Principes de morale rationnelle/2-2-1

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Félix Alcan (p. 156-173).

CHAPITRE II

L’UTILITÉ GÉNÉRALE

I


Nous avons jusqu’ici isolé l’individu par l’abstraction. Il faut, maintenant, prendre en considération les rapports que cet individu entretient avec les autres êtres. Par là nous serons amenés à substituer au principe de l’utilité individuelle celui de l’utilité générale, à remplacer — pour parler le langage de certains philosophes[1] — l’hédonisme par l’utilitarisme. Il nous apparaîtra que la fin morale c’est, non pas notre bonheur personnel, mais le bonheur en général — le bonheur se mesurant, comme l’on sait, par l’excès des plaisirs sur les peines — ; qu’à intensité égale, le plaisir d’un de mes semblables, homme ou bête, a la même valeur devant la raison que le mien propre ; qu’ainsi la morale nous prescrit de vouloir la plus grande somme possible de bonheur pour l’ensemble des êtres capables d’éprouver du plaisir et de la peine[2].

Ç’a été la préoccupation on peut dire de tous les hédonistes modernes — cette préoccupation est fort peu apparente, au contraire, chez les hédonistes de l’antiquité — de passer du principe de l’utilité individuelle à celui de l’utilité générale, de faire de ce dernier, en définitive, la règle suprême de notre conduite.

Pour arriver à ce résultat, leur effort a tendu souvent à nous convaincre de l’identité de notre intérêt particulier avec l’intérêt général. Certains passages de Bentham donneraient à croire que pour lui cette identité pouvait être affirmée à priori : « si chaque homme, écrit-il, agissant avec connaissance de cause dans son intérêt individuel, obtenait la plus grande somme de bonheur possible, alors l’humanité arriverait à la suprême félicité » ; et ailleurs : « comment obtiendrait-on le bonheur de tous dans la plus grande proportion possible, si ce n’est à la condition que chacun en obtiendra pour lui-même la plus grande quantité possible ? »[3] Ces raisonnements semblent impliquer l’idée que les intérêts individuels sont complètement indépendants les uns des autres, que jamais le plaisir obtenu par l’un n’est enlevé à un autre : mais une telle conception est démentie par l’observation la plus familière.

On a enseigné encore que les intérêts individuels étaient unis par un lien de solidarité, que la recherche par un individu de son avantage propre était profitable en même temps aux autres membres de la société : cette thèse a été soutenue par les physiocrates au xviiie siècle, par les économistes de l’école de Manchester et par Spencer au xixe siècle[4]. Mais la thèse, le dogme, on voudrait dire, de l’économie politique « orthodoxe » et de l’évolutionnisme spencérien est aujourd’hui abandonné. Les socialistes l’ont sapé. M. Effertz a prouvé d’une manière décisive que, s’il y avait des harmonies entre les intérêts des différents individus et aussi entre les intérêts des individus et l’intérêt général — une société où de telles harmonies n’existeraient pas n’est aucunement possible —, il y avait aussi des antagonismes ; et il a distingué plusieurs sortes d’antagonismes, il a dressé un tableau de ces conflits qui constituent, comme il dit, la « catastrophe » de la tragédie sociale[5].

Les lois économiques n’unissent que dans une certaine mesure les intérêts particuliers à l’intérêt général ; elles les opposent aussi bien souvent. Lorsque ces intérêts sont contraires, les sentiments altruistes peuvent intervenir pour apaiser le conflit ou pour en diminuer l’acuité. Sans doute la sympathie passive — laquelle provoque la sympathie active, sans toutefois lui être proportionnelle — augmente les souffrances de l’humanité ; et cette considération, jointe au fait que la sympathie passive, la pitié, exerce souvent une influence déprimante sur le caractère, justifie dans une certaine mesure l’animosité que Nietzsche a montrée contre elle. Mais d’autre part la sympathie active est une source de joies très vives. Celui qui se laisse guider par elle a du plaisir parce qu’il satisfait une inclination. Il en a, en outre, parce que l’exercice de la bienfaisance exalte en nous, comme le remarquait Hobbes, le sentiment de notre puissance et parce qu’il élargit en quelque sorte notre individualité[6].

