombre de deux. Si, voyant ensuite deux oiseaux ou deux arbres, nous remarquons (sans penser aussi à ce qui est de leur nature) qu’il y en a deux, nous reprenons par ce moyen la même idée que nous avions auparavant formée, et la rendons universelle, et le nombre aussi que nous nommons d’un nom universel le nombre de deux. De même, lorsque nous considérons une figure de trois côtés, nous formons une certaine idée que nous nommons l’idée du triangle, et nous en servons ensuite à nous représenter généralement toutes les figures qui n’ont que trois côtés. Mais quand nous remarquons plus particulièrement que, des figures de trois côtés, les unes ont un angle droit et que les autres n’en ont point, nous formons en nous une idée universelle du triangle rectangle, qui, étant rapportée à la précédente qui est générale et plus universelle, peut être nommée espèce ;(51) et l’angle droit, la différence universelle par où les triangles rectangles diffèrent de tous les autres ; de plus, si nous remarquons que le carré du côté qui sous-tend l’angle droit est égal aux carrés des deux autres côtés, et que cette propriété convient seulement à cette espèce de triangles, nous la pourrons nommer propriété universelle des triangles rectangles. Enfin, si nous supposons que de ces triangles les uns se meuvent et que les autres ne se meuvent point, nous prendrons cela pour un accident universel en ces triangles ; et c’est ainsi qu’on compte ordinairement cinq universaux, à savoir le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident.
60. Des distinctions, et premièrement de celle qui est réelle.
Pour ce qui est du nombre que nous remarquons dans les choses mêmes, il vient de la distinction qui est entre elles ; et il y a des distinctions de trois sortes : à savoir, réelle, modale, et de raison, ou bien qui se fait de la pensée. La réelle se trouve proprement entre deux ou plusieurs substances. Car nous pouvons conclure que deux substances sont réellement distinctes l’une de l’autre, de cela seul que nous en pouvons concevoir une clairement et distinctement sans penser à l’autre ; parce que, suivant ce que nous connaissons de Dieu, nous sommes assurés qu’il peut faire tout ce dont nous avons une idée claire et distincte. C’est pourquoi, de ce que nous avons maintenant l’idée, par exemple, d’une substance étendue ou corporelle, bien que nous ne sachions pas encore certainement si une telle chose est à présent dans le monde, néanmoins, parce que nous en avons l’idée, nous pouvons conclure qu’elle peut être, et qu’en cas qu’elle existe, quelque partie que nous puissions déterminer de la pensée doit être distincte réellement de ses autres parties. De même, parce qu’un chacun de nous aperçoit en soi qu’il pense, et qu’il peut en pensant exclure de soi ou de son âme toute autre substance ou qui pense ou qui est étendue, nous pouvons conclure aussi qu’un chacun de nous ainsi considéré est réellement distinct de toute autre substance qui pense, et de toute substance corporelle. Et quand Dieu même joindrait si étroitement un corps à une âme qu’il fût impossible de les unir davantage, et ferait un composé de ces deux substances ainsi unies, nous concevons aussi qu’elles demeureraient toutes deux réellement distinctes, nonobstant cette union, parce que, quelque liaison que Dieu ait mise entre elles, (52) il n’a pu se défaire de la puissance qu’il avait de les séparer, ou bien de les conserver l’une sans l’autre, et que les choses que Dieu peut séparer ou conserver séparément les unes des autres sont réellement distinctes.
