Principes de morale rationnelle/2-1-2

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Félix Alcan (p. 133-155).

II

On vient de voir que l’application du principe hédonistique permettait cette justification de la conduite que la raison réclame. Il sera plus aisé encore de montrer qu’elle donne satisfaction à la raison sur l’autre point dont il a été question au premier chapitre de cet ouvrage, je veux dire qu’elle permet l’unification de la conduite.

Pour que le principe hédonistique puisse servir à opérer l’unification de la conduite, il faut tout d’abord qu’il y ait entre les plaisirs une mesure commune, la quelle deviendra la mesure de la valeur des actions. Comment donc se fera la mesure des plaisirs ? Par la constatation interne, et immédiat, de l’adhésion plus ou moins complète qu’ils provoquent de la part du moi conscient ; pour parler le langage ordinaire, par le sentiment que l’on prendra directement de leur plus ou moins grande intensité. On sent qu’un plaisir est aussi intense qu’un autre, que tel plaisir est plus grand que tel autre, qu’à ce dernier il faut ajouter tel autre plaisir pour avoir l’équivalent de celui-là. La perception de l’égalité, de l’inégalité des plaisirs, de l’égalité d’une somme de deux plaisirs avec un troisième plaisir, permet de quantifier les plaisirs, de les soumettre à toutes les opérations que l’on opère sur les grandeurs. Et la commune mesure n’existe pas seulement entre les plaisirs, elle existe aussi entre les plaisirs d’une part et d’autre part les peines, celles-ci étant par rapport aux plaisirs des grandeurs affectées d’un signe négatif : car on sent qu’il est égal de se procurer tel plaisir et de fuir telle douleur[1].

Non seulement les plaisirs et les peines sont susceptibles de recevoir une commune mesure, mais ils sont partout présents dans notre vie. Il n’est pas d’état psychologique où l’élément affectif ne se mêle, pas d’action qui ne soit agréable, ou pénible, ou les deux à la fois. Et par là il apparaît que le principe hédonistique permet l’unification de la conduite. Proposons-nous comme règle de faire dans notre vie la somme des plaisirs le plus possible supérieure à celle des peines, ou la somme des peines supérieure à celle des plaisirs aussi peu que possible : il n’est pas une action que ce principe ne nous mette à même d’apprécier, pas une alternative qu’il ne nous mette à même de résoudre.

Bien entendu, l’application du principe hédonistique comporte l’élimination de la considération du temps. Bentham voulait que dans le calcul des plaisirs on tînt compte de l’éloignement plus ou moins grand de ces plaisirs. Il faut s’entendre à ce sujet. L’éloignement d’un plaisir a de l’importance pour autant qu’il détruit la certitude ou qu’il diminue la probabilité du plaisir en question : les prévisions à longue échéance, toutes choses égales d’ailleurs, sont moins sûres que les prévisions relatives à un avenir prochain ; et puis encore nous devons songer que nous sommes périssables, et que notre fin peut survenir à tout instant. Mais pour le reste, l’éloignement des plaisirs ne doit pas entrer en compte dans l’arithmétique hédonistique. Sans doute, on voit en fait les hommes préférer les biens présents aux biens futurs, et établir des échelles de dépréciation — qui sont d’ailleurs très diverses — pour ces biens futurs selon leur éloignement plus ou moins grand : c’est là une des causes qui donnent naissance au phénomène économique de l’intérêt[2]. Mais la dépréciation des biens futurs, dans la mesure du moins où elle n’est pas justifiée par l’incertitude de ces biens et par la pensée de la mort toujours imminente, est quelque chose de déraisonnable. Guidons-nous sur la raison : nous n’établirons aucune différence entre un plaisir qui s’offre à nous tout de suite et un plaisir que nous ne pourrons goûter que dans un certain temps[3].

La possibilité du calcul hédonistique en général n’a pas manqué d’être contestée. Green a soutenu qu’il ne pouvait pas être parlé d’une somme de plaisirs. Les plaisirs, dit-il, sont tels par ce qu’ils ont de particulier ; le plaisir en général n’est rien[4]. Mais si le plaisir en général n’était rien, comment cette notion aurait-elle été formée ? Les comparaisons qu’à chaque instant nous instituons entre des plaisirs différents donnent à Green le démenti le plus direct : comme l’a dit Kant, « les représentations des objets peuvent être de nature aussi diverse qu’on le voudra, le sentiment du plaisir est d’une seule et même espèce »[5].