D’autres forces encore agissent dans le même sens que les sentiments altruistes. C’est, par exemple, la crainte que nous avons, si nous ne prenons conseil que de notre égoïsme, d’encourir le blâme de nos semblables, c’est le désir d’être estimés d’eux : mobile extrêmement puissant, beaucoup plus puissant que l’observation de ce qui se passe en nous à la lumière de la conscience ne nous le donnerait à croire ; à preuve, cet affaiblissement, cette perversion même du « sens moral » qui se manifeste chez beaucoup d’individus lorsqu’ils sont transportés parmi des gens avec lesquels ils ne sont pas en communion d’idées, qu’ils sentent très différents d’eux-mêmes.

Les diverses causes que je viens de passer en revue tendent à identifier notre intérêt avec des intérêts étrangers. Mais ces causes n’agissent pas toujours. De plus, quand elles agissent, elles ne nous poussent pas toujours à servir exactement l’intérêt général. La sympathie nous attache fortement à nos voisins, ou plutôt à certains de nos voisins ; nous ne l’éprouvons qu’à un degré très faible pour les autres personnes. Le souci de l’estime publique, s’il agit sur nous à tout instant, et même alors que nous savons que nos actions demeureront cachées, agit moins cependant dans ce dernier cas ; de plus, il nous porte à suivre la morale courante, non pas à appliquer rigoureusement le principe utilitaire. Et sans doute l’importance de ces observations est diminuée par le fait qu’on ne saurait appliquer le principe de l’utilité générale sans prendre en considération la facilité plus ou moins grande que nous avons à suivre les indications du calcul utilitaire : tout bien compté, il y a lieu pour nous de céder dans une certaine mesure au mouvement naturel de la sympathie, d’aimer nos enfants plus que les enfants des autres, et aussi de ne pas nous écarter trop des idées qui sont reçues autour de nous et dont nous subissons nous-mêmes, quoi que nous en ayons, l’influence. Mais les observations qu’on a vues ci-dessus n’en conservent pas moins une certaine portée, qui suffit pour renverser la thèse de la coïncidence des intérêts particuliers avec l’intérêt général.


Les intérêts particuliers ne coïncident pas avec l’intérêt général : ne va-t-il pas être impossible, dès lors, de passer du principe de l’utilité particulière au principe de l’utilité générale ?

Évidemment, le passage sera impossible si l’on croit que toutes nos actions tendent vers notre bonheur propre. Et c’est pourquoi les fondateurs de l’utilitarisme moderne, persuadés que les actions humaines étaient toujours inspirées par l’égoïsme, et voulant cependant amener les hommes à agir conformément au bien commun, ont renoncé finalement à constituer une morale de l’utilité générale ; c’est pourquoi ils se sont préoccupés de donner à leur morale la législation comme complément. Tous les hommes ne tendent qu’à leur bonheur, disait Helvétius ; ce principe posé, il est évident que « la morale n’est qu’une science frivole, si l’on ne la confond avec la politique et la législation »[7]. Et Bentham de même, s’il a parfois, comme on a vu, affirmé la liaison naturelle des intérêts, a dû reconnaître ailleurs que cette liaison n’était pas constante ; et il a employé ses efforts à tracer le programme d’une législation qui produisît l’identité de la prudence avec la bienveillance.

