Principes de philosophie zoologique/De la théorie des analogues, pour établir sa nouveauté comme doctrine, et son utilité pratique comme instrument

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DE LA

THÉORIE DES ANALOGUES,

Pour établir sa nouveauté comme doctrine, et son utilité pratique comme instrument.
(Séance du 1er  mars 1830.)

Je viens répondre à l’argumentation dirigée, dans la dernière séance, contre mes écrits, et spécialement contre de certaines règles que j’ai posées en histoire naturelle.

Il faut fermement vouloir, si l’on se propose d’amener son esprit à l’oubli d’allusions pour blesser, à cette parfaite indépendance, qui laisse entièrement aux soins des choses : j’aurai, je me flatte, cette force de caractère.

J’agis même sans de pénibles efforts. Les points à résoudre sont des questions vitales en philosophie, et l’on concevra facilement que seules elles doivent préoccuper mon esprit, et que je ne puisse être sensible qu’à leur influence sur le perfectionnement moral de la société.

Je n’ambitionne point un succès qui tiendrait au talent de bien dire. Je n’emploîrai donc ni art ni précautions oratoires dans mes récits : je veux rester dans le vrai, aussi bien pour moi que pour le lecteur : aussi ferai-je en sorte, que le plus simple bon sens me suive sans peine, et vienne à s’apercevoir, sans efforts comme sans retard, de la plus petite erreur, ou du plus léger défaut de jugement qui pourrait m’échapper.

Pour cet effet, je n’ai qu’à raconter quelles furent mes préoccupations successives, qu’à me montrer agissant sous le développement de mes idées, et qu’à grouper ensemble les motifs qui m’ont fait imaginer les principes d’une doctrine qui, très certainement, m’est propre, et que j’ai fait connaître sous le nom de Théorie des analogues.

À mon début dans le professorat, en 1793, il n’y avait eu à Paris aucun enseignement de zoologie. Tenu de tout créer, j’ai acquis les premiers élémens de l’histoire naturelle des animaux, en rangeant et classant les collections confiées à mes soins. Cependant y pour demeurer définitivement fixé sur le meilleur système de classification que j’aurais à suivre, j’ai eu d’abord à me rendre compte de la valeur des caractères ; c’est-à-dire, à rechercher, par des essais longs et pénibles, ce que ces caractères devraient m’offrir de constant et d’utile en différences propres à servir à la distinction des êtres. Or, de chaque séance que je faisais journellement dans les cabinets du Jardin du Roi, je recevais une impression qui, se reproduisant toujours la même, me porta à cette vue pour l’esprit, c’est que tant d’animaux, que je tenais pour différens et qu’en leur imposant un nom spécifique je traitais comme distincts, ne différaient cependant que par quelques légers attributs, modifiant plus ou moins une structure généralement et évidemment la même. Ce n’était, effectivement, qu’une modification légère, dès que j’apercevais nettement que le point différencié ne portait pas sur ce qui aurait pu être nommé la condition essentielle des parties ; il n’affectait que leur dimension respective. Ainsi, à l’égard d’animaux voisins, chacun des matériaux organiques reparaissait en sa totalité. Pour qu’il y eût diversité d’espèces, il suffisait de la plus petite variation dans le volume proportionnel des matériaux associés et constituans, de la plus faible altération dans des dimensions qui ne changeaient en rien les rapports essentiels. Et c’est au point, qu’une légère nuance dans la couleur suffit même quelquefois pour la distinction de deux êtres, comme cela se voit à l’égard de la fouine et de la martre, par exemple ; deux espèces que l’on ne confond jamais, et qui cependant ne diffèrent guère que par la teinte de leur gorge lavée de jaune chez la martre, et entièrement blanche chez la fouine.

Combien de fois je me suis rendu compte de la valeur de ces idées en étudiant ainsi d’ensemble les collections du Jardin du Roi ! Qu’il m’arrivât d’être placé à une certaine distance, je saisissais un effet général où disparaissaient toutes les différences de peu d’importance. En face des armoires d’ornithologie, je n’apercevais sur les rayons que la répétition, un grand nombre de fois multipliée, du type oiseau ; c’est-à-dire que je ne distinguais que les traits généraux, savoir, la tête, le cou, le tronc, la queue, les ailes, les pieds ; chez tous les individus, c’était des plumes pour tégumens ; chez tous, un bec de corne entourant les mâchoires : toutes choses exactement répétées, et qui, de plus, existaient en des places respectivement les mêmes.

