Principes de la science sociale/Préface

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Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (tome 1p. v-xx).


PRÉFACE


L’ouvrage que nous offrons aujourd’hui à l’examen du public se défendra lui-même ; mais ceux qui le liront excuseront peut-être l’auteur, si, pour quelques instants, il réclame leur attention en faveur de sujets qui n’ont guère d’intérêt que pour lui.

Parmi les principes que nous énonçons ici, quelques-uns apparaissent en ce moment, pour la première fois ; d’autres avaient déjà été publiés il y a une vingtaine d’années[1]. Depuis cette époque, ceux-ci ont fait une nouvelle apparition dans un autre ouvrage dû à un économiste français distingué[2] et dont les nombreux exemplaires ont été lus par des milliers d’individus qui n’avaient jamais eu sous les yeux les volumes, où les mêmes idées avaient été mises au jour antérieurement. En trouvant ici la reproduction de ce qu’elles avaient déjà lu ailleurs, et présenté sans reconnaître un pareil fait, ces personnes seraient, tout naturellement disposées à soupçonner l’auteur actuel de s’être déloyalement approprié le bien d’autrui, bien qu’en réalité, il fût lui-même le propriétaire véritable. Ce serait pour lui une situation pénible et il estime que le seul moyen d’y échapper, est de tracer, en cette circonstance, une courte esquisse des phases successives dans lesquelles ont été découvertes les idées nouvelles renfermées dans les pages suivantes.

La théorie de la valeur, telle que nous la présentons aujourd’hui, parut, pour la première fois, en 1837. Cette théorie étant très-simple, était, en même temps, très-large ; elle embrassait toutes les denrées ou toutes les choses auxquelles pouvaient s’appliquer l’idée de valeur, la terre, le travail, ou leurs divers produits. C’était un pas de fait vers la généralisation des lois naturelles, la valeur du sol ayant été attribuée jusque-là, par tous les économistes, à des causes énormément différentes de celles qui la communiquaient à ses produits[3].

Une conséquence de cette première découverte fut celle d’une loi générale de distribution, embrassant tous les produits du travail, appliqué à la culture ou à la transformation des matières, à des changements de lieu ou de forme. Suivant les théories alors généralement admises, le profit que fait un individu était toujours accompagné d’une perte subie par un autre, les rentes s’élevant à mesure que le travail devenait moins productif, et les profits haussant, à mesure que les salaires baissaient ; doctrine qui, si elle était l’expression de la vérité, ne tendrait à rien moins qu’à produire la discorde universelle, et qui ne serait également que la conséquence naturelle d’une grande loi établie par la Divinité pour le gouvernement de l’espèce humaine[4].

La loi que nous avons publiée à cette époque et que nous reproduisons aujourd’hui était complètement contraire à cette doctrine, puisque cette loi prouvait que le capitaliste et le travailleur profitaient l’un et l’autre de toute mesure qui tendait à rendre le travail plus productif, tandis qu’ils ne pouvaient que perdre, par suite d’une mesure quelconque tendant à rendre le travail moins productif ; ce qui établissait ainsi une parfaite harmonie des intérêts.