On ne soutient plus guère, aujourd’hui, la thèse de l’égoïsme unique déterminant de nos actions. Mais on regarde communément l’égoïsme comme plus « naturel » que l’altruisme, et en conséquence de cette conception on considère l’égoïsme comme rationnel, tandis que l’altruisme n’aurait nullement ce caractère. C’est ainsi que l’on voit des philosophes, partisans de la doctrine de l’utilité générale, renoncer à convaincre les égoïstes de la vérité de cette doctrine et recourir à l’idée d’une sanction supra-terrestre. C’est ainsi que l’on voit un auteur[8] regarder le sacrifice comme contraire à la moralité parce qu’il laisse après lui une dépression de tout l’être, ou même qu’il conduit celui-ci à sa perte. Certains encore, sans déclarer nettement qu’ils tiennent l’égoïsme pour seul rationnel, montrent cependant qu’ils sont dominés, en quelque sorte malgré eux, par cette idée. Lorsque Guyau s’attache à montrer que les utilitaires anglais n’ont pas réussi à identifier les intérêts individuels avec l’intérêt général, il ne dénonce pas seulement une lacune qui existe dans leur argumentation, il donne à croire que sans cette lacune il serait pour le moins fortement incliné à accepter leur doctrine.

Ainsi, pour faire accepter la doctrine de l’utilité générale, il est indispensable de ruiner cette croyance que l’égoïsme est, sinon le motif unique de nos actions, du moins un mobile plus « naturel » que l’égoïsme. Cette critique de l’égoïsme a été faite excellemment par M. Simmel, lequel a rendu par là un service signalé a la philosophie morale[9]. Que signifie, demande M. Simmel, cette proposition : l’égoïsme est plus naturel que l’altruisme ? Elle peut vouloir dire ou que l’égoïsme est plus primitif, ou qu’il est plus simple, ou qu’il est plus général. Il n’est pas plus simple : en quoi une action que j’accomplis est-elle plus simple quand elle tend à mon bien propre que lorsqu’elle tend au bien d’autrui ? Il n’est pas plus primitif : l’égoïsme et l’altruisme sont issus l’un et l’autre d’une souche commune, loin que celui-ci soit dérivé de l’autre ; et peut-être même dans les sociétés primitives la pensée et l’activité des individus étaient-elles tournées vers la communauté plutôt que vers leur moi. Il n’est pas plus général, aujourd’hui encore : tout au moins l’altruisme s’y mêle-t-il perpétuellement, dans les modes et dans les mesures les plus variées. Et enfin, quand l’égoïsme serait plus simple, plus primitif, plus général que l’altruisme, quelle primauté morale cela lui conférerait-il ?

En somme, tout ce qu’il y a lieu d’accorder aux défenseurs déclarés de l’égoïsme et à ces philosophes qui se laissent en quelque sorte intimider par lui, c’est que l’égoïsme est une tendance très puissante. Notre personne est plus proche de nous, s’il est permis de parler ainsi, que toute autre personne ; nous sommes constamment en présence d’elle, alors qu’il nous est possible, souvent, de ne penser à aucun de nos semblables. De plus, quoi que nous voulions faire, et alors même que notre activité tend vers le bien d’autrui, ce sont nos facultés psychiques, nos forces physiques qu’il nous faut mettre en jeu tout d’abord : d’où il résultera que notre personne, moyen pour toutes les fins que nous poursuivons, deviendra ensuite, par un processus bien connu, une fin en soi[10]. Pour ces raisons, notre personne est très souvent l’objet de nos préoccupations principales[11]. Toutefois, comme M. Simmel l’a dit, il n’y a rien là qui doive faire regarder l’égoïsme comme plus facile à justifier que l’altruisme.