61. De la distinction modale.
Il y a deux sortes de distinction modale, à savoir, l’une entre le mode que nous avons appelé façon et la substance dont il dépend et qu’il diversifie ; et l’autre entre deux différentes façons d’une même substance. La première est remarquable en ce que nous pouvons apercevoir clairement la substance sans la façon qui diffère d’elle en cette sorte, mais que réciproquement nous ne pouvons avoir une idée distincte d’une telle façon sans penser à une telle substance. Il y a, par exemple, une distinction modale entre la figure ou le mouvement et la substance corporelle dont ils dépendent tous deux ; il y en a aussi entre assurer ou se ressouvenir et la chose qui pense. Pour l’autre sorte de distinction, qui est entre deux différentes façons d’une même substance, elle est remarquable en ce que nous pouvons connaître l’une de ces façons sans l’autre, comme la figure sans le mouvement, et le mouvement sans la figure ; mais que nous ne pouvons penser distinctement ni à l’une ni à l’autre que nous ne sachions qu’elles dépendent toutes deux d’une même substance. Par exemple, si une pierre est mue, et avec cela carrée, nous pouvons connaître sa figure carrée sans savoir qu’elle soit mue, et réciproquement nous pouvons savoir qu’elle est mue sans savoir si elle est carrée ; mais nous ne pouvons avoir une connaissance distincte de ce mouvement et de cette figure si nous ne connaissons qu’ils sont tous deux en une même chose, à savoir en la substance de cette pierre. Pour ce qui est de la distinction dont la façon d’une substance est différente d’une autre substance ou bien de la façon d’une autre substance, comme le mouvement d’un corps est différent d’un autre corps ou d’une chose qui pense, ou bien comme le mouvement est différent du doute, il me semble qu’on la doit nommer réelle plutôt que modale, à cause que nous ne saurions connaître les modes sans les substances dont ils dépendent, et que les substances sont réellement distinctes les unes des autres. (53)
62. De la distinction qui se fait par la pensée.
Enfin, la distinction qui se fait par la pensée consiste en ce que nous distinguons quelquefois une substance de quelqu’un de ses attributs sans lequel néanmoins il n’est pas possible que nous en ayons une connaissance distincte ; ou bien en ce que nous tâchons de séparer d’une même substance deux tels attributs, en pensant à l’un sans penser à l’autre. Cette distinction est remarquable en ce que nous ne saurions avoir une idée claire et distincte d’une telle substance si nous lui ôtons un tel attribut ; ou bien en ce que nous ne saurions avoir une idée claire et distincte de l’un de deux ou plusieurs tels attributs si nous le séparons des autres. Par exemple, à cause qu’il n’y a point de substance qui ne cesse d’exister lorsqu’elle cesse de durer, la durée n’est distincte de la substance que par la pensée ; et généralement tous les attributs qui font que nous avons des pensées diverses d’une même chose, tels que sont par exemple l’étendue du corps et sa propriété d’être divisé en plusieurs parties, ne diffèrent du corps qui nous sert d’objet, et réciproquement l’un de l’autre, qu’à cause que nous pensons quelquefois confusément à l’un sans penser à l’autre. Il me souvient d’avoir mêlé la distinction qui se fait par la pensée avec la modale, sur la fin des réponses que j’ai faites aux premières objections qui m’ont été envoyées sur les Méditations de ma métaphysique ; mais cela ne répugne point à ce que j’écris en cet endroit, parce que, n’ayant pas dessein de traiter pour lors fort amplement de cette matière, il me suffisait de les distinguer toutes deux de la réelle.
63. Comment on peut avoir des notions distinctes de l’extension et de la pensée, en tant que l’une constitue la nature du corps et l’autre celle de l’âme.
Nous pouvons aussi considérer la pensée et l’étendue comme les choses principales qui constituent la nature de la substance intelligente et corporelle, et alors nous ne devons point les concevoir autrement que comme la substance même qui pense et qui est étendue ; c’est-à-dire comme l’âme et le corps ; car nous les connaissons en cette sorte très clairement et très distinctement. Il est même plus aisé de connaître une substance qui pense ou une substance étendue que la (54) substance toute seule, laissant à part si elle pense ou si elle est étendue ; parce qu’il y a quelque difficulté à séparer la notion que nous avons de la substance de celle que nous avons de la pensée et de l’étendue : car elles ne diffèrent de la substance que par cela seul que nous considérons quelquefois la pensée ou l’étendue sans faire réflexion sur la chose même qui pense ou qui est étendue. Et notre conception n’est pas plus distincte parce qu’elle comprend peu de choses, mais parce que nous discernons soigneusement ce qu’elle comprend, et que nous prenons garde à ne le point confondre avec d’autres notions qui la rendraient plus obscure.