Bien qu’intimement persuadé de la vérité des lois qu’il soumettait alors à l’examen, l’auteur n’en demeurait pas moins convaincu qu’il restait encore à découvrir la loi réellement fondamentale ; et que, jusqu’au moment où elle pourrait être mise en lumière, une foule de phénomènes sociaux devaient continuer à rester inexplicables. Toutefois, il n’aurait su dire dans quel sens il devait diriger ses recherches. Il avait déjà acquis la conviction personnelle, que la théorie offerte à l’examen par M. Ricardo, n’étant pas d’une vérité universelle, n’avait pas droit à être considérée comme loi fondamentale ; mais ce ne fut que dix ans plus tard qu’il fut amené à observer ce fait, que la théorie en question était universellement fausse. La loi réelle, telle qu’elle apparut alors à l’auteur, était complètement contraire à celle proposée par Ricardo ; l’œuvre de la culture ayant toujours commencé (et le fait avait eu lieu invariablement) par les terrains les plus ingrats, pour s’appliquer ensuite aux terrains plus fertiles, à mesure que la richesse s’était développée et que la population avait augmenté. Là était la grande vérité fondamentale dont il avait eu l’idée antérieurement ; c’était aussi la vérité indispensable pour la démonstration complète du caractère incontestable des principes qu’il avait établis précédemment. C’était encore une preuve nouvelle de l’universalité des lois naturelles ; la conduite de l’homme à l’égard de la terre elle-même se trouvait ainsi avoir été identique à celle qu’il adopte à l’égard de tous les instruments qu’il emprunte pour les façonner, à cette immense machine elle-même. Commençant toujours ses travaux avec une hache grossière, il arrive progressivement à l’emploi d’instruments en acier ; s’adressant toujours aux terrains les plus ingrats, il arrive progressivement aux terrains plus fertiles qui donnent au travailleur le revenu le plus considérable ; c’est ainsi qu’il demeure prouvé que l’accroissement de la population est indispensable pour l’accroissement dans la quantité de subsistances. C’était là l’harmonie des intérêts, résultat complètement opposé à la doctrine de discorde enseignée par Malthus.

Il y a aujourd’hui dix ans que fut annoncée cette loi si importante[5]. En se livrant à cette démonstration, l’auteur se trouva constamment entraîné à mentionner les faits naturels pour démontrer les phénomènes sociaux, et il fut ainsi amené à remarquer l’étroite affinité qui existe entre les lois physique et les lois sociales. En réfléchissant à ce sujet, il arriva bientôt à exprimer l’opinion, qu’un examen plus approfondi conduirait au développement d’un fait immense : à savoir qu’il n’existait qu’un système unique de loi : les lois instituées pour régir la matière sous forme d’argile et de sable étant reconnues identiques à celles qui régissent cette matière même lorsqu’elle prend la forme de l’homme, ou des sociétés humaines.

Dans l’ouvrage publié à cette époque, les découvertes de la science moderne, démontrant que la matière est indestructible, furent pour la première fois appliquées avec profit à la science sociale ; on fit voir alors la différence qui existe entre l’agriculture et tous les autres travaux de l’homme dans ce fait, que le fermier était constamment occupé à fabriquer une machine dont la puissance augmentait d’année en année, tandis que le patron d’un navire et le conducteur de voiture employaient constamment des machines dont la puissance diminuait aussi régulièrement. Toute industrie du premier, ainsi qu’on le démontra, consistait à créer et à améliorer des terrains, sa puissance augmentant avec l’accroissement de la richesse et de la population. Toutefois il était réservé à un ami de l’auteur, M. E. Peshine Smith, de développer complètement la loi de perpétuité de la matière, relativement à l’influence qu’elle exerce sur la loi de population ; on trouvera dans le présent volume de nombreux extraits, emprunté à cet excellent petit manuel.

La grande loi, la loi véritablement fondamentale de la science, indispensable à la démonstration de l’identité des lois physiques et sociales, restait cependant encore à découvrir ; mais l’auteur pense aujourd’hui l’avoir présentée dans le second chapitre de ce volume. On trouvera, dans le troisième, la loi développée par M. Peshine Smith. Le quatrième offrira la loi d’occupation de la terre, telle qu’elle a été publiée, il y a dix ans ; on trouvera dans les chapitres suivants (V et VI), celles de la valeur et de la distribution des produits, publiées dix ans auparavant. L’ordre indispensable ici pour les mettre dans un jour convenable est, ainsi que le lecteur doit s’en apercevoir, précisément l’ordre inverse de leur découverte, ce qui prouve la vérité de cette idée que les premiers principes sont toujours les derniers découverts.