Insistons un peu sur ce point, qui est d’une importance capitale. En avançant que l’égoïsme n’est pas plus facile à justifier que l’altruisme, je n’ai pas voulu nier le caractère rationnel de l’égoïsme. Je tiens, bien au contraire, à proclamer ce caractère. Cet égoïsme en effet que l’on tient pour plus naturel et pour plus rationnel que l’altruisme, ce n’est pas simplement la tendance qui peut exister en nous à préférer notre bien au bien d’autrui ; c’est la tendance à chercher notre plus grand bien. Or quand nous résistons à nos impulsions afin d’avoir, en définitive, moins de peine ou plus de plaisir, cette résistance, encore qu’elle implique une comparaison, l’exercice, par conséquent, de nos facultés intellectuelles, provient à l’ordinaire d’une tendance automatique ; elle n’est pas, prise en elle-même, une manifestation de notre liberté. Mais alors même qu’il en est ainsi, il est clair que la tendance dont je parle, et qui est une habitude acquise par l’individu ou héritée, a son origine dans la liberté. C’est la raison qui nous incite à choisir le meilleur parce que tel ; si elle n’agissait pas dans l’homme, le jeu des autres forces psychologiques pourrait en bien des circonstances nous faire chercher notre plus grand bien, mais plus rien ne s’opposerait à ce que nos inclinations, comme il arrive, nous portent vers les biens les moins désirables. M. Höffding a bien vu ce point : il a

montré que l’égoïsme renfermait un élément rationnel, que dans cet égoïsme, par cela seul qu’il juge, qu’il apprécie, une certaine moralité, la moralité formelle était présente[12].

C’est la raison qui donne naissance à l’égoïsme calculateur : c’est la raison, aussi, qui le justifie. Car cet égoïsme — il faut y revenir encore — a besoin d’être justifié : il n’est pas évident d’une manière immédiate, sans démonstration, qu’on doive le pratiquer. L’égoïsme calculateur n’existe pas chez tous les individus ; du moins il nous arrive, à tous tant que nous sommes, de manquer à ce qu’il nous prescrit. Une impulsion violente me pousse à goûter un plaisir qui s’offre à moi : je sais que ce plaisir ne durera qu’un instant, et qu’il sera suivi d’une longue suite de conséquences douloureuses ; cela ne m’arrête pas. J’ai tort sans doute ; mais encore faut-il me montrer pourquoi j’ai tort, ou plutôt ce que signifie au juste cette désapprobation qu’on fait de ma conduite. Sidgwick demandait, s’adressant aux partisans de la morale égoïste : « pourquoi sacrifier un plaisir présent pour un plus grand dans l’avenir ? pourquoi me considérer moi-même comme intéressé dans mes sentiments à venir plutôt que dans les sentiments des autres personnes ? » Et Guyau trouve cette argumentation naïve autant que subtile[13]. Elle n’est pas subtile en réalité, bien qu’elle s’écarte des façons de raisonner et de penser habituelles ; et elle est encore moins naïve. Sidgwick ne nie pas que l’égoïsme calculateur puisse être fondé ; il soutient seulement qu’il a besoin d’être fondé. Et son assertion est juste, par cela même que nous ne sommes pas invinciblement portés à préférer notre plus grand bien, qu’il est nécessaire souvent, pour nous déterminera chercher celui-ci, de faire appel à la raison.

En résumé, l’égoïsme ne nous domine pas complètement : nous ne préférons pas toujours notre bien au bien d’autrui ; nous ne préférons pas toujours notre plus grand bien à notre moindre bien. Dès lors, la question se pose de savoir ce que nous devons préférer ; il nous faut recourir à la raison, et, recourant à la raison, subir dans leur intégralité les exigences de celle-ci. La raison, comme on a vu, demande que nous cherchions, si nous ne pensons qu’à nous-mêmes, à obtenir la plus grande somme possible de bonheur. Si elle nous demande, en outre, de ne pas faire passer notre bonheur avant le bonheur égal de nos semblables, cette exigence sera de la même nature, elle aura — si éloigné que cela puisse être des idées reçues — exactement la même valeur que celle-là.