64. Comment on peut aussi les concevoir distinctement en les prenant pour des modes ou attributs de ces substances.
Nous pouvons considérer aussi la pensée et l’étendue comme les modes ou différentes façons qui se trouvent en la substance ; c’est-à-dire que lorsque nous considérons qu’une même âme peut avoir plusieurs pensées diverses et qu’un même corps avec sa même grandeur peut être étendu en plusieurs façons, tantôt plus en longueur et moins en largeur ou en profondeur, et quelquefois au contraire plus en largeur et moins en longueur ; et que nous ne distinguons la pensée et l’étendue de ce qui pense et de ce qui est étendu que comme les dépendances d’une chose, de la chose même dont elles dépendent ; nous les connaissons aussi clairement et aussi distinctement que leurs substances, pourvu que nous ne pensions point qu’elles subsistent d’elles-mêmes, mais qu’elles sont seulement les façons ou dépendances de quelques substances. Parce que, quand nous les considérons comme les propriétés des substances dont elles dépendent, nous les distinguons aisément de ces substances, et les prenons pour telles qu’elles sont véritablement ; au lieu que si nous voulions les considérer sans substance, cela pourrait être cause que nous les prendrions pour des choses qui subsistent d’elles-mêmes ; en sorte que nous confondrions l’idée que nous devons avoir de la substance avec celle que nous devons avoir de ses propriétés
65. Comment on conçoit aussi leurs diverses propriétés ou attributs.
Nous pouvons aussi concevoir fort distinctement diverses façons de penser, comme entendre, imaginer, se souvenir, vouloir, etc. ; et diverses façons d’étendue, (55) ou qui appartiennent à l’étendue, comme généralement toutes les figures, la situation des parties et leurs mouvements pourvu que nous les considérions simplement comme les dépendances des substances où elles sont ; et quant à ce qui est du mouvement, pourvu que nous pensions seulement à celui qui se fait d’un lieu en autre, sans rechercher la force qui le produit, laquelle toutefois j’essayerai de faire connaître lorsqu’il en sera temps.
66. Que nous avons aussi des notions distinctes de nos sentiments, de nos affections et de nos appétits, bien que souvent nous nous trompions aux jugements que nous en faisons.
Il ne reste plus que les sentiments, les affections et les appétits, desquels nous pouvons avoir aussi une connaissance claire et distincte, pourvu que nous prenions garde à ne comprendre dans les jugements que nous en ferons que ce que nous connaîtrons précisément par le moyen de notre entendement et dont nous serons assurés par la raison. Mais il est malaisé d’user continuellement d’une telle précaution, au moins à l’égard de nos sens, à cause que nous avons cru dès le commencement de notre vie que toutes les choses que nous sentions avaient une existence hors de notre pensée et qu’elles étaient entièrement semblables aux sentiments ou aux idées que nous avions à leur occasion. Ainsi, lorsque nous avons vu, par exemple, une certaine couleur, nous avons cru voir une chose qui subsistait hors de nous, et qui était semblable à l’idée que nous avions. Or nous avons ainsi jugé en tant de rencontres, et il nous a semblé voir cela si clairement et si distinctement, à cause que nous étions accoutumés à juger de la sorte, qu’on ne doit pas trouver étrange que quelques-uns demeurent ensuite tellement persuadés de ce faux préjugé qu’ils ne puissent pas même se résoudre à en douter