Il nous reste maintenant à dire quelques mots relativement à la marche suivie par l’auteur, dans les recherches auxquelles il s’est livré jusqu’à ce jour, et qu’il continue en cet ouvrage. Le coup d’œil le plus superficiel jeté sur les diverses parties de l’univers, nous permet d’apercevoir que toutes les périodes de civilisation des temps passés peuvent se retrouver dans le temps présent ; et que si nous voulons comprendre les premières, nous ne pouvons y arriver qu’en étudiant les dernières, suivant ainsi la voie parcourue depuis si longtemps par les professeurs des sciences physiques. En procédant ainsi, il a donc fallu, nécessairement, examiner avec soin le mouvement des principales sociétés européennes, et particulièrement celles de France et d’Angleterre ; c’est dans la première qu’a pris naissance la doctrine de l’excès de population, et parmi les autres nations européennes, c’est la seconde qui a le plus souvent troublé la paix du monde. Par suite, il est arrivé que l’auteur a été accusé d’un sentiment hostile par les deux nations ; et les motifs qui l’ont guidé ont été ainsi en butte aux attaques de personnes qui n’ont pas jugé à propos de chercher à démontrer, que les faits articulés par lui ne pouvaient être admis comme véritables, ou que ses raisonnements n’étaient pas justifiés par les faits. L’accusation, toutefois, entraîne avec elle sa réfutation. Si l’auteur eût été, en effet, assez dénué de jugement pour se permettre de rapporter des faits inexacts, ou de tirer, de ceux-ci, des conséquences qu’ils ne justifiaient pas, il se serait, par là même, si complètement livré à la merci de ses critiques qu’il les eût affranchis complètement de la nécessité de rechercher les motifs qui l’avaient fait agir.

S’il se connaît lui-même le moins du monde, il n’a été poussé que par un seul motif, le désir de découvrir la vérité ; un fait semble prouver qu’il en est réellement ainsi, c’est que non-seulement, il n’a jamais été accusé d’avoir dénaturé les arguments de ses adversaires, mais qu’au contraire, en mainte occasion, on l’a loué de la parfaite exactitude avec laquelle ces arguments ont été présentés. A son grand regret, il doit le dire, la conduite de ses adversaires a été bien différente, ses vues ayant été la plupart du temps exposées d’abord inexactement, pour avoir ainsi un premier moyen de réfutation. Il espère, cependant, qu’à l’avenir on adoptera un autre procédé, et que ceux qui le critiquent, se persuaderont que « malgré les prétentions si fréquemment mises en avant par les hommes d’État et les économistes, plusieurs des parties les plus intéressantes des sciences qu’ils professent sont très-imparfaitement comprises, que l’art important d’appliquer ces sciences aux affaires de la vie pour produire la plus grande somme de bien permanent, fait peu de progrès, et que cet art est à peine sorti de l’enfance[6] »

S’ils avaient quelque doute sur l’exactitude de l’opinion émise en ce moment, sur l’état actuel de la science économique, qu’ils jettent encore les yeux sur l’ouvrage de l’un des plus éminents économistes modernes, ils y verront qu’il demande s’il y a lieu d’être surpris, « au milieu de tant de prétentions rivales, de tant d’exigences contradictoires, d’une masse aussi inextricable de vérités et d’erreurs, que la science ait fait un temps d’arrêt ; qu’elle n’a fait que reconnaître sa voie ; que sa marche a été chancelante et pleine d’hésitation[7]. » Quant à lui, sa marche n’était pas incertaine. Apercevant les nuages épais dans lesquels s’enveloppait la science, il proclama sa résolution bien arrêtée de chercher à ne pas augmenter « l’obscurité, qui, d’après son propre aveu, existait manifestement. » Voilà ce que reconnaissent hautement les hommes qui ont conquis une position éminente parmi les professeurs de la science sociale ; et cependant, parmi leurs adeptes, il se trouve des individus d’une expérience relativement insignifiante, qui traitent avec un suprême dédain la conception de toute idée nouvelle[8].