Que le principe de l’utilité générale se justifie de la même façon que celui de l’utilité individuelle, et qu’il ait la même autorité que j’avais, au chapitre précédent, reconnue à ce dernier, c’est ce que plusieurs auteurs ont aperçu ou même déclaré en termes clairs et catégoriques. Guyau écrit, dans la conclusion de son étude sur l’utilitarisme anglais : « on pourrait peut-être montrer le germe de la volonté désintéressée au fond même de la volonté égoïste. L’intérêt ne serait autre chose que le premier degré, la période d’enveloppement d’une volonté qui de sa nature même, et lorsqu’elle s’est enfin débarrassée de ses entraves, s’ouvre à autrui, ne demande qu’à aimer. L’égoïsme le plus grossier contient peut-être encore de la moralité à l’état latent. On peut, sans contradiction, faire rentrer l’intérêt et l’égoïsme, comme de simples moments, dans l’évolution d’une pensée normalement désintéressée »[14].

Ce passage de Guyau contient quelque obscurité. M. Fouillée a mieux exprimé l’idée qui y est enfermée. Il montre que l’ « altruisme moral a son origine dans cette sorte d’altruisme intellectuel, de désintéressement intellectuel qui fait que nous pouvons penser les autres, nous mettre à leur place, nous mettre en eux par la pensée »[15]. Il dit que « la pensée, par son caractère impersonnel et objectif, est essentiellement altruiste », que « le caractère essentiel de l’intelligence, c’est de tendre à l’objectivité, par conséquent à l’impersonnalité et à l’universalité », que par suite « ce qui est universel peut seul la satisfaire dans son exercice »[16]. Et se fondant sur cette considération de l’intelligence « faculté désintéressée par sa nature même, qui est d’être générale et universelle », de l’intelligence « qui généralise, qui abstrait, qui induit, qui identifie les individus dans une même idée »[17], il adresse à l’homme cette objurgation : « sois juste en vertu de la logique et de la science, puisque logiquement, rationnellement et scientifiquement la puissance et l’intérêt de tous sont plus désirables que la puissance et l’intérêt d’un seul ; tu es un animal raisonnable, tu as donc en toi un instinct de généralisation qui te fait comprendre l’identité du bien d’un autre individu avec ton bien dans le bien général, et la supériorité scientifique de ce bien général sur ton bien particulier. A = A, un homme = un homme, et le bien de tous les hommes est plus que le bien d’un seul »[18]. Toutes ces formules, toutes ces paroles sont on ne peut plus vraies et profondes ; et l’on ne peut s’empêcher de regretter qu’un préjugé contre l’utilitarisme, un goût fâcheux pour la spéculation métaphysique et le désir de « concilier » les systèmes ait éloigné celui qui les a écrites de la doctrine morale qu’elles contiennent.

Faudra-t-il insister longuement sur le point qui nous occupe ? L’argumentation par laquelle on substitue au principe de l’utilité individuelle le principe de l’utilité générale est extrêmement simple. La raison nous invite à préférer le plaisir à la peine, le plaisir présent plus intense au plaisir présent moins intense ; et elle nous invite en outre — nous supposons ici que nous n’avons à penser qu’à nous-mêmes — à ne pas établir de différence, toutes choses égales d’ailleurs, et abstraction faite de la pensée de la mort, entre le plaisir présent et le plaisir futur, entre le plaisir prochain et le plaisir éloigné. Mais si elle refuse de prendre en considération le moment où l’on goûtera les plaisirs, où l’on souffrira les peines, la raison, de la même manière et tout aussi fortement, refuse de prendre en considération l’individu qui connaîtra ces plaisirs et ces peines. Les individus, comme les moments du temps, sont tous pareils devant elle.