Cette même expérience, tentée à l’égard des mammifères, exigeait pour qu’ils fussent également embrassés dans les mêmes considérations, que je me tinsse à une distance plus grande ; et de même, par une progression toute naturelle, c’était nécessité de s’éloigner bien davantage des sujets à observer, si je me proposais de comprendre sous le même aspect, et dans le même but de recherche, des animaux caractérisés par des différences plus multipliées et plus considérables, tels, par exemple, que pouvait l’offrir l’observation simultanée d’un mammifère, d’un oiseau, d’un lézard, d’une tortue ou d’une grenouille ; car, dans ce cas même, la quantité de leurs différences, bien que donnant lieu à un sentiment de plus larges intervalles, ou hiatus, entre ces mêmes animaux, n’en restait pas moins une quantité en différence de beaucoup inférieure à la somme des rapports, au moyen desquels ces animaux s’appartiennent, sont rangés dans la même classes, et font partie du même groupe, dit embranchement des vertébrés.

Voilà quelles furent mes premières impressions comme zoologiste. Des dissections entreprises sous l’influence de ces impressions y répondirent ; tous les organes intérieurs étaient dans un rapport parfait avec ceux de la périphérie de l’être. Un afflux de sang artériel arrive à point nommé pour amener à sa formation définitive chaque portion de cette périphérie : mais pour fournir à une distribution aussi régulière, ce sont au dedans une quantité d’appareils compliqués, où l’observateur peut croire à quelque chose d’inextricable, mais où tout a sa raison, où toutes choses sont parfaitement coordonnées. C’est un même arrangement de systèmes analogues, en sorte que le zootomiste arrive au même point d’impressions et de croyances que le zoologiste, et que c’est en définitive un fait bien acquis de philosophie naturelle que les animaux sont décidément le produit d’un même système de composition, l’assemblage de parties organiques qui se répètent uniformément.

N’est-ce que cela que vous entendez, me dit l’argumentation qui m’a été opposée : « C’est une chose vraie dans de certaines limites, mais aussi vieille dans son principe que la zoologie elle-même et à laquelle les découvertes les plus récentes n’ont fait qu’ajouter dans certains cas des traits plus ou moins importans sans en altérer la nature. »

Ce point précis et spécial de la discussion, je l’examinerai à part. Mais je ne suivrai pas l’argumentation sur une distinction qu’elle m’a prêtée et que je n’ai jamais faite, quand elle veut qu’on s’entende sur ces grands mots[1], unité de composition et unité de plan. Tout ce qui est précédemment accordé comme vrai, savoir : que les animaux sont le produit d’un même système de composition ; je l’ai appelé unité de composition organique. Il fallait, pour plus d’exactitude : unité de système dans la composition et l’arrangement des parties organiques ; mais je voulais un nom, et je n’y pouvais satisfaire que par la contraction de cette phrase, suivant en cela l’usage, qui a fait dire, par exemple : tribunal criminel, au lieu de la phrase : tribunal institué pour juger les causes au criminel.

Il y aurait sans doute beaucoup à dire en faveur de l’expression : unité de composition organique, même pour justifier celle d’unité, plus spécialement attaquée : je me borne, à rappeler l’exemple donné par Leibnitz, cette définition de l’univers, l’unité dans la variété. Mais laissons les mots pour ne nous occuper que des choses.

Je reviens à l’observation qui m’a été faite : « Est-ce, a-t-on dit, de ces ressemblances, de ces analogies seulement, que vous entendez parler ? » Oui, je réponds, cela seul constitue les doctrines de l’analogie des organes, et je me hâte d’ajouter qu’au commencement de ma carrière, je croyais qu’il n’y avait rien là dont je dusse personnellement me prévaloir. Comme M. Cuvier, qui en fait, dans l’évoque actuelle, l’objet d’une considération nouvelle, j’avais moi-même autrefois admis « que loin de fournir des bases nouvelles, des bases inconnues à tous les hommes plus ou moins habiles qui les ont cultivées jusqu’à présent, ces idées du rapport des êtres, restreintes dans des limites convenables, formaient, au contraire, une des bases les plus essentielles, sur lesquelles la zoologie repose depuis son origine, une des principales sur laquelle Aristote, son créateur, l’a placée ; base que tous les zoologistes dignes de ce nom ont cherché à élargir, et à l’affermissement de laquelle tous les efforts de l’anatomie sont consacrés. »

J’ai partagé de bonne heure ces pressentimens ; et même pour en être plus vivement pénétré, je ne me suis point contenté de croire au récit d’Aristote. D’abord, je n’ai jamais manqué de citer Aristote dans mes ouvrages, comme la première source des doctrines sur les analogies de l’organisation ; mais j’ai voulu recevoir un enseignement aussi élevé des faits eux-mêmes. Je me suis donc long-temps appliqué à leur appréciation ; j’ai demandé à l’étude des détails, aux lumières d’une observation directe, des élémens d’une plus intime conviction. Alors les faits acquis et médités dans cet esprit, comparés les uns aux autres, et me révélant des rapports où l’on n’avait jusque là aperçu que d’absolues différences, ont enfin fait naître en moi ce sentiment net autant que profond du rapport des choses, dont je suis présentement pénétré.