Le même Green ne veut pas non plus qu’on parle d’une somme la plus grande possible de plaisirs, disant qu’une telle idée n’a pas plus de sens que celle de la plus grande quantité possible d’espace ou de temps[6]. Il oublie que comme l’espace et le temps, toutes les quantités peuvent être portées par la pensée à l’infini, sans qu’il soit interdit par là de concevoir pour ces quantités un maximum, quand on les considère par rapport à une quantité d’une autre espèce et finie : on peut parler d’une distance maxima franchissable dans un temps donné ; on parlera aussi bien de la somme maxima de plaisirs que nous pouvons obtenir dans le cours de notre vie.

Plus sérieuse, plus spécieuse à coup sûr que ces chicanes de Green est l’argumentation que M. Bergson a développée, non pas particulièrement contre l’idée d’une mesure des plaisirs, mais d’une façon générale contre la notion de l’intensité des états psychologiques. Cette argumentation, s’il fallait l’accepter, ruinerait complètement l’hédonisme ; c’est pourquoi il est nécessaire de l’examiner brièvement.

M. Bergson n’admet pas que l’on quantifie les états de conscience. Et il invoque, pour combattre une opinion qui s’appuie sur le sens commun, et que tous les philosophes ont reçue, la raison suivante : à savoir qu’il n’y a de mesure possible que là où il peut y avoir superposition de la chose à mesurer avec un étalon, que la notion de quantité est une notion purement spatiale, et que c’est recevoir une notion contradictoire que d’imaginer une quantité inétendue, comme devraient être les états de conscience[7].

Cette critique, qui se résume, comme on voit, dans une objection, se complète d’une explication que M. Bergson propose de l’illusion par laquelle il nous semble que les états psychologiques sont plus ou moins intenses. À cette illusion, M. Bergson voit des sources multiples. Tantôt le sentiment de l’intensité de l’état psychologique est produit par la pensée que la cause extérieure de cet état est — cette fois-ci au sens vrai du mot — plus ou moins grande. Tantôt un état psychologique paraît plus intense qu’un autre parce qu’il est plus complexe, qu’il pénètre et qu’il teinte davantage toute la conscience. Ces causes diverses, d’ailleurs, se combinent toujours avec la tendance générale que les nécessités de la vie pratique, de la vie sociale ont créée en nous, et qui nous porte à tout penser dans l’espace.

De cette discussion, de ces analyses de M. Bergson il y a beaucoup à retenir. Oui sans doute, l’intensité que nous attribuons à une sensation dépend souvent, au moins pour partie, de la grandeur que nous voyons ou que nous supposons à la cause extérieure de cette sensation. Et il est vrai encore que bien souvent l’échelle quantitative que nous dressons avec les états de conscience d’une certaine catégorie est une sorte de transposition d’une série qualitative. Mais devons-nous accorder à M. Bergson tout ce qu’il demande ?

Ce qui met en défiance, tout d’abord, contre la théorie de M. Bergson, c’est l’opposition absolue que celui-ci s’applique à établir entre cette théorie et la conception courante. M. Bergson veut qu’entre le quantitatif et le psychologique il n’y ait aucun rapport. S’il en est vraiment ainsi, sera-t-il possible d’expliquer parfaitement, comme il faut que l’on puisse faire, l’illusion universelle par laquelle nous concevons les états de conscience comme plus ou moins « grands » ? M. Bergson pourra-t-il jeter un pont sur l’abîme qu’il a creusé ?

Mais voyons l’argument sur lequel M. Bergson fonde sa condamnation de la conception commune : cet argument ne me semble pas décisif. M. Bergson veut qu’il n’y ait de mesure que par la superposition dans l’espace. J’accorderai que seule une mesure ainsi opérée a une précision rigoureuse. Il me paraît cependant que cette mesure n’est pas la seule possible, et qu’il y a deux échelles, deux séries quantitatives — et non étendues — où l’on pourra ranger les états de conscience.

La première de ces échelles est celle que détermine entre les sensations, et d’une manière tout à fait générale entre les phénomènes psychologiques la place — ce n’est ici, bien entendu, qu’une façon de parler — que ces phénomènes occupent dans notre conscience. Le nombre des phénomènes qui peuvent se produire simultanément dans notre conscience n’est pas infini, tant s’en faut ; et il est aisé d’observer, en outre, que certains phénomènes accaparent toute notre attention, que ceux qui ne sont pas tels permettent la présence simultanée d’un nombre plus ou moins grand d’autres phénomènes. Par là il sera permis de dire que telle sensation, que tel fait de conscience est plus intense qu’un autre. Un coup de canon éclatant près de moi fait un bruit plus intense que le ruisseau qui coule : c’est que le bruit du canon envahit tout mon être, ne laisse plus rien subsister d’autre en moi, au lieu que je puis, entendant le murmure du ruisseau, entendre d’autres bruits en même temps, voir, sentir, rêver. Cette espèce d’intensité, d’ailleurs, dont je parle ici peut être de deux sortes : tantôt elle appartient à des états qui apparaissent à la conscience comme simples ; tantôt elle appartient à des états complexes, auquel cas elle peut résulter de cette complexité même.