L’auteur voudrait que ces individus demeurassent bien persuadés de ce fait, que dans toutes les branches de la science, l’orthodoxie de la génération existante n’est que l’hérésie de la génération qui l’a précédée, la plupart des idées soutenues aujourd’hui par eux et considérées comme incontestables, ayant été, et même tout récemment, traitées comme complètement absurdes[9]. Les disciples de Ptolémée, voyant le soleil tourner autour de la terre et trouvant dans les Écritures la preuve de ce fait, avaient les plus fortes raisons pour croire que l’exactitude de pareilles doctrines était hors de contestation. Copernic fut donc considéré comme hérétique et Galilée contraint de se rétracter ; et pourtant c’est la doctrine établie aujourd’hui dans les écoles, c’est celle du mouvement de la terre. Puisqu’il en a été ainsi dans le passé, il peut en être de même à présent, les doctrines économiques le plus généralement admises aujourd’hui comme vraies tombant dans l’oubli, pour aller prendre place à côté du système de Ptolémée.

Un auteur éminent de notre époque a dit avec raison : « Que tout individu doit naturellement regarder ses opinions personnelles comme justes ; car s’il les regardait comme fausses, elles cesseraient bientôt d’être ses opinions ; mais qu’il y a une énorme différence, entre se regarder comme infaillible et être fermement convaincu de la vérité de sa croyance. Lorsqu’un individu, dit-il, réfléchit sur une certaine doctrine, il peut être pénétré de la complète conviction qu’il est improbable, ou même impossible, qu’elle soit erronée, et il peut éprouver le même sentiment en ce qui concerne toutes ses autres opinions, s’il en fait l’objet de ses réflexions isolées. Et cependant, lorsqu’il les considère dans leur ensemble, lorsqu’il réfléchit qu’il n’existe pas un seul individu sur la terre qui soutienne collectivement les mêmes opinions, lorsqu’il porte ses regards sur l’histoire ancienne et sur l’état actuel de l’espèce humaine, et qu’il observe les croyances si variées des siècles et des nations, les manières diverses de penser des sectes, des corporations et des individus, les idées autrefois soutenues fermement, et aujourd’hui abandonnées, les préjugés jadis régnant généralement qui ont disparu, et les interminables controverses causes de division entre les hommes qui avaient fait, de la conquête de la vérité, l’affaire de leur vie ; lorsque ce même individu vient encore à considérer, qu’un grand nombre de ses semblables ont eu une conviction de la justesse de leurs sentiments respectifs égale à la sienne, il ne peut se refuser à cette évidente conclusion : qu’il est presque impossible qu’à ses propres opinions, il ne se mêle quelque erreur ; qu’il est infiniment plus probable qu’il a tort sur quelques points, que raison sur tous[10]. »

Tout ce que désire l’auteur de cet ouvrage, c’est que ses arguments soient loyalement pesés, et qu’à cet effet, le lecteur se corrobore lui-même en faisant quelque effort, et prenant à certains égards, la résolution d’admettre, sans prévention, toute conclusion qui lui paraîtra basée sur des observations faites avec soin, et des arguments logiques, lors même qu’ils seraient d’une nature contraire aux idées qu’il peut s’être formées, ou avoir admises à l’avance, sans examen, sur la foi d’autrui. « Un tel effort, dit John Herschell, est le commencement de la discipline intellectuelle, qui forme l’un des buts les plus importants de toute science. C’est le premier pas fait vers cet état de pureté mentale, qui seul peut nous rendre capables d’une perception complète et constante de la beauté morale, aussi bien que de l’adaptation physique. C’est l’euphraise et la rue qui doivent servir à éclaircir notre vue avant que nous puissions percevoir et contempler, tels qu’ils sont, réellement, les traits de la nature et de la vérité[11]. »

Dans ces efforts tentés aujourd’hui pour démontrer l’universalité des lois naturelles, l’auteur a profité beaucoup des idées que lui ont fourni deux de ses amis, l’un d’eux est M. Peshine Smith dont il a parlé plus haut, l’autre est le docteur William Elder, son compatriote ; il les prie tous deux aujourd’hui, d’accepter ses remerciements.

Philadelphie, 10 février 1858.




