Principes de philosophie zoologique/Réplique improvisée à la première argumentation de M. le baron Cuvier

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RÉPLIQUE IMPROVISÉE[1]

À la première argumentation de M. le baron Cuvier ;
même séance le
22 février.

J’avais considéré comme entièrement épuisée la susceptibilité que M. Cuvier avait montrée dans notre dernière séance. Chacun ici et moi plus particulièrement, nous avions cru M. Cuvier ramené par une concession faite avec tout l’abandon d’une franche amitié : malheureusement il n’en est rien. Ce nuage élevé entre nous n’est donc point dissipé. C’est là pour moi un juste sujet d’affliction et de regrets. Mais d’ailleurs je ne puis me défendre d’une certaine satisfaction, quand je vois mon savant confrère aborder enfin de graves questions, que chacun de nous a jusqu’à présent comprises différemment et sur lesquelles il me paraît utile que nous nous expliquions. Je ne suis point préparé pour traiter ex-abrupto toutes les questions qui viennent d’être soulevées, et je me contenterai aujourd’hui de présenter brièvement quelques remarques préliminaires.

1o J’applaudis à la démarche de M. Cuvier, laquelle tend à ramener ces moment brillans de l’ancienne Académie des sciences où tous les sujets élevés de nos connaissances étaient successivement reproduits et éclairés pour une discussion approfondie. Il est bon effectivement que nous quittions la voie nouvelle où nous sommes engagés, que nous rompions l’habitude funeste de recevoir ou d’entendre sans les discuter les mémoires présentés ou lus à l’Académie. Ainsi, au lieu de ces discussions qui se suivaient avec éclat, vivacité et profit pour chaque académicien, au lieu de ces débats toujours instructifs et quelquefois heureusement inspirateurs, c’est maintenant une tenue de séance où chaque communication est stérile, parce que chacun met du soin à contenir ses sentimens.

L’admission aux réunions ordinaires de quelques personnes tolérées à titre d’auditeurs, a fait successivement changer l’ancien usage. Le nombre des auditeurs s’est continuellement accru, et c’est présentement devant le public que se tiennent, depuis plusieurs années, les séances ordinaires de chaque lundi. Dès-lors, encore plus de réserve dans les communications de membre à membre ; nécessité d’écrire avec un peu plus de solennité : négligence ou timidité quant à l’apport de ces petits faits acquis de la veille, et où l’on eut quelquefois l’occasion d’apercevoir le germe de très grandes découvertes. Mais, tout au contraire, chacun apportant aujourd’hui son mémoire, ne paraît le communiquer que pour prendre date, que pour le déposer dans un lieu d’archives publiques, jusqu’au jour de son introduction dans les collections académiques.

Si je signale ces inconvéniens, ce n’est point que j’en demande la suppression par une mesure violente, que je désire qu’on l’opère en déclarant les séances secrètes à l’avenir.

Non : d’autres temps, d’autres mœurs. La présence du public a sous d’autres rapports plusieurs avantages. L’encouragement des travaux est plus direct et atteint plus promptement son but : les relations de membre à membre gagnent peut-être à la gravité de ces nouvelles circonstances : et sans m’expliquer davantage sur cela, je demeure persuadé que les avantages l’emportent de beaucoup sur