Dira-t-on que la raison à elle seule est impuissante à nous intéresser aux autres, que nous ne pourrons vouloir le bien de ceux-ci qu’autant que notre sensibilité s’y prêtera ? Mais quand notre sensibilité s’intéresse à nos semblables, on peut soutenir que c’est parce que la raison agit en nous ; et on est en droit d’ajouter que la sensibilité répond toujours, en cela, à l’appel de la raison. Nous ne pouvons pas penser au bien d’un autre sans désirer ce bien à quelque degré : concevoir un plaisir personnel, c’est s’en faire une représentation, si décolorée qu’elle soit, c’est l’imaginer, c’est le sentir : concevoir le plaisir d’un autre, pareillement, c’est le sentir, c’est y aspirer, même alors qu’une tendance contraire et plus forte nous pousse à vouloir du mal à l’individu auquel nous pensons ; et n’est-ce pas une manifestation de l’activité de notre raison, que la même attitude soit déterminée chez nous par la pensée du bien d’autrui et par celle de notre bien propre ?

Ce qui est vrai, c’est que la raison, lorsqu’elle nous prescrit de vouloir le bien universel, trouve d’une façon générale moins d’appui dans nos tendances que lorsqu’elle nous prescrit de vouloir notre bien propre ; les résistances qu’elle a à vaincre sont plus fortes, sa victoire est moins aisée. Ce qui est vrai encore, c’est que, au point de vue philosophique, la démarche de la raison est double dans le premier cas, tandis qu’elle est simple dans le second. L’hédonisme égoïste supprime la considération du temps, l’utilitarisme parfait supprime en plus la considération des individualités. Mais encore une fois les deux démarches sont essentiellement identiques ; elles sont toutes les deux des démarches de la raison, elles participent également à l’autorité que celle-ci possède. Les mêmes motifs qui tout d’abord nous avaient fait adopter l’hédonisme égoïste doivent nous faire adopter la doctrine de l’utilité générale.


Je ne m’attarderai pas à rechercher pourquoi l’argumentation qui vient d’être exposée n’a pas trouvé plus de philosophes pour la soutenir, pourquoi tant d’auteurs ont cru qu’il existe un abîme infranchissable entre le principe de l’utilité individuelle et le principe de l’utilité générale. Je viens d’indiquer l’une des causes qui donnent naissance à cette opinion. Et sans doute aussi il y a lieu d’incriminer la vieille conception de l’obligation qui, admise par un grand nombre de philosophes, hante et obsède encore la plupart de ceux qui la rejettent. L’obligation, comme on a vu, tire toute sa vertu, toute sa réalité de l’idée de la sanction, qui y est en quelque sorte incluse. Or la morale altruiste ne peut recourir qu’à la très problématique sanction de l’au delà, tandis que la morale égoïste dispose en outre d’une deuxième sanction, qui est certaine, la sanction « naturelle ». C’est ce qui fait que la morale altruiste paraît ne pas être obligatoire par elle-même, qu’on la tient pour moins vraie, d’une certaine façon, que la morale égoïste. En d’autres termes, on attend de la morale plus que ce qu’elle peut donner ; on attend d’elle, non pas seulement quelle nous indique un principe que la raison soit forcée d’approuver, mais qu’elle nous contraigne — de je ne sais quelle manière — à appliquer ce principe ; en conséquence, les philosophes s’accommoderont mieux du principe de l’utilité individuelle que du principe de l’utilité générale.

Et toutefois — cette constatation viendra à l’appui de la démonstration directe que j’ai fournie tantôt — il est aisé de remarquer que ceux-là mêmes qui n’ont voulu voir, comme morale rationnelle, que la morale égoïste ont implicitement reconnu que la véritable morale rationnelle, c’était la morale altruiste, ou mieux impersonnelle.

Pour M. Gourd, par exemple, la morale ne peut avoir d’autre objet que d’enrichir notre puissance volontaire ; la morale sera donc purement égoïste. Et cependant M. Gourd veut que la notion du sacrifice soit conservée, qu’on fasse une place au sacrifice dans la conduite de la vie ; il se fonde là-dessus pour conclure qu’à côté de la morale, la religion a un rôle à remplir dans la société. C’est avouer que la morale ne peut pas être toute égoïste : car cette religion dont M. Gourd nous entretient — et dont on ne voit pas, à vrai dire, comment elle se concilie avec ce qu’il appelle la morale —, cette religion, c’est proprement une morale encore, la morale ayant pour tâche la recherche, toute la recherche des principes pratiques.