67. Que souvent même nous nous trompons en jugeant que nous sentons de la douleur en quelque partie de notre corps.
La même prévention a eu lieu en tous nos autres sentiments, même en ce qui est du chatouillement et de la douleur. Car encore que nous n’ayons pas cru qu’il y eût hors de nous, dans les objets extérieurs, des choses qui fussent semblables au chatouillement ou à la douleur qu’ils nous faisaient sentir, nous n’avons pourtant (56) pas considéré ces sentiments comme des idées qui étaient seulement en notre âme ; mais nous avons cru qu’ils étaient dans nos mains, dans nos pieds et dans les autres parties de notre corps, sans que toutefois il y ait aucune raison qui nous oblige à croire que la douleur que nous sentons, par exemple au pied, soit quelque chose hors de notre pensée qui soit dans notre pied, ni que la lumière que nous pensons voir dans le soleil soit dans le soleil ainsi qu’elle est en nous. Et si quelques-uns se laissent encore persuader à une si fausse opinion, ce n’est qu’à cause qu’ils font si grand cas des jugements qu’ils ont faits lorsqu’ils étaient enfants, qu’ils ne sauraient les oublier pour en faire d’autres plus solides, comme il paraîtra encore plus manifestement par ce qui suit.
68. Comment on doit distinguer en telles choses ce en quoi on peut se tromper d’avec ce qu’on conçoit clairement.
Mais afin que nous puissions distinguer ici ce qu’il y a de clair en nos sentiments d’avec ce qui est obscur, nous remarquerons en premier lieu que nous connaissons clairement et distinctement la douleur, la couleur et les autres sentiments, lorsque nous les considérons simplement comme des pensées ; mais que quand nous voulons juger que la couleur, que la douleur, etc., sont des choses qui subsistent hors de notre pensée, nous ne concevons en aucune façon quelle chose c’est que cette couleur, cette douleur, etc. Et il en est de même lorsque quelqu’un nous dit qu’il voit de la couleur dans un corps, ou qu’il sent de la douleur en quelqu’un de ses membres ; comme s’il nous disait qu’il voit ou qu’il sent quelque chose, mais qu’il ignore entièrement quelle est la nature de cette chose, ou bien qu’il n’a pas une connaissance distincte de ce qu’il voit et de ce qu’il sent. Car encore que, lorsqu’il n’examine pas ses pensées avec attention, il se persuade peut-être qu’il en a quelque connaissance, à cause qu’il suppose que la couleur qu’il croit voir dans l’objet a de la ressemblance avec le sentiment qu’il éprouve en soi, néanmoins, s’il fait réflexion sur ce qui lui est représenté par la couleur ou par la douleur, en tant qu’elles existent dans un corps coloré ou bien dans une partie blessée, il trouvera sans doute qu’il n’en a pas de connaissance. (57)
69. Qu’on connaît tout autrement les grandeurs, les figures, etc., que les couleurs, les douleurs, etc.
Principalement, s’il considère qu’il connaît bien d’une autre façon ce que c’est que la grandeur dans le corps qu’il aperçoit, ou la figure, ou le mouvement, au moins celui qui se fait d’un lieu en un autre (car les philosophes, en feignant d’autres mouvements que celui-ci, n’ont pas connu si facilement sa vraie nature), ou la situation des parties, ou la durée, ou le nombre, et les autres propriétés que nous apercevons clairement en tous les corps comme il a été déjà remarqué, que non pas ce que c’est que la couleur dans le même corps, ou la douleur, l’odeur, le goût, la saveur et tout ce que j’ai dit devoir être attribué au sens. Car encore que voyant un corps nous ne soyons pas moins assurés de son existence par la couleur que nous apercevons à son occasion que par la figure qui le termine, toutefois il est certain que nous connaissons tout autrement en lui cette propriété qui est cause que nous disons qu’il est figuré, que celle qui fait qu’il nous semble coloré.
70. Que nous pouvons juger en deux façons des choses sensibles, par l’une desquelles nous tombons en l’erreur, et par l’autre nous l’évitons.