Et comment n’aurai-je point marché sur les traces de tant de maîtres habiles ? Les doctrines d’Aristote étaient aussi devenues le pressentiment réfléchi de tous les esprits supérieurs qui s’exercèrent depuis lui sur cette matière.

Ainsi, Belon, en 1555, plaça en regard les squelettes d’un homme et d’un oiseau, et il essaya de montrer la correspondance des mêmes parties, sinon déjà par des noms semblables, du moins par des lettres communes.

Bacon, qui remarque dans son Novum organum tout le bien pratique que dans l’étude de la nature on doit retirer de l’examen de la diversité des êtres, croit cependant qu’on pénétrerait mieux dans la profondeur des choses, si l’on demandait la raison de la composition animale aux faits d’analogies et de similitudes. Aussi recommande-t-il, comme devant devenir la qualité la plus utile en philosophie, une certaine sagacité active qui rend capable de rechercher et de saisir les conformités physiques.

J’ai déjà employé dans un des discours préliminaires de ma Philosophie anatomique le souvenir d’une inspiration soudaine de Newton. Son génie, entré en méditation sur les rapports et l’uniformité des masses planétaires, fut tout-à-coup frappé de l’idée que les mêmes vues étaient également applicables aux animaux : « Et oui, aussi, s’écrie Newton en terminant son livre de l’Optique ; oui, sans le moindre doute, l’organisation animale est soumise au même mode d’uniformité. In corporibus animalium, in omnibus fere, suniliter posita omnia. »

Enfin, n’est-ce point sur l’idée, que les êtres d’un même groupe s’enchaînent par les rapports les plus intimes et sont composés par des organes analogues, que repose l’échafaudage des méthodes en histoire naturelle.

Telles furent d’origine les idées de la zoologie ; je les reçus ou conçus de bonne heure. Mais surtout elles me frappèrent d’une toute parfaite conviction vers le milieu de ma carrière. C’est aussi ce qu’en pense réellement M. le baron Cuvier selon les termes précités de son mémoire. D’après cela, il faudrait conclure que nous sommes bien près de nous entendre sur le fond des choses.

Mais non ; je dois accorder à M. Cuvier qu’il y a dissentiment entre nous, et je crois même que ce dissentiment est plus grand que M. Cuvier lui-même ne le soupçonne. Essayons d’en préciser nettement l’objet.

D’abord, M. Cuvier n’admet de ressemblances philosophiques, d’analogies d’organes que dans des limites étroites : où il trouve à restreindre ces considérations, je crois nécessaire de les étendre sur un beaucoup plus grand nombre d’animaux. Or, cela même est explicable par une double cause, 1o  par ce que comporte le mieux jugé du fait en lui-même ; 2o  par ce qu’en décide la susceptibilité des qualités naturelles des esprits, dont les uns s’appliquent de préférence à l’étendue superficielle des choses, et les autres à les connaître en profondeur.

En second lieu, M. Cuvier croit la science créée depuis deux mille deux cents ans. Aristote l’aurait dès « lors placée sur une base qu’il n’est aujourd’hui donné aux zoologistes dignes de ce nom que d’élargir. En m’accordant que j’avais fait moi-même une utile comparaison, une très réelle découverte, quand je ramenai les têtes des mammifères dans l’état fœtal à celle des animaux ovipares dans l’âge adulte ; et principalement quand je découvris l’analogie de l’os carré des oiseaux avec la caisse auriculaire des mammifères, M. Cuvier affirme que j’ai seulement ajouté aux bases anciennes et connues de la zoologie, que je ne les ai nullement changées, que je n’ai nullement prouvé ni l’unité, ni l’identité d’aucune composition d’organes, ni rien enfin qui puisse fournir un nouveau principe. Entre quelque analogie de plus dans certains animaux et la généralisation de l’assertion que la composition de tous les animaux est une, la distance est aussi grande, et c’est tout dire, qu’entre l’homme et la monade. »

Pour moi, je crois toutes ces assertions forcées, erronées même. Mais je ne puis m’élever contre elles qu’avec le sentiment d’une bienveillante estime, quand je réfléchis que vers le milieu de ma carrière elles avaient fait de même le fonds de mes propres opinions. Dès 1812 à 1817, j’ai connu toutes les difficultés de mon sujet ; j’ai eu pendant tout ce laps de temps la faiblesse de les considérer comme insurmontables. Dans un cas sur lequel je m’expliquerai plus tard, je me suis donc cru arrêté par un obstacle que mon imagination grandissait d’une manière désespérante, où je voyais une sorte de muraille de Chine. Je pris à regret le parti de ne plus rien faire ni écrire touchant ces questions.