Voici maintenant les fondateurs de l’utilitarisme moderne. Helvétius, qui ne croit pas pouvoir recommander aux hommes autre chose que la poursuite de leur intérêt, définit d’autre part la vertu « le désir du bonheur des hommes »[19]. Bentham en bien des endroits assigne comme fin à notre activité le bien général. Stuart Mill, tout en donnant comme base à sa doctrine l’utilité individuelle, définit la morale « les règles de conduite et les préceptes dont l’observance pourra assurer autant que possible à toute l’humanité une existence [heureuse] ; et non seulement à l’humanité, mais encore, autant que le permet la nature des choses, à toute la création sentante »[20] ; il proclame qu’entre son propre bonheur et celui des autres, l’individu doit être « aussi strictement impartial qu’un spectateur désintéressé et bienveillant »[21].

Pourquoi tous ces auteurs passent-ils ainsi de l’hédonisme égoïste à l’utilitarisme parfait ? Ils savent, ils avouent que les intérêts particuliers ne coïncident pas exactement avec l’intérêt général. C’est donc peut-être qu’ils sont dominés par la morale traditionnelle, laquelle comme on sait, préconise l’altruisme ? Mais on peut croire qu’ils sont poussés aussi à sortir de l’hédonisme égoïste par les exigences, plus ou moins obscurément senties, de la raison. Qu’on lise le passage suivant de Stuart Mill : « on ne peut [indiquer pourquoi] le bonheur général est désirable, on dit seulement que chaque personne désire son propre bonheur. C’est un fait, et nous avons ainsi la seule preuve possible que le bonheur est un bien, que le bonheur de chacun est un bien pour chacun, et que le bonheur général est un bien pour tous »[22]. Stuart Mill a manqué à voir et à formuler le lien dialectique qui rattache le principe de l’intérêt général à celui de l’intérêt particulier : mais la façon dont il met à la suite l’un de l’autre ces deux principes pourtant différents indique qu’il faut nécessaire, du moment qu’on entreprend de philosopher sur la pratique, passer du premier de ces principes au second.

Il n’est pas jusqu’aux partisans exclusifs de l’égoïsme chez qui on ne puisse trouver une sorte de confirmation de ma théorie. Pourquoi ces philosophes exposent-ils leur doctrine ? Ne devraient-ils pas, logiquement, se borner à la mettre en pratique pour leur compte ? Il y a comme une contradiction à vouloir propager une conception égoïste. Le philosophe égoïste souhaite que sa doctrine soit adoptée par les autres : c’est que sa raison le force à concevoir et à désirer un ordre collectif, si l’on peut ainsi dire, un ordre qui résulterait de la poursuite par les différents individus de fins identiques, quoique distinctes et purement individuelles. Mais à parler exactement il ne saurait y avoir d’ordre collectif, il ne peut y avoir qu’un ordre général ; l’ordre n’existe, et la raison n’est satisfaite qu’autant que les fins individuelles sont ramenées à l’unité, que les individus cessent d’être regardés comme ayant une valeur indépendante et absolue. L’égoïste, du moment qu’il raisonne, qu’il prétend justifier sa conduite par une doctrine, et surtout qu’il prêche cette doctrine, est contraint par la raison de sortir de l’égoïsme, et d’adopter comme principe moral le principe du bien général.

    réfléchissons davantage. Il est vrai que d’autre part, étant plus imaginatifs et plus émotifs, nous sommes plus accessibles à la pitié. Il est vrai aussi que le cercle où s’étendent nos sentiments altruistes va s’élargissant. Enfin, il faut prendre en considération les progrès de la rationalité.