Malgré la parfaite harmonie de tous les principes, dont nous avons retracé plus haut le développement graduel, il existe cependant une profonde différence entre les premiers et les derniers ouvrages de l’auteur, en ce qui concerne la politique nationale, recommandée comme indispensable pour permettre à ces principes de se développer dans toute leur plénitude. Dans les premiers, il se présente comme l’adversaire de toute espèce de réglementation, ayant pour objet l’intervention dans les échanges avec l’étranger, sa croyance à l’universalité des grandes lois naturelles l’ayant conduit même à rejeter cette idée de J.-B. Say : « que la protection accordée dans le but de favoriser un emploi avantageux du capital et du travail, peut devenir profitable au bien général. » Dans les derniers, il a admis qu’il s’était trompé à cet égard, de nouveaux développements de principes, à la recherche desquels il s’est livré, l’ayant conduit à sentir la nécessité absolue de l’exercice de ce pouvoir régulateur de la société, relativement à ces échanges, qui depuis, a été si bien décrit par M. Chevalier comme indispensable au développement des facultés humaines, et à l’accroissement de l’État en richesse, en force et en puissance[12].

Comme il paraît nécessaire de rendre compte d’un semblable changement d’idées, le lecteur nous excusera peut-être de réclamer en ce moment son attention, pour lui en présenter ici les causes dans une courte explication.

A l’époque de la publication de ses premiers ouvrages (de 1835 à 1840), il avait eu peu d’occasions d’étudier, dans son pays, l’effet des systèmes de libre-échange et de protection, les deux tiers de la période entière de l’existence nationale s’étant écoulés au milieu d’une série non interrompue de guerres européennes, qui avaient produit une demande artificielle de services relativement aux navires et aux trafiquants américains, et aux matières premières du sol américain. Le système recommandé au monde par les écrivains de l’école anglaise du libre-échange, avait été alors tout récemment adopté par le gouvernement fédéral, son adoption ayant été suivie d’une prospérité apparente, qui semblait fournir une preuve concluante de la justesse d’opinion de ceux qui s’attachaient à cette idée ; « que le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins, » et particulièrement en matière d’échanges internationaux. Cependant cette prospérité s’évanouit bientôt, les crises monétaires se succédèrent, jusqu’au moment où enfin la confiance disparut presque complètement, et le commerce fut presque entièrement anéanti, en même temps que des particuliers, des villes, et l’Union en masse, ses routes et ses établissements de banque, n’offrirent plus aux regards que le spectacle de la banqueroute, et de la ruine la plus complète.

Tel était l’état des choses, à l’époque où fut promulgué le tarif hautement protecteur de 1842. A peine était-il passé à l’état de loi, que la confiance reparut et que le commerce se ranima, premiers pas vers le retour du pays tout entier dans le plus court délai, à un état de prospérité, auquel on n’avait encore vu jusqu’alors rien de comparable. En constatant que ces faits si remarquables étaient en complète opposition avec la théorie du libre-échange, l’auteur fut amené à étudier les phénomènes qui s’étaient présentés pendant la période de ce même libre-échange de 1817 à 1824, et pendant la période de protection inaugurée en 1825, et close en 1834 ; la première aboutissant à une banqueroute ruineuse, semblable à celle qui s’était manifestée de nouveau en 1842, et la seconde, donnant au pays un état de prospérité tel, qu’il s’est réalisé une seconde fois en 1846. En portant donc ses regards hors de son pays, il s’aperçut que les phénomènes offerts par le spectacle des autres nations, se trouvaient précisément d’accord avec ceux qu’il avait observés dans son pays, les sociétés protégées accomplissant de constants progrès en richesse et en force, tandis que les sociétés non protégées, marchaient aussi constamment vers l’anarchie et la ruine. Plus il étudia de semblables faits, plus il demeura convaincu que la théorie du libre-échange contenait en elle-même quelque grave erreur ; mais en quoi consistait cette erreur, où pourrait-on la découvrir ? Pendant plusieurs années, il fut hors d’état de formuler à cet égard une réponse satisfaisante, même pour lui-même.