Cependant, ayant repris courage, fort d’études opiniâtres sur les poissons, et frappé de quelques aperçus lumineux, je sortis de ces difficultés : j’en vins à saisir des éclaircissemens précis, dont les heureuses influences ont enfin produit un ensemble d’idées, ensemble devenu aujourd’hui ma théorie des analogues.

Et en effet, rien de rigoureux n’était encore sorti de ce qu’on était convenu d’appeler, et de ce que j’ai moi-même long-temps nommé, la doctrine aristotélique. Mais pour rester dans le vrai, je reviens sur ce dire. Je ne dois, ni ne puis concéder que les écrits d’Aristote soient une source de doctrines sur l’analogie de l’organisation. Ce serait donc encore plus s’écarter de la vérité des faits que de reporter à ce grand homme tout ce qu’ont de sévères et de véritablement scientifiques les travaux entrepris de notre âge, que de lui attribuer effectivement des doctrines, une théorie, à l’invention desquelles l’anatomie philosophique devra de prendre rang parmi les sciences exactes. Ce qu’en cédant à l’évidence de quelques faits, Aristote avait pressenti à priori, je l’ai fait sortir avec certitude et l’ai déduit présentement à posteriori de l’étude comparative des faits eux-mêmes : ce qu’il avait laissé pour l’instruction des âges à venir consiste en quelques idées complexes et confuses, les unes vraies et les autres fausses. Celles-là excitèrent la sympathie des esprits supérieurs, et celles-ci trouvèrent en même temps des échos pour entraîner avec prédilection dans les études des différences.

Or, est-ce vraiment une doctrine faite, digne d’intéresser à ce titre, qu’un mélange de données qui s’excluent mutuellement, et qui, par conséquent, vicient dès sa source le juste principe des analogies d’organisation. Il est évident que cette même confusion existe, tout autant que chez Aristote, dans l’argumentation qui m’a été opposée ; car on y a employé les organes pour tout ce qu’ils offrent à l’observateur ; on voit, comme en étant inséparables, en eux, eux d’abord, quant à leurs conditions d’élémens organiques, et à la fois leurs formes et leurs fonctions.

Certes, il a bien fallu que l’idée d’Aristote, comme elle a été comprise durant les siècles écoulés depuis lui, manquât de lucidité. Évidente, on s’y fût tenu dès l’origine. Tout d’abord mise en pratique, on n’eût pas connu de meilleur fanal, d’instrument plus parfait, de plus heureusement usuel dans les travaux zootomiques. Or, il en a été tout autrement dans un assez grand nombre de cas. Ouvrez les ouvrages des vétérinaires et des ichthyologistes, et vous y verrez que ces naturalistes font usage d’un langage à part, comme s’ils croyaient à une anatomie spéciale, comme s’ils entendaient parler d’organes qui ne fussent connus que d’eux seuls. La source de ces erreurs, c’est que, dans un cas, les fonctions étaient mises en première ligne, et que dans un autre, c’était la forme.

C’est alors qu’un conseil, que je donnai à tort ou avec raison, est intervenu : bien loin d’élargir et d’affermir la base anciennement admise, il la renversait entièrement ; car il n’y était rien moins question que d’une marche diamétralement opposée. J’ai en effet proposé, s’il s’agit sous le point de vue philosophique de la recherche des analogies, de rejeter les considérations tirées des formes et des fonctions. Les formes, ai-je dit, sont fugitives d’une espèce à l’autre ; cette vue s’applique avec plus d’extension aux fonctions, lesquelles croissent en importance comme les volumes, toutes choses demeurant d’ailleurs dans le même état.

On n’a pas songé aux inconvéniens de faire de l’anatomie philosophique avec la considération des formes : c’était tomber dans l’antilogie. Et en effet, conclure de l’observation des différences à des faits de rapports, c’était accepter des jugemens qui reposaient sur de perpétuelles contradictions d’idées. Cependant je suis loin de blâmer ce qui a été fait d’abord ; on ne connût alors que ce mode défectueux ; mieux valait cette marche irrégulière qu’un repos funeste : car ignorer sans le soupçonner, il n’est pas de pire condition pour l’humanité.