    économistes : ceux-ci s’appliquent à démontrer que l’effort des individus cherchant à s’enrichir enrichit du même coup, dans un régime de libre concurrence, les autres membres de la communauté ; Spencer, lui, représente que la libre concurrence, favorisant les plus aptes, opère une sélection parmi les hommes et assure par là le progrès de l’espèce.

  1. Sidgwick par exemple.
  2. La formule « le plus grand bonheur du plus grand nombre » a été souvent employée par les utilitaires : cette formule manque de précision, et elle est même inexacte.
  3. Déontologie, 1 (trad. fr., Paris, Charpentier, 1834, t. I, pp. 19, 26).
  4. Le point de vue de Spencer n’est pas le même que celui des
  5. Arbeit und Boden, Berlin, Puttkammer et Mühlbrecht, nouvelle éd., 1897 (un nouvel exposé de la doctrine de M. Effertz va paraître prochainement à Paris, chez Giard et Brière). Dans mon livre sur L’utilité sociale de la propriété individuelle, j’ai repris la question des conflits des intérêts particuliers avec l’intérêt général.
    — Il faut distinguer les conflits entre les intérêts particuliers, d’une part, et d’autre part les conflits des intérêts particuliers avec l’intérêt général. Il y a conflit entre deux intérêts particuliers quand un bien, par exemple, est enlevé par un individu à un autre ; ce conflit se compliquera d’un conflit entre l’intérêt particulier et l’intérêt général si le bien en question est moins utile à celui qui l’obtient qu’il ne serait utile à celui qui le perd.
  6. Guyau, dans son Esquisse d’une morale (voir I, 1-3), insiste sur cette idée que « la plus haute intensité de vie a pour corrélatif nécessaire sa plus large expansion ». Mais Guyau attribue un prix à l’intensité de la vie prise en elle-même ; pour moi, cette intensité n’a de valeur qu’en tant qu’elle accroît le bonheur.
    Aux remarques précédentes, j’aurais pu ajouter cette remarque que lorsqu’on croit qu’il est moral de travailler au bien d’autrui, l’exercice de la bienfaisance nous procure ce plaisir spécial, la satisfaction du devoir accompli. Mais ceci implique l’hypothèse de l’adhésion de l’agent à une morale non égoïste ; et nous cherchons en ce moment si, partant d’une morale égoïste, on peut passer à une morale de l’intérêt général.
  7. De l’esprit, II, 15.
  8. M. Gourd. Lire son article sur Le sacrifice.
  9. Voir l’Einleitung, 2.
  10. Il est curieux de noter que M. Simmel a invoqué ce processus auquel je fais allusion pour appuyer la thèse inverse de celle que je soutiens ici. Il montre comment l’égoïste est contraint d’employer des moyens sociaux pour arriver à ses fins, et comment ces moyens sociaux réagissent sur le but individuel.
  11. On peut remarquer même, en prenant le contre-pied d’une thèse qui a longtemps été en faveur, que l’évolution des sentiments est caractérisée par un développement de l’égoïsme : nous pensons plus à nous que nos ancêtres, que les hommes des races peu avancées, parce que nous opposons plus nettement notre moi à celui des autres, parce que nous
  12. Morale, 3, § 5 (p. 30) ; cf. Simmel, Einleitung, 2 (t. I, p. 180).
  13. La morale anglaise contemporaine, 1re partie, 8, § 5 (note 2 de la page 144).
  14. La morale anglaise contemporaine, Conclusion, § 4, pp. 408-409.
  15. Critique des systèmes de morale contemporains, Préf., p. x.
  16. I, 2 (p.18).
  17. L’idée moderne du droit, Paris, Hachette, 3e éd., 1890, III, 3, p. 207.
  18. Ibid., Conclusion, p. 389.
  19. De l’esprit, II, 13.
  20. Utilitarisme, 2, pp. 22-23.
  21. P. 31 ; cf. pp. 21, 29 et passim.
  22. 4, p.66.