Toutefois, en 1847, remarquant ce fait considérable, qu’en opposition complète aux doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne, l’œuvre de défrichement avait toujours commencé sur les terrains moins fertiles, et que c’était uniquement, à mesure que la population devenait plus compacte que les terrains plus riches pouvaient être soumis à la culture, l’auteur fut amené à étudier la cause de la tendance extraordinaire à la dispersion et à l’isolement dont l’existence était manifeste dans toute l’étendue des États-Unis et pour ainsi dire à toutes les périodes de sa vie nationale. Il lui fallut peu de temps pour être à même de se convaincre qu’on devait l’attribuer à un épuisement constant du sol, résultant de la dépendance des marchés étrangers pour la vente des produits bruts de la terre. Pour triompher d’une semblable difficulté, pour rendre au sol une nouvelle vigueur, pour que l’agriculture devint une science, et que les terres plus fertiles fussent soumises à la culture, il était nécessaire, ainsi qu’il le vit clairement, que les hommes pussent de plus en plus se réunir, au lieu de se trouver, comme aujourd’hui, de temps en temps contraints de s’isoler de leurs semblables. Pour arriver à combiner ainsi leurs efforts, il était indispensable qu’il y eût diversité dans les travaux qui rapprocheraient les consommateurs des producteurs. Produire cette diversité et créer un grand commerce national comme base d’un commerce étendu avec l’Étranger, tel était le but qu’on s’était proposé dans tous les pays qui avaient adopté les mesures de protection, et le résultat se révélait dans la richesse et la puissance croissantes de la France, de l’Allemagne et d’autres pays de l’Europe continentale, comparées avec la décadence, sous ce double rapport, dans tous ceux où l’on avait imposé le système anglais du libre-échange. L’expérience subie en Amérique avait concordé parfaitement avec ces faits, la prospérité ayant été la compagne invariable du système protecteur, tandis que chaque période de libre-échange avait abouti à une banqueroute générale et à la ruine. En voyant ce qui arrivait, il devint évident pour lui que là, comme ailleurs, on avait eu recours à la protection, comme mesure de résistance à ce système vexatoire sous l’empire duquel l’industrie manufacturière tend à se centraliser de plus en plus dans une seule petite île ; et il n’hésita plus, dès lors, à admettre qu’il s’était trompé, ni à exprimer sa croyance, que c’était par l’adoption de mesures protectrices que nous devions, finalement, obtenir une complète liberté commerciale. Cette croyance s’est fortifiée à chaque heure qui s’est écoulée depuis, ainsi que pourront s’en apercevoir ceux qui voudront bien comparer la manière dont il l’a exprimée et les faits sur lesquels elle s’appuie dans le présent ouvrage, avec ceux du volume où il annonçait cette découverte de la loi qui régit l’occupation des divers terrains, découverte qui l’avait conduit d’abord à voir qu’une agriculture réelle suivait toujours, et jamais ne précédait, l’établissement d’une industrie diversifiée, et que, conséquemment, la protection était une question agricole et non industrielle[13].

Philadelphie, 18 octobre 1860.