Quant aux fonctions, nous n’irons pas loin chercher un exemple qui justifie l’exclusion que nous faisons d’elles. Effectivement, qu’y a-t-il de plus parfaitement analogue que l’homme à sa naissance et l’homme adulte ? Tous les appareils du mouvement progressif sont chez l’un comme chez l’autre ; il en est de même des organes de la préhension, de tous en définitive. Or, faites qu’ils entrent en jeu, et vous trouvez que ce qui est facile ici, est là impossible. La main délicate de l’enfant ne soulèvera pas ce lourd marteau, qui est l’outil à tout moment employé par celle du forgeron. Cependant, comme identité de parties, c’est le même appareil ; la structure est la même : mais autre est sa puissance, parce que la fonction suit le degré variable de toute dimension possible.

Étendons ceci à la comparaison de la dernière portion du membre antérieur chez les mammifères. Ce sera alors, sans que j’aie mérité le reproche d’avoir eu recours à une expression emphatique, que je pourrai dire mes vues utilement généralisées et concentrées sous le nom d’unité de composition, ou, ce qui serait étendue à explication dans cette phrase allongée, sous la dénomination d’unité de système dans la composition des parties examinées : car toute ma pensée exprimée par ces termes trouve dans ce cas une heureuse et complète exposition.

En effet, la structure du dernier quart du membre antérieur est la même : semblable emploi des phalanges, mêmes ajustement et disposition pour en faire des doigts, même appareil musculaire pour les étendre et les fléchir. Pourquoi donc ne dirai-je pas répétition uniforme de matériaux, n’y verrai-je pas une incontestable identité d’essence ? Tout cela est une même chose, soit dans une espèce, soit dans celle-là : voyez cependant que la fonction diffère. Car ce dernier tronçon du membre antérieur est chez plusieurs mammifères employé diversement, devenant la pate du chien, le griffe du chat, la main du singe, une aile chez la chauve-souris, une rame chez le phoque, enfin une partie de jambe chez les ruminans.

Maintenant montrons que la théorie des analogues n’est point une répétition déguisée de la doctrine aristotélique, qu’elle n’en est pas une simple amplification, qu’elle reconnaît des principes propres, qu’elle a un but précis, qu’elle devient un instrument de découvertes, et qu’en s’en tenant sévèrement à l’objet en considération sous le rapport de son existence, c’est-à-dire, au fait anatomique, elle introduit dans les études des systèmes des animaux le seul élément scientifique propre à faire saisir toutes les conformités physiques du même rang.

1o  Ce n’est point une répétition déguisée des anciennes idées sur les analogies de l’organisation : car la théorie des analogues s’interdit les considérations de la forme et des fonctions au point de départ.

2o  Elle n’élargit pas seulement les anciennes bases de la zoologie, elle les renverse par sa recommandation de s’en tenir à un seul élément de considération pour premier sujet d’études.

3o  Elle reconnaît d’autres principes ; car, pour elle, ce ne sont pas les organes qui, en leur totalité, sont analogues, ce qui a lieu toutefois dans des animaux presque semblables, mais les matériaux dont les organes sont composés.

Ce point est fondamental dans ma nouvelle doctrine. Je vais chercher à le faire concevoir. Un organe s’entend de la réunion de plusieurs parties, qui, associées pour une même destination, concourent simultanément à la production des actes et des sensations des animaux. Cela posé, que quelques unes des parties composantes changent par allongement ou diminution, ou même viennent à manquer entièrement, cet organe, assez bien maintenu dans son ensemble, est toutefois frappée d’une variation sensible. Il en est de même, si, sans être entièrement soustraites, quelques parties en sont détachées pour être jointes à d’autres organes voisins.

Mais évitons toute abstraction, et expliquons-nous par des exemples. L’hyoïde de l’homme est composé de cinq osselets ; celui du chat de neuf : à l’un comme à l’autre de ces organes, on a donné le même nom, et c’est, dira-t-on, à bon droit, en tant que l’un et l’autre remplissent un même usage. Sont-ils analogues ? La doctrine aristotélique répondra affirmativement, sur le motif que les deux hyoïdes s’accordent dans un rapport élevé. La théorie des analogues se refuse au contraire à y voir une analogie complète, parce qu’il y a plus de parties dans un des hyoïdes et moins dans l’autre. Cette dernière devra d’abord satisfaire à son essence d’investigation ; car elle ne peut prononcer avec sûreté qu’après qu’elle aura retrouvé les quatre osselets absens dans l’hyoïde humain, ou reconnu, du moins, des motifs à leur entière disparution. Ainsi, pour les sectateurs de la philosophie aristotélique, il suffit que la fonction soit aperçue ; pour eux, tout l’appareil, soit avec cinq, soit avec neuf osselets, constitue un organe analogue. Tout au contraire, la théorie des analogues cherche quels sont, parmi les neuf pièces de l’organe au grand complet, les analogues des cinq dans l’hyoïde réduit à ce nombre ; car elle fait porter l’analogie sur les matériaux seulement.