Il est donc évident, lorsque nous disons à quelqu’un que nous apercevons des couleurs dans les objets, qu’il en est de même que si nous lui disions que nous apercevons en ces objets je ne sais quoi dont nous ignorons la nature, mais qui cause pourtant en nous un certain sentiment fort clair et manifeste qu’on nomme le sentiment des couleurs. Mais il y a bien de la différence en nos jugements. Car, tant que nous nous contentons de croire qu’il y a je ne sais quoi dans les objets (c’est-à-dire dans les choses telles qu’elles soient) qui cause en nous ces pensées confuses qu’on nomme sentiments, tant s’en faut que nous nous méprenions, qu’au contraire nous évitons la surprise qui nous pourrait faire méprendre, à cause que nous ne nous emportons pas sitôt à juger témérairement d’une chose que nous remarquons ne pas bien connaître. Mais lorsque nous croyons apercevoir une certaine couleur dans un objet, bien que nous n’ayons aucune connaissance distincte (58) de ce que nous appelons d’un tel nom, et que notre raison ne nous fasse apercevoir aucune ressemblance entre la couleur que nous supposons être en cet objet et celle qui est en notre sens ; néanmoins, parce que nous ne prenons pas garde à cela, et que nous remarquons en ces mêmes objets plusieurs propriétés, comme la grandeur, la figure, le nombre, etc.. qui existent en eux de même sorte que nos sens ou plutôt notre entendement nous les fait apercevoir, nous nous laissons persuader aisément que ce qu’on nomme couleur dans un objet est quelque chose qui existe en cet objet, qui ressemble entièrement à la douleur qui est en notre pensée ; et ensuite nous pensons apercevoir clairement en cette chose ce que nous n’apercevons en aucune façon appartenir à sa nature.
71. Que la première et principale cause de nos erreurs sont les préjugés de notre enfance.
C’est ainsi que nous avons reçu la plupart de nos erreurs. A savoir, pendant les premières années de notre vie, que notre âme était si étroitement liée au corps, qu’elle ne s’appliquait à autre chose qu’à ce qui causait en lui quelques impressions, elle ne considérait pas encore si ces impressions étaient causées par des choses qui existassent hors de soi, mais seulement elle sentait de la douleur lorsque le corps en était offensé ou du plaisir lorsqu’il en recevait de l’utilité, ou bien, si elles étaient si légères que le corps n’en reçût point de commodité, ni aussi d’incommodité qui fût importante à sa conservation, elle avait des sentiments tels que sont ceux qu’on nomme goût, odeur, son, chaleur, froid, lumière, couleur, et autres semblables, qui véritablement ne nous représentent rien qui existe hors de notre pensée, mais qui sont divers selon les diversités qui se rencontrent dans les mouvements qui passent de tous les endroits de notre corps jusques à l’endroit du cerveau auquel elle est étroitement jointe et unie. Elle apercevait aussi des grandeurs, des figures et des mouvements qu’elle ne prenait pas pour des sentiments, mais pour des choses ou des propriétés de certaines choses qui lui semblaient exister ou du moins pouvoir exister hors de soi, bien qu’elle n’y remarquât pas encore cette différence. Mais lorsque nous avons été quelque peu plus avancés en âge et que notre corps, se tournant fortuitement de part et d’autre par la disposition de ses organes, a rencontré des choses utiles ou en a évité de nuisibles, l’âme, qui lui était étroitement unie, faisant réflexion sur les choses qu’il rencontrait (59) ou évitait, a remarqué premièrement qu’elles existaient au dehors, et ne leur a pas attribué seulement les grandeurs, les figures, les mouvements et les autres propriétés qui appartiennent véritablement au corps, et qu’elle concevait fort bien ou comme des choses ou comme les dépendances de quelques choses, mais encore les couleurs, les odeurs, et toutes les autres idées de ce genre qu’elle apercevait aussi à leur occasion ; et comme elle était si fort offusquée du