Une deuxième échelle sera établie, par exemple, entre les tendances considérées comme des forces impulsives : et il est aisé de constater qu’on l’établira plus aisément que la première. Pour voir les places respectives que deux phénomènes psychologiques occupent dans la conscience, nous ne pouvons procéder autrement que par une comparaison intuitive, qui ne nous donnera que des renseignements très imprécis. Il y a, au contraire, un moyen sûr de décider si une tendance est plus forte qu’une autre : c’est de constater, quand ces deux tendances sont en concurrence, laquelle des deux l’emporte sur l’autre : ici, la simultanéité des deux phénomènes n’est que temporaire ; il faut qu’à la fin l’un des deux soit éliminé, ou condamné à demeurer inefficace, et ce refoulement montre justement qu’il est moins « intense ».

Je laisse de côté la question de l’intensité du désir, puisque, comme on l’a vu plus haut, le désir est quelque chose de composite, où entre à la fois la tendance en tant que force impulsive et l’attrait du plaisir ; j’arrive à l’intensité du plaisir. Cette intensité est, non point pareille tout à fait à la précédente, mais du même ordre cependant : elle se mesure de la même manière. Affranchissons-nous des impulsions aveugles qui agissent sur nous ; cela fait, mettons-nous en face de deux plaisirs : celui des deux vers lequel notre moi, ayant pris cette attitude, penchera invinciblement, celui-là pourra être dit le plus intense.

Toutefois contre cette façon de procéder, contre ces conceptions M. Bergson réserve une objection. J’ai pris pour accordé que plusieurs états pouvaient être donnés à la fois dans la conscience, et j’ai institué des comparaisons entre ces états. Cette méthode est-elle légitime ? M. Bergson, sans nier absolument que la I. Un plaisir peut être plus intense qu’un autre, en définitive, de deux manières : il peut être plus intense en ce sens qu’il tiendra plus de place dans la conscience, et il peut être plus intense en tant que plaisir, c’est-à-dire en ce sens qu’il sera plus agréable. Cette distinction est d’une grande importance. C’est en partie sans doute pour ne pas l’avoir vue que Stuart Mill s’est engage dans sa théorie malheureuse de la qualité des plaisirs. Sidgwick, lui, n’a pas manqué à la faire (Methods of ethics, I, 7, §2, p.89). conscience soit une multiplicité, assure du moins que cette multiplicité est d’une espèce toute particulière, qu’elle n’a rien de commun avec la multiplicité spatiale, et qu’on ne peut pas séparer les états de conscience, les nombrer.

La démonstration que M. Bergson fournit de cette nouvelle thèse, pour si engageante qu’elle soit, ne me semble pas plus convaincante que celle qui a été discutée plus haut. On ne compte des objets, dit M. Bergson, que dans l’espace : si on ne fait pas abstraction, en effet, de leurs différences, on ne les compte pas, on les perçoit simultanément ; fait-on abstraction des différences individuelles ? alors sans doute on compte, mais on cesse de distinguer les objets, on juxtapose les représentations successives ; et une telle juxtaposition ne peut être opérée que dans l’espace[8]. À quoi l’on peut répondre : est-il donc impossible, considérant une multiplicité d’objets, d’apercevoir à la fois leur identité essentielle — ce qui est nécessaire pour les compter — et les différences qui donnent à chacun d’eux son individualité ? Si cela n’est pas impossible, si, comme il me paraît, les choses se passent bien ainsi, tout l’argument de M. Bergson tombe. Il ne sera plus besoin de juxtaposer les unités dans l’espace pour les compter : les unités spatiales elles-mêmes pourront être nombrées en dehors de l’espace ; et la catégorie du nombre s’appliquera aux phénomènes psychologiques comme aux choses matérielles.

Tout ce qui demeure, en définitive, de la théorie de M. Bergson, c’est que les états que l’on distingue dans la conscience en un moment donné ne sont pas séparés les uns des autres comme les objets matériels dans l’espace ; c’est que la conscience — à la différence de l’espace, lequel est multiplicité pure — est unité en même temps que multiplicité ; c’est que les états psychologiques se pénètrent les uns les autres, à des degrés d’ailleurs très divers. Cette interpénétration des états psychologiques, au reste, le calcul hédonistique devra en faire abstraction, tout au moins jusqu’à un certain point. Mais en cela il ne méconnaîtra pas, comme M. Bergson l’enseigne, le moi « profond », le moi « réel » ; procédant ainsi pour donner satisfaction aux exigences de la raison, il permettra au contraire de réaliser le moi dans la mesure du possible.