4o  Son but précis est autre ; car elle exige une rigueur mathématique dans la détermination de chaque sorte de matériaux à part.

5o  Elle devient un instrument de découvertes.

Pour le montrer, reprenons l’exemple que nous venons de citer. En effet, elle devra se dévouer à l’esprit de recherches : elle devra s’enquérir des quatre osselets qui, absens dans l’hyoïde de l’homme, privent cet appareil d’être à son grand complet. Si elle n’a pas de motifs pouf les croire entièrement disparus, elle les cherchera tout près, mais en dehors de l’organe réduit ; et si elle veut redemander ces élémens anatomiques sans aucun tâtonnement, les retrouver sans recherches difficiles, elle pourra recourir à un autre principe, son associé, son guide fidèle ; c’est le principe des connexions, sorte de fil d’Ariadne, qui retient dans la vraie route, et qui mène nécessairement à fin heureuse.

L’hyoïde des mammifères, arrivé au maximum de composition, est formé de neuf pièces, disposées en deux chaînes croisées, l’une longitudinale, établie au nombre de trois pièces, entre la langue et le larynx ; et l’autre transversale, composée de six : trois à droite et trois à gauche.

À ces hyoïdes au grand complet des pièces, à cet appareil de neuf osselets, comparez ce qui en reste conservé dans l’hyoïde humain ; vous trouvez que de mêmes matériaux sont identiquement présens dans les deux exemples ; savoir :

1o  Parmi les pièces de la chaîne longitudinale et entre la langue et le larynx, sont, du côté de la langue un os impair, ou l’arc médian : c’est le principal corps de l’hyoïde ; et en arrière, du côté du larynx, des os pairs, ou les grandes cornes chez l’homme.

2o  Pour former la chaîne transversale, il n’existe plus que les petites cornes, le corps au centre.

Et au total, telles sont les cinq pièces de l’hyoïde chez l’homme : l’os médian, la paire des grandes cornes et la paire des petites cornes.

Où en vient la théorie, avec cette recherche ? À constater que, chez l’homme la chaîne transversale est incomplète ; qu’elle est réduite, à droite et à gauche du corps médian, à un osselet, même atrophié.

Cependant, étant donné l’hyoïde du chat et des autres mammifères, l’hyoïde au grand complet quant au nombre des pièces, un hyoïde de neuf pièces, serait-ce que chez l’homme, pour former ce nombre, il existerait en dehors et à la suite des petites cornes, par conséquent vers le crâne deux autres osselets complétant la chaîne transversale dont il a été parlé plus haut ? Oui, voilà ce que donne l’observation. Ainsi, ce sont, à droite deux pièces, à gauche deux autres pièces semblables, qui manquent dans l’hyoïde de l’homme. Il y a cause à cet effet : la station verticale de l’espèce a produit ce résultat. C’est là sans doute une grave anomalie, si nous jugeons sur l’ensemble des mammifères de la règle à admettre pour cette classe d’animaux. La position droite de l’échine, principalement des vertèbres cervicales, qui en sont la première portion, et la très grande largeur de la base du crâne, sont l’empêchement qui a privé la chaîne d’être complétée, et de pouvoir se rendre, comme cela a lieu chez les autres mammifères, derrière l’oreille.

J’ai nommé, comme il suit, la chaîne transversale parvenue à son grand complet de sept pièces.

Stylhyal, cératohyal, apohyal, basihyal, apohyal, cératohyal, stylhyal.

Cette chaîne se compose, dans l’homme, des trois pièces ci-après :

Apohyal, basihyal, apohyal.

On voit, dans ce tableau, quelles pièces existent en plus chez le chat et chez les autres mammifères, se posant de même sur leurs quatre extrémités, et quelles, manquent dans l’homme, se tenant et marchant sur ses deux extrémités postérieures.

Mais cependant l’hyoïde de l’homme est-il absolument privé d’appui vers les parties latérales du crâne ? il n’en est pas ainsi. Un ligament, provenant de chaque petite corne ou de l’apohyal, se prolonge latéralement et atteint l’extrémité de l’apophyse styloïde.