  1. V. Carey, Principes d'économie politique. Philadelphie, 1837-40.
  2. V. Bastiat, Harmonies économiques. Paris, 1850
  3. « Carey et après lui Bastiat ont inauguré une formule, à posteriori, que je crois destinée à être généralement adoptée ; et il est très-regrettable que le dernier se soit borné à ne l’indiquer que d’une façon incidente, au lieu de lui reconnaître toute l’importance que le premier lui a donnée à si juste titre. Lorsqu’on apprécie l’équilibre entre le coût d’une denrée pour soi-même et son utilité pour ses semblables, il peut intervenir mille circonstances ; et il est désirable de savoir s’il n’existe pas parmi les hommes, une loi, un principe d’une application universelle. L’offre et la demande, la rareté, l’abondance, etc., sont toutes, à cet égard, des considérations insuffisantes et sujettes à de continuelles exceptions. Carey a remarqué, et avec une grande sagacité, que cette loi est le travail épargné, le prix de reproduction, idée que je considère comme très-heureuse. Il me semble qu’il ne peut surgir aucun cas où l’homme ne soit décidé à faire un échange et dans lequel, en même temps, cette loi ne trouve son application. Je ne donnerai point une certaine quantité de travail ou de peine matérielle, si l’on ne m’offre, en échange, une utilité équivalente ; et je ne regarderai point cette utilité comme équivalente, si je n’aperçois qu’elle m’arrive, en me coûtant moins de travail qu’il ne serait nécessaire pour la produire. Je regarde cette formule comme très-heureuse ; en effet, tandis que d'un côté elle conserve l'idée de prix, à laquelle l'esprit se reporte constamment, elle évite, d'un autre côté, l'absurdité à laquelle nous conduit cette théorie qui prétend voir, en toute occasion, une valeur équivalente au prix de production ; et finalement elle démontre, d'une façon plus complète, la justice essentielle, à laquelle nous obéissons dans nos échanges. » (Ferrara. Bibliothèque de l'économiste, tome XII, p. 117).
  4. «Les bas salaires, par suite de la concurrence, font baisser le prix des produits auxquels l'ouvrier travaille ; et ce sont les consommateurs des produits, c'est-à-dire la société toute entière, qui profitent de leur bas prix ; si donc, par suite de ces bas prix, les ouvriers indigents tombent à sa charge, elle en est indemnisée par la dépense moindre qu'elle fait sur les objets de sa consommation. » (J. B. Say, Traité d'économie politique, livre II, chap. vii, p. 379. Paris, Guillaumin, 1841, gr. in-8°.)

    On suppose ici que la société profite d'un état de choses qui appauvrit l'ouvrier et le réduit à l'hôpital. Les intérêts du chef d'industrie et ceux des ouvriers qu'il emploie étant identiques, un pareil état de choses ne peut exister.

  5. V. Le Passé, le Présent et l'Avenir. Philadelphie, 1848.
  6. Principes d'économie politique, de Mac Culloch, trad. par Augustin Planche, sur la 4e édit. 2 vol. in-8. Paris, Guillaumin, 1851. Préface de la 3e édit. anglaise, pp. 14-15.
  7. Rossi. Cours d'économie politique. Tom. II, p. 14.
  8. A cet égard, le présent n'est que la répétition du passé, ainsi que le prouve cette déclaration de Newton : « L'homme, dit-il, doit se résoudre à ne publier aucune idée nouvelle, ou devenir esclave s'il veut la défendre. »
  9. La croyance à cette opinion, que le soleil ne peut être un monde habitable, a été poussée si loin qu'un savant fut déclaré par un médecin, atteint de folie, pour avoir adressé à la Société royale d'Angleterre un mémoire où il soutenait que la lumière du soleil émane d'une aurore dense et universelle, qui peut donner une lumière abondante aux habitants de la surface inférieure, et que cependant elle se trouvait placée, au-dessus d'eux, à une distance assez considérable pour ne pas se trouver au milieu d'eux ; qu'il pouvait y exister de l'eau et des terrains secs, des collines et des vallées, de la pluie et du beau temps ; et que la lumière et les saisons devant être éternelles, le soleil pouvait se concevoir facilement comme étant, de beaucoup, le lieu d'habitation le plus heureux dans le système du monde.

    Moins de dix ans après que cette idée, en apparence absurde, eût été considérée comme une preuve de folie, elle était soutenue par William Herschell, comme une opinion rationnelle et probable, qui pouvait se déduire de ses propres observations sur la structure du soleil. (David Brewster).

  10. Essai sur la publication des opinions. Sect. V.
  11. Traité d'astronomie, p. 1.
  12. Voir plus loin, tome III, chap. XXVI.
  13. Voy. le Passé, le Présent et l'Avenir, chap. III. Philadelphie, 1848. Lorsque fut offerte, pour la première fois, la nouvelle théorie de l'occupation de la terre à l'attention des économistes français, on protesta contre son admission, par ce motif qu'elle conduisait nécessairement à la protection. Voy. plus loin, tome III, chap. xxiv.