Les théories de M. Bergson écartées, qui tendent à nier toute possibilité d’une mesure des plaisirs, il y a lieu de se demander si parmi les biens que nous pouvons rechercher il n’existe pas, du moins, des catégories incommensurables. La possession de certains biens est pour nous la condition nécessaire de l’acquisition de tels autres biens : ne sera-t-il pas impossible, dès lors, d’établir une comparaison entre ceux-là et ceux-ci ?

Cette question, si on l’approfondit tant soit peu, appelle une réponse négative. Un bien non indispensable A doit-il être acquis par nous pour que nous puissions nous procurer un autre bien de même espèce a ? Tout ce qui en résultera pour le calcul hédonistique, c’est que le bien A pourra figurer seul dans ce calcul, et que le bien a n’y pourra jamais figurer que précédé de A. Il en va pareillement si l’on compare ensemble des biens indispensables et des biens non indispensables. Dans le calcul hédonistique, sans doute, il ne pourra jamais être question de mettre un bien de première nécessité — j’entends un bien qu’il nous faut acquérir sous peine de mourir — en balance avec un bien de l’autre espèce dont on devrait jouir plus tard : l’hypothèse est contradictoire[9]. Mais cette hypothèse mise à part, rien ne s’oppose à ce que l’on donne une commune mesure aux deux catégories de biens distinguées ci-dessus.


Il n’y a pas d’objection fondamentale contre le calcul hédonistique ; mais la pratique de ce calcul se heurte à des difficultés graves et nombreuses.

La première de ces difficultés tient à ce que les plaisirs ne sont pas, tant s’en faut, invariables, à ce que la même action, la même pensée ne nous procurent pas toujours la même quantité de plaisir. L’individu ne peut pas une fois pour toutes accoler à chaque acte un nombre qui exprimerait le plaisir ou la peine dont cet acte est accompagné. Le plaisir et la peine sont liés à des conditions physiologiques, souvent, qui sont éminemment instables, qui changent entre la jeunesse et la vieillesse, la santé et la maladie, entre une heure du jour et une autre. Ils sont liés, d’autre part, à des conditions psychologiques qui sont plus variables encore que les précédentes. Dans les conditions physiologiques du plaisir et de la peine il y a — à prendre les choses en gros, et en négligeant les états anormaux — un rythme qui se développe à travers toute la vie, ou encore une périodicité annuelle ou quotidienne ; dans le cours de nos pensées, au contraire — surtout si l’on considère des individus d’une vie psychique un peu riche —, dans les tonalités successives de notre esprit il y a une diversité infinie, une perpétuelle instabilité : et ces pensées, ces tonalités de l’esprit qui se succèdent sans cesse font que nous sentons tantôt plus, tantôt moins les plaisirs, les peines consécutives de telle ou telle action, que ce qui nous était agréable à un moment donné nous devient pénible à un autre moment, et inversement. C’est là une vérité qui fut connue de tout temps, mais que M. Bergson a mise en pleine lumière et à laquelle il a donné une expression nouvelle quand, combattant l’ « atomisme psychologique », il a parlé de l’interpénétration des états psychologiques, et qu’il a défini par cette interpénétration la conscience, la réalité spirituelle.

Insisterai-je, d’autre part, sur l’imprécision qui ne peut manquer d’accompagner la mesure des états psychologiques ? Il en a été déjà dit quelques mots plus haut. J’ai noté qu’une mesure qui ne s’opérait pas par la superposition dans l’espace était condamnée à demeurer bien imparfaite. Pour constater qu’un plaisir est plus grand qu’un deuxième plaisir, il faut que je me mette en présence de l’un et de l’autre à la fois : réussirai-je à partager également mon attention entre les deux ? Bien mieux, je ne puis décider entre eux qu’à la condition de les supposer incompatibles — d’une certaine manière —. En conséquence, je serai obligé de recourir à mon imagination pour les comparer ensemble : mais l’imagination me les présentera-t-elle dans toute leur vivacité réelle ? cela est vrai peut-être pour les plaisirs d’origine intellectuelle : les plaisirs « du corps », au contraire, ne se laissent imaginer que très difficilement, il faut, pour qu’on se les représente tels qu’ils sont, que les conditions physiques auxquelles ils sont liés soient réalisées complètement.

Est-il besoin, maintenant, de parler de tous ces états affectifs secondaires qui précèdent et qui suivent les états affectifs que l’on voudra considérer ? Un plaisir futur que l’on attend, que l’on espère, nous procure dans le présent, selon sa nature, selon notre caractère, du plaisir ou de la peine, et il nous donnera encore, après que nous l’aurons goûté, du plaisir ou de la peine, voire les deux à la fois. Parlerai-je, également, de la difficulté que nous avons à prévoir les conséquences de nos actions, et de la multiplicité infinie de ces conséquences, de celles-là mêmes qui nous intéressent ? Ce sont toutes choses que l’on connaît assez et sur lesquelles on peut négliger de s’appesantir. Elles condamnent, comme les précédentes, le calcul hédonistique à demeurer grossier ; elles ne sont pas contradictoires avec le principe de ce calcul.