Mais, c’est là une circonstance nouvelle pour l’investigation de la théorie des analogues : les mammifères, chez lesquels toute la chaîne transversale est entièrement osseuse, manquent de ce long filet osseux, caractéristique de l’homme seulement. Dans le premier âge, ce filet ne tient point encore au crâne ; c’est donc un os de la chaîne, comme chez les mammifères ; mais, de plus, l’observation dirigée par les principes de la théorie, m’y a fait découvrir deux os primitifs. Retrouver chez l’homme le stylhyal et le cératohyal, devint l’œuvre de la théorie des analogues ; car toute prescience est le fait et le but des théories. De tels succès constatent l’utilité de leur invention.

Ce n’est point dans ce mémoire, où je ne traite qu’une question générale, que je dois insister davantage sur ce fait spécial. Plus de développemens, que d’ailleurs j’ai déjà donnés, dans le premier volume de ma Philosophie anatomique, seraient en ce lieu surabondans ; il me suffit d’ajouter que l’anatomie humaine avait déjà aperçu et décrit les matériaux hyoïdiens manquant chez l’homme ; mais elle ne les avait observés que comme une dépendance du crâne. Dans son observation sans doctrine, elle ne vit là qu’une saillie en aiguille, soudée au tuyau auditif ; ce qui lui avait suffi pour donner à ce démembrement de l’appareil hyoïdien le nom d’apophyse styloïde.

6o  Enfin la théorie des analogues, pour devenir partout également comparative, s’en tient dans ce cas à l’observation d’un seul ordre de fait.

Elle est nécessairement exclusive à cet égard. Elle ne peut être à la fois anatomique et physiologique. Avant de demander ce que fera ce corps, il faut d’abord qu’il soit lui-même établi, qu’il le soit, indépendamment de sa forme et de ses usages. Tous les avantages de la nouvelle théorie lui sont procurés par cela, qu’au début de ses travaux, elle s’en tient à être anatomique, qu’elle porte son examen d’abord et uniquement sur l’objet en considération, sur lui comme existant, et qu’elle remet pour une autre étude la recherche de ses propriétés. Ainsi cet unique élément étant pris seul en considération, on le détermine avec rigueur ; on le suit dans toutes ses métamorphoses, et, après qu’on l’a opposé à lui-même dans tous les êtres, on arrive à le connaître analogiquement ; c’est-à-dire, à le comprendre dans l’unité philosophique, sans mélange d’aucune considération accessoire.


Ayons encore recours à un exemple pour établir ce fait. Est-ce d’un ongle qu’il s’agit ? Les notions que la théorie des analogues s’appliquera à recueillir sur cet élément organique, sont toutes celles qui concernent son essence et ses communes propriétés, mais cela surtout indépendamment de sa forme et de ses usages, dont la considération n’a qu’une importance relative dans chaque espèce à part. Les différens volumes qu’il peut acquérir, s’il n’est point question d’un fait particulier, et si nous devons nous tenir dans le point de vue le plus général, ne sauraient former pour nous une considération de quelque intérêt. Car, que ce soit une coiffe épidermique mince et petite, comme chez les animaux onguiculés, ce qu’alors on nomme un ongle, au bien que ce devienne une masse épaisse de corne, comme chez les chevaux, les ruminans, les animaux ongulés, masse pour laquelle l’usage, dans ce cas, consacre le nom de sabot, la théorie des analogues, voyant ces coiffes de la dernière phalange des doigts, de son point de vue philosophique, les considère comme une seule et même chose ; elle n’en fait aucune différence.

Qu’au second moment vienne l’étude des formes et des fonctions, l’attention se porte sur les métamorphoses de ces éléments identiques, pour en admettre les volumes différens et pour en connaître les divers usages.

Ceci n’est pas seulement un point de théorie sensible à la vue de l’esprit. La nature, dans ses méprises, que nous appelons des faits de monstruosité, nous en donne une démonstration complète pour les yeux du corps.

La règle, c’est-à-dire, le fait général pour tous les animaux ayant quatre extrémités, se montre dans la subdivision digitaire de la dernière portion du membre. S’il y a cinq doigts bien distincts, les cinq doigts n’arrivent qu’à une dimension peu considérable et respectivement la même à peu près : les ongles sont petits aussi, et par conséquent de volume à n’être que des ongles, selon l’acception la plus restreinte du mot. Mais s’il arrive que les doigts latéraux soient sacrifiés, parce que la principale partie de la nourriture profite aux doigts intermédiaires, comme dans les ruminans, chez lesquels deux doigts se développent avec hypertrophie, quand les deux autres demeurent frappés d’atrophie, ou bien, comme dans le cheval, étant dans le premier cas pour un doigt ; et dans le second pour deux, les ongles se ressentent du même surdéveloppement, et deviennent des ongles épaissis, ou des sabots.