corps qu’elle ne considérait les autres choses qu’autant qu’elles servaient à son usage, elle jugeait qu’il y avait plus ou moins de réalité en chaque objet, selon que les impressions qu’il causait lui semblaient plus ou moins fortes. De là vient qu’elle a cru qu’il y avait beaucoup plus de substance ou de corps dans les pierres et dans les métaux que dans l’air ou dans l’eau, parce qu’elle y sentait plus de dureté et de pesanteur ; et qu’elle n’a considéré l’air non plus que rien lorsqu’il n’était agité d’aucun vent, et qu’il ne lui semblait ni chaud ni froid. Et parce que les étoiles ne lui faisaient guère plus sentir de lumière que des chandelles allumées, elle n’imaginait pas que chaque étoile fût plus grande que la flamme qui paraît au bout d’une chandelle qui brûle. Et parce qu’elle ne considérait pas encore si la terre peut tourner sur son essieu, et si sa superficie est courbée comme celle d’une boule, elle a jugé d’abord qu’elle est immobile, et que sa superficie est plate. Et nous avons été par ce moyen si fort prévenus de mille autres préjugés que lors même que nous étions capables de bien user de notre raison, nous les avons reçus en notre créance ; et au lieu de penser que nous avions fait ces jugements en un temps que nous n’étions pas capables de bien juger, et par conséquent qu’ils pouvaient être plutôt faux que vrais, nous les avons reçus pour aussi certains que si nous en avions eu une connaissance distincte par l’entremise de nos sens, et n’en avons non plus douté que s’ils eussent été des notions communes.
72. Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces préjugés.
Enfin, lorsque nous avons atteint l’usage entier de notre raison, et que notre âme, n’étant plus si sujette au corps, tâche à bien juger des choses, et à connaître leur nature, bien que nous remarquions que les jugements que nous avons faits lorsque nous étions enfants sont pleins d’erreurs, nous avons assez de peine à nous en délivrer entièrement, et néanmoins il est certain que (60) Si nous manquons à nous souvenir qu’ils sont douteux, nous sommes toujours en danger de retomber en quelque fausse prévention. Cela est tellement vrai qu’à cause que dès notre enfance, nous avons imaginé, par exemple, les étoiles fort petites, nous ne saurions nous défaire encore de cette imagination, bien que nous connaissions par les raisons de l’astronomie qu’elles sont très grandes : tant a de pouvoir sur nous une opinion déjà reçue.
73. La troisième, que notre esprit se fatigue quand il se rend attentif à toutes les choses dont nous jugeons.
De plus, comme notre âme ne saurait s’arrêter à considérer longtemps une même chose avec attention sans se peiner et même sans se fatiguer, et qu’elle ne s’applique à rien avec tant de peine qu’aux choses purement intelligibles, qui ne sont présentes ni aux sens ni à l’imagination, soit que naturellement elle ait été faite ainsi à cause qu’elle est unie au corps, ou que pendant les premières années de notre vie nous nous soyons si fort accoutumés à sentir et imaginer, que nous ayons acquis une facilité plus grande à penser de cette sorte, de là vient que beaucoup de personnes ne sauraient croire qu’il y ait de substance si elle n’est imaginable et corporelle, et même sensible ; car on ne prend pas garde ordinairement qu’il n’y a que les choses qui consistent en étendue, en mouvement et en figure, qui soient imaginables, et qu’il y en a quantité d’autres que celles-là qui sont intelligibles : de là vient aussi que la plupart du monde se persuade qu’il n’y a rien qui puisse subsister sans corps, et même qu’il n’y a point de corps qui ne soit sensible. Et d’autant que ce ne sont point nos sens qui nous font découvrir la nature de quoi que ce soit, mais seulement notre raison lorsqu’elle y intervient, on ne doit pas trouver étrange que la plupart des hommes n’aperçoivent les choses que fort confusément, vu qu’il n’y en a que très peu qui s’étudient à la bien conduire