Il me reste, pour terminer ce chapitre, à fournir quelques explications complémentaires sur la manière dont doit être pratiquée l’arithmétique des plaisirs. Cela me permettra de dissiper certaines préventions qui existent contre l’hédonisme, d’écarter certaines objections qu’on adresse à cette doctrine.

Tout d’abord, quand on propose la recherche du plaisir comme principe directeur de la conduite, il faut entendre que le mot plaisir est pris dans son sens le plus général. On distingue parfois le plaisir de la joie, du bonheur, de la béatitude. Mais il est encore plus conforme à l’usage de réunir ces différents états sous la dénomination générique de plaisir ; et c’est ce que fait l’hédonisme.

M. Höffding, avec Nietzsche, voit dans la « volonté de puissance » le ressort primordial de notre activité, et il montre, par de fines analyses, que ce ressort est aujourd’hui encore aussi important que le sentiment qui nous porte à rechercher la jouissance[10]. Mais la satisfaction donnée à la « volonté de puissance » est une source de plaisirs très abondante, par cela même que la « volonté de puissance » est une des tendances les plus impérieuses de notre nature. Et ainsi l’hédonisme pourra très bien, il devra reconnaître à cette tendance le droit de se satisfaire.

Voici d’autre part M. Cresson qui, croyant constater que le Philémon de la fable a eu plus de bonheur que Néron, se fonde là-dessus pour assurer que le bonheur n’est pas dans la quantité des plaisirs[11]. Mais cette proposition n’a de sens qu’à la condition qu’on réserve arbitrairement le nom de plaisir pour une certaine catégorie de plaisirs. Le bonheur ne peut se mesurer que par l’excès des plaisirs sur les peines ; et si Philémon a été vraiment plus heureux dans sa vie que Néron, c’est nécessairement qu’il a goûté plus de plaisirs. M. Cresson estime-t-il donc à rien toute la joie que Philémon a retirée de la tendresse de Baucis pour lui, de son amour pour Baucis, du sentiment de la tranquillité de son existence et de la pureté de sa conscience ?

L’erreur de M. Cresson a sa source tout d’abord dans certaines façons courantes de parler : on vante la modération des désirs, on dit de nos désirs qu’ils s’enflent, qu’ils se réduisent, proportionnant ainsi les désirs non pas à l’intensité qu’ils ont en tant qu’états psychologiques, mais à l’éloignement, à la difficulté plus ou moins grande du but où ils tendent ; par là on est entraîné à déclarer plus grands des plaisirs qui ne sont que plus rares et d’un accès plus malaisé.

L’erreur de M. Cresson s’explique aussi et s’explique principalement par une vue théorique à laquelle il est attaché, et qu’il importe d’examiner. M. Cresson pense — et c’est là d’ailleurs une idée très répandue — que le vrai bonheur est dans le contentement — c’est-à-dire dans la satisfaction de tous les besoins de l’être —, non dans la grande quantité des plaisirs que l’on goûte. Pour M. Cresson, deux hommes contents de leur sort sont également heureux, quelle que soit la quantité de leurs plaisirs ; un homme content est plus heureux qu’un homme qui ne l’est pas, quand même l’excès des plaisirs de celui-ci sur ses peines ferait une quantité supérieure aux plaisirs de l’autre. Et M. Cresson justifie sa thèse en disant que le bonheur est une chose toute subjective, qu’on est heureux juste autant qu’on croit l’être, et qu’on est heureux autant que possible quand on ne manque de rien, quand on ne voit rien à désirer. Si, ne vivant pas dans le contentement, nous préférons néanmoins notre sort à celui du pourceau, lequel goûte le parfait contentement, c’est là le résultat d’une illusion ; nous nous mettons, pour décider ainsi, à la place du pourceau, nous transportons en lui nos besoins, nos désirs, et nous imaginons alors que les plaisirs dont il jouit ne nous satisferaient pas[12].

Cette argumentation est loin d’être décisive ; il n’est pas besoin, pour que je déclare mon lot préférable à celui du pourceau, que je transporte dans le pourceau les aspirations qui me sont propres. Le bonheur est subjectif, cela veut dire qu’il ne peut être mesuré que par ce que sent l’individu à qui on l’attribue ; mais cela n’empêche nullement que le bonheur qu’un individu connaît et au delà duquel il ne conçoit rien puisse être inférieur à tel autre bonheur : n’arrive-t-il pas que des gens qui se croyaient parfaitement heureux se trouvent un jour, par suite d’un changement survenu dans leur vie, plus heureux encore qu’ils n’étaient auparavant ?