Le pied d’un ruminant, et plus encore celui du cheval, sont des cas d’exception, sont ce que par déférence pour l’aptitude et les habitudes d’exercice de notre esprit, nous disons, nous appelons des cas d’anomalie. C’est dans ces circonstances que j’ai vu la règle reprendre chez quelques chevaux monstrueux. L’honnête et savant M. Brédin, directeur de l’école vétérinaire de Lyon, m’a montré un cheval né avec trois doigts en devant et quatre en arrière. Rendu à Paris en 1826, j’ai publié ce fait, en rappelant qu’il en existait d’autres dans les annales de la science, savoir un cheval didactyle, ayant, au rapport de Suétone, vécu dans les écuries de César ; un autre cheval semblable, ayant appartenu à Léon X, etc.

Or, dans tous ces chevaux, que la monstruosité a ainsi ramenés à la règle commune, à la pluralité des doigts, les ongles sont restés ongles minces et petits, de véritables ongles, dans la plus stricte acception de ce terme.


Je m’en tiens, dans ce premier mémoire, aux considérations générales que je viens de présenter ; et, je le déclare, c’est à peine si j’ai entamé ce sujet d’une fécondité intarissable. Je n’ai rien dit de mes travaux sur le crâne ; de ceux destinés à ramener les poissons à l’organisation des animaux qui respirent dans l’air ; et cependant, ce sont ces travaux qui ont fait recourir à plusieurs règles dont quelques unes n’ont point encore été ici mentionnées.

Là étaient toutes les difficultés du sujet : les aplanir, c’était montrer de nouveaux rapports ; c’était, acquérant de tels résultats pour en composer le domaine de la science, généraliser ; c’est-à-dire embrasser toutes les vérités particulières dans des considérations communes et élevées, dont, en définitive, la théorie des analogues n’est qu’une des expressions.

Dans le Mémoire suivant, j’entrerai davantage dans le fond de la question. Là, j’examinerai ce point particulier sur lequel portent nos débats ; savoir, s’il faut, avec M. le baron Cuvier, de plus en plus restreindre, ou, au contraire, selon moi, de plus en plus augmenter le champ des considérations philosophiques.

Il me suffit, aujourd’hui, d’avoir montré que j’ai corrigé, renouvelé et précisé les anciennes idées sur l’analogie de l’organisation, et que j’ai substitué à l’inscience des opinions régnantes, une marche éclairée et certaine, qui est devenue une méthode utilement conseillère pour une sévère détermination des organes.

Je regrette, en finissant, et j’exprime toute ma douleur qu’il y ait eu choc d’opinion entre le plus ancien de mes amis et moi ; mais je n’ai pu me défendre d’élever la voix. Car ce n’est point à mon profit que je l’ai fait ; mais pour donner le développement d’une doctrine que je crois parvenue présentement à un haut degré d’utilité. Ayant acquis, par l’emploi de ma vie et la poursuite d’un seul but, le caractère de l’homo unius libri de saint Augustin, expression que ce savant évêque appliquait à ceux qui recommandent une principale idée, j’ai dû saisir l’occasion qui m’a été offerte d’exposer comment je conçois cette seule chose, à laquelle je songe toujours.

  1. Si j’en juge par des communications soit écrites soit verbales dans des résumés improvisés, il paraîtrait qu’on a trouvé bien faible ma réponse faite touchant ces grands mots, ou bien puissante l’objection dont ils sont l’objet. On y est revenu avec confiance. On a fouillé dans les dictionnaires : le mot composition y a une valeur bien différente de celui de plan, et réciproquement. On annonce que j’ai admis d’une part l’unité de composition, et d’autre part l’unité de plan : or, faites la somme de ces deux unités, et voilà toute cette philosophie renversée. Le système de la nature n’est plus l’unité philosophique : il n’y aurait de vrai qu’un système de pluralité des choses.

    Je n’avais, il est vrai, aperçu dans la discussion sur ce sujet, qu’un débat sur les mots purement grammatical. Cependant, aurais-je, dans mes expressions, énoncé véritablement la distinction qui m’est prêtée ? c’aurait été fait contre mon intention. Voici plus exactement ma pensée : La composition des parties, sans être la même chose que leur relation, comprend ou plutôt appelle celle-ci, comme en étant une conséquence nécessaire. Mon principe des connexions me tient lieu de boussole et me garde d’erreur dans la recherche des matériaux identiques. Ainsi, selon la nature de chaque organe, le même sujet d’observation revient chez tous les animaux, et donne sa condition d’élément, d’unité de composition, et subséquemment c’est sous la raison nécessaire qu’il est placé dans telles et telles relations, c’est-à-dire, sous l’empire de connexions constantes à l’égard des matériaux qui l’avoisinent. Je ne vois là ni confusion dans les termes ni obscurité dans la pensée.