74. La quatrième, que nous attachons nos pensées à des paroles qui ne les expriment pas exactement.
Au reste, parce que nous attachons nos conceptions à certaines paroles afin de les exprimer de bouche, et que nous nous souvenons plutôt des paroles que des choses, (61) à peine saurions-nous concevoir aucune chose si distinctement que nous séparions entièrement ce que nous concevons d’avec les paroles qui avaient été choisies pour l’exprimer. Ainsi tous les hommes donnent leur attention aux paroles plutôt qu’aux choses ; ce qui est cause qu’ils donnent bien souvent leur consentement à des termes qu’ils n’entendent point, et qu’ils ne se soucient pas beaucoup d’entendre, ou parce qu’ils croient les avoir entendus autrefois, ou parce qu’il leur a semblé que ceux qui les leur ont enseignés en connaissaient la signification, et qu’ils l’ont apprise par même moyen. Et, bien que ce ne soit pas ici l’endroit où je dois traiter de cette matière, à cause que je n’ai pas enseigné quelle est la nature du corps humain et que je n’ai pas même encore prouvé qu’il y ait au monde aucun corps, il me semble néanmoins que ce que j’en ait dit nous pourra servir à discerner celles de nos conceptions qui sont claires et distinctes d’avec celles où il y a de la confusion et qui nous sont inconnues.
75. Abrégé de tout ce qu’on doit observer pour bien philosopher.
C’est pourquoi, si nous désirons vaquer sérieusement à l’étude de la philosophie et à la recherche de toutes les vérités que nous sommes capables de connaître, nous nous délivrerons en premier lieu de nos préjugés, et ferons état de rejeter toutes les opinions que nous avons autrefois reçues en notre créance, jusques à ce que nous les ayons derechef examinées ; nous ferons ensuite une revue sur les notions qui sont en nous, et ne recevrons pour vraies que celles qui se présenteront clairement et distinctement à notre entendement. Par ce moyen, nous connaîtrons premièrement que nous sommes, en tant que notre nature est de penser, et qu’il y a un Dieu duquel nous dépendons ; et après avoir considéré ses attributs nous pourrons rechercher la vérité de toutes les autres choses, parce qu’il en est la cause. Outre les notions que nous avons de Dieu et de notre pensée, nous trouverons aussi en nous la connaissance de beaucoup de propositions qui sont perpétuellement vraies, comme par exemple, que le néant ne peut être l’auteur de quoi que ce soit, etc. Nous y trouverons l’idée d’une nature corporelle ou étendue, qui peut être mue, divisée, etc., et des sentiments qui causent en nous certaines dispositions, comme la douleur, les couleurs (62) etc. ; et comparant ce que nous venons d’apprendre en examinant ces choses par ordre, avec ce que nous en pensions avant que de les avoir ainsi examinées, nous nous accoutumerons à former des conceptions claires et distinctes sur tout ce que nous sommes capables de connaître. C’est en ce peu de préceptes que je pense avoir compris tous les principes plus généraux et plus importants de la connaissance humaine.
76. Que nous devons préférer l’autorité divine à nos raisonnements, et ne rien croire de ce qui n’est pas révélé que nous ne le connaissions fort clairement.
Surtout, nous tiendrons pour règle infaillible que ce que Dieu a révélé est incomparablement plus certain que le reste, afin que, si quelque étincelle de raison semblait nous suggérer quelque chose au contraire, nous soyons toujours prêts à soumettre notre jugement à ce qui vient de sa part ; mais pour ce qui est des vérités dont la théologie ne se mêle point, il n’y aurait pas d’apparence qu’un homme qui veut être philosophe reçût pour vrai ce qu’il n’a point connu être tel, et qu’il aimât mieux se fier à ses sens, c’est-à-dire aux jugements inconsidérés de son enfance, qu’à sa raison, lorsqu’il est en état de la bien conduire.