D’ailleurs les conclusions pratiques auxquelles M. Cresson aboutit impliquent, quoi qu’il en ait, l’acceptation de cette manière de voir. M. Cresson ne nous recommande pas l’anéantissement dans le nirvâna, l’abolition de la conscience. Il veut que nous travaillions à supprimer en nous tous les désirs, toutes les tendances — ce sont des causes de non-contentement — pour ne laisser subsister que le sentiment du contentement. Il attache donc un prix à ce sentiment ; mais pourquoi y attacherait-il un prix, sinon parce qu’il est agréable ? et si le prix de ce sentiment lui vient de ce qu’il est agréable, ne faudra-t-il pas établir une balance entre lui et les autres plaisirs ?

Ce que l’on doit accorder à la théorie qui réduit le bonheur au contentement, c’est que, pour estimer le bonheur d’un homme, il faut tenir compte de ses souffrances — de celles, notamment, qui résultent d’aspirations non satisfaites — en même temps que de ses plaisirs. En ce sens, on a pu avoir raison de dire que le sauvage est aussi heureux que bien des civilisés, avec une masse de plaisirs moindre. On accordera aussi que le sentiment du contentement est un plaisir spécial que l’on devra faire entrer dans le calcul hédonistique. Il peut du moins être un plaisir : car on sait que chez certaines natures et dans certaines situations le fait de ne plus rien avoir à désirer, de voir tous ses vœux comblés immédiatement, engendre la mélancolie et le dégoût de la vie. J’ajoute que le mécontentement de l’homme qui ne peut satisfaire ses désirs parce que ceux-ci sont trop élevés, s’il est une peine réelle, est compensé souvent, et au delà, par le sentiment d’orgueil qui l’accompagne : « qui veut faire dans la vie une moisson de bonheur et de tranquillité, dit Nietzsche, n’a qu’à se détourner toujours des voies de la culture supérieure »[13] ; l’allégresse, l’exaltation joyeuse que respirent la plupart des écrits de Nietzsche montrent que le bonheur, sinon la tranquillité, peut appartenir très bien à ceux qui recherchent cette culture.

Je viens d’indiquer la place qu’il convient de donner, dans le calcul hédonistique, au sentiment du contentement, et à tous ces plaisirs qui naissent du développement et de l’exaltation du moi. Il ne faut pas oublier de noter, à ce propos, que si, quand il est question de l’arithmétique hédonistique, on pense d’ordinaire aux plaisirs passagers, aux plaisirs qui suivent l’accomplissement d’une action, il y a aussi des plaisirs continus, et que ces derniers sont sans doute les plus importants : le plaisir du contentement, le plaisir de l’orgueil, que je mentionnais ci-dessus, appartiennent à cette catégorie ; qu’on y joigne ce plaisir, primordial de toutes les façons, qui naît de l’accomplissement normal des fonctions organiques et psychiques et du sentiment même de la vie.

Voici maintenant des complications qui se présentent quand on considère le calcul hédonistique, comme il est nécessaire de faire, d’un point de vue dynamique. On conçoit trop souvent que pour établir l’arithmétique des plaisirs il suffit de constater que certaines actions sont agréables, et d’autres pénibles. Les, adversaires de l’hédonisme, en particulier, interprètent ainsi cette doctrine. Guyau objecte à Bentham que la volonté modifie les plaisirs et les peines, que braver la douleur, par exemple, c’est l’étouffer, et il se flatte par là de « rendre impossible les calculs du déontologue »[14]. En réalité, il ne les a pas rendus impossibles, il nous a seulement mis en garde contre une façon vicieuse de les opérer. Le « déontologue », voulant peser les conséquences d’une action, trouve parmi ces conséquences une souffrance ; si vraiment la volonté peut diminuer celle-ci, la rendre moins intense qu’elle n’a été dans une circonstance passée, il lui donnera seulement cette grandeur à laquelle il lui est loisible de la réduire.

Ce n’est pas seulement sur les états affectifs eux-mêmes que la volonté peut avoir de l’influence, c’est aussi sur les tendances, sur ces dispositions auxquelles les états affectifs sont liés : la volonté modifie les états affectifs non seulement d’une manière directe, mais encore indirectement. Stuart Mill note avec raison que l’aptitude à goûter certains plaisirs a besoin d’être acquise, et qu’on peut aussi la perdre. Un homme, je suppose, n’a aucun plaisir à écouter la belle musique ; si moyennant une étude prolongée — c’est là une peine qu’il s’infligera — il doit arriver à comprendre la musique, à goûter par elle des plaisirs vifs et fréquents, il pourra lui être avantageux d’entreprendre cette étude. Il y a là, comme partout en morale, une question d’espèces : chaque individu doit mettre en balance d’une part le mal qu’il lui faudra se donner pour créer en lui telle tendance, telle disposition, et d’autre part les plaisirs qu’il se procurera par ce moyen ; il tiendra compte, pour cela, de ses facultés, du temps qui peut lui rester à vivre, et d’une série d’autres données encore.

Comme Stuart Mill, mais avec plus de force, Nietzsche a insisté sur l’importance qu’a dans la morale la considération des virtualités ; et comme cette considération ne comporte pas la certitude, il a parlé des risques que le « surhomme » devait courir, des expériences qu’il devait tenter perpétuellement. Et sans doute le surhomme ne travaille pas seulement pour lui-même ; il travaille aussi pour contribuer à produire une race supérieure. Mais même d’un point de vue individualiste, même en négligeant, en outre, ce plaisir particulier que les natures aventureuses puisent dans le risque, la conception de Nietzsche doit trouver sa place dans l’hédonisme : pour arriver à plus de bonheur il faut s’ingénier, il faut chercher, et il faut, tout d’abord, s’efforcer d’acquérir des aptitudes nouvelles.


La considération des virtualités apporte une complication dans le calcul hédonistique. Une autre complication naît du besoin que nous avons de nous mettre en état de suivre les indications de ce calcul. À quoi servira-t-il de savoir le chemin du bonheur, si notre raison est impuissante à se faire obéir, si des impulsions interviennent sans cesse pour nous détourner de ce que nous reconnaissons comme le meilleur ? Nous avons besoin de développer en nous la maîtrise de nous-mêmes : Socrate l’enseignait — lui, le fondateur de l’utilitarisme en même temps que de la morale philosophique — quand il présentait à ses disciples l’αὐτάρχεια comme la première condition du bonheur. Or pour s’assurer la domination de soi-même il y a deux méthodes : l’une, la méthode directe, consistera à pratiquer la réflexion, à prendre nettement conscience des exigences de la raison et des caractères qu’ont ces exigences ; la méthode indirecte, elle, consistera à s’abstenir de tous ces actes qui tendent à nous faire les esclaves de nos passions, de nos penchants. Un exemple montrera l’importance de la deuxième méthode, et les conséquences qui en peuvent résulter par rapport au calcul hédonistique. Les plaisirs sexuels sont parmi les plus vifs, et par là ils mériteraient d’être recherchés par l’hédoniste ; mais l’abus de ces plaisirs, sans parler de la passion tyrannique qu’il risque de développer en nous, diminue la résistance que d’une manière générale notre raison est en état d’opposer à nos diverses impulsions. Bien entendu, ici comme tantôt il faut s’attacher aux espèces : tels cas se présenteront où, en raison du peu de temps que l’individu a encore à vivre, ou pour tout autre motif, la privation qu’on s’imposerait et la peine réelle qu’on s’infligerait en entreprenant de lutter contre ses tendances excéderaient le surcroît de bonheur à obtenir. La remarque que je viens de faire n’en est pas moins vraie pour la plupart des cas, et elle a une importance capitale, trop évidente d’ailleurs pour que ce soit la peine d’y insister.


J’arrive à une dernière objection que l’on a adressée à l’hédonisme, et qui porte moins à vrai dire contre la vérité philosophique de cette doctrine qu’elle ne vise à montrer une difficulté dans l’application du principe hédonistique. On a dit bien souvent que poursuivre le bonheur, c’était se condamner à ne pas l’atteindre, que le bonheur comme la fortune est le lot de ceux qui ne courent pas après lui.

À cette objection on peut faire plusieurs réponses. Le bonheur fuit ceux qui le cherchent : c’est peut-être simplement qu’ils le cherchent là où il n’est pas, ou qu’ils le cherchent là où ils ne peuvent pas l’atteindre ; combien d’hommes usent leurs forces à vouloir obtenir des biens illusoires, ou inaccessibles, et négligent les biens réels qu’ils ont à leur portée !

D’autre part ce bonheur que nous poursuivons n’est-il pas gâté souvent, quand enfin nous y parvenons, par l’influence perçue ou secrète de l’idée religieuse qui proscrit la recherche du bonheur, par l’influence, encore, de la morale traditionnelle, laquelle regarde comme basse, sinon comme mauvaise, toute activité dirigée vers la satisfaction des besoins personnels ?

Sachons bien comprendre ce que l’hédonisme nous engage à vouloir ; adhérant à cette doctrine, débarrassons-nous des préjugés contraires qui peuvent subsister en nous ; alors sans doute la poursuite du bonheur ne nous empêchera pas de devenir heureux. Pareille chose arrive à l’égoïste, à celui chez qui le désir de la jouissance, le souci de l’intérêt individuel en général est une passion : c’est, vraisemblablement, parce que la passion, engendrant le trouble et l’inquiétude, est incompatible avec le bonheur. Mais l’hédoniste n’est point pareil à cet égoïste dont je viens de parler : s’il cherche son bien, ce n’est pas parce qu’il y est poussé par une force psychique irréfléchie, c’est parce que sa raison l’a convaincu qu’il ne pouvait mieux faire. Au contraire de l’égoïste, il est parfaitement maître de lui-même ; par là il est disposé à garder en toute circonstance sa sérénité, comme à trouver toujours suffisants les résultats — qui seront les meilleurs possibles — où il sera parvenu.

Que si, après ces observations, il subsistait encore quelque chose de l’objection qui nous occupe, si telle ou telle sorte de bonheur ne pouvait être acquise qu’à la condition de ne pas être recherchée, alors il serait facile à l’hédoniste, pénétré de la vérité de sa doctrine, de déterminer une fois pour toute la conduite que cette doctrine lui prescrit de suivre sur le point en question, pour suivre ensuite cette conduite en oubliant le principe sur lequel elle se fonde.

En définitive, aucune des objections que l’on a élevées contre l’arithmétique des plaisirs, aucune des difficultés qu’on y a trouvées ou que j’y ai vues moi même n’est de nature à nous faire écarter l’hédonisme. Celui-ci permet l’unification de la conduite comme il sert à la justifier : il satisfait à la fois les deux exigences essentielles de la raison pratique. S’il y a quelque autre solution du problème moral, c’est ce qu’il nous faudra examiner plus tard ; la conclusion de ce chapitre, c’est qu’à tout le moins, à considérer l’individu seul, en supposant qu’il n’ait à penser qu’à lui, l’hédonisme constitue une solution de ce problème.


  1. La méthode par laquelle j’indique que les plaisirs peuvent être mesurés semblera peut-être constituer, quand on la joint comme je fais au principe hédonistique, une sorte de cercle vicieux : en effet, je pose d’abord que la raison nous invite à rechercher les plaisirs les plus intenses, puis ensuite je mesure l’intensité des plaisirs à l’adhésion plus ou moins complète qu’ils déterminent chez le moi raisonnable. En réalité, le cercle n’existe pas : tout se ramène ici à cette constatation de fait que les fins de notre activité exercent sur le moi raisonnable un attrait plus ou moins fort, et que la force de cette attraction correspond précisément à ce qu’on appelle l’intensité du plaisir.
  2. Voir l’ouvrage de Böhm-Bawerk, Capital und Capilalzins, II, Positive Theorie des Capitales, 2° éd., Innsbruck, Wagner, 1902, et mon propre livre L’intérêt du capital, Paris, Giard et Brière, 1904.
  3. D’après M. Simmel (voir Einleitung, 4, 1. 1, pp. 357 sqq.), il y a quelque chose de fondé dans cette conception populaire qui veut que, pour estimer le bonheur d’un homme, il faille regarder particulièrement à la fin de sa vie. Mais la morale ne s’occupe que du futur, et comment serait-il raisonnable de faire des différences entre les divers moments de ce futur ? Ce qui est vrai, c’est qu’il faut prendre en considération tous les éléments du calcul hédonistique : il vaut mieux goûter un plaisir plus tard que plus tôt, si, goûté plus tôt, il doit laisser après lui des regrets ; comme aussi il vaut mieux le goûter plus tôt si ce plaisir — ceci peut arriver également — doit laisser après lui des souvenirs purement agréables.
  4. Introduction to Hume’s « treatise » , II, 7 (Works, Londres, Longmans et Green, 1885, t. I).
  5. Raison pratique, 1re partie, I, 1, scolie 1 du théorème 2 (pp. 34-35).
  6. Passage cité.
  7. Essai sur les données immédiates de la conscience, I, pp. 1-3, et passim.
  8. Données immédiates de la conscience, II, pp. 57-59.
  9. On ne peut pas non plus comparer deux biens de première nécessité dont la jouissance ne devrait pas être simultanée.
    Sur la question touchée ci-dessus, j’aurai à revenir au chapitre suivant.
  10. Esquisse d’une psychologie fondée sur l’expérience, trad. fr., 2e éd., Paris, Alcan, 1903, VI c, §§ 1-2.
  11. La monde de la raison théorique, Paris, Alcan, 1903, 2, § 8, pp. 161 sqq.
  12. Pp. 162-163. Cf. Höffding, Morale, 7, 3 (pp. 116-118).
  13. Humain, trop humain, I, § 277.
  14. La morale anglaise contemporaine, 2e partie, II, 2, § 1, pp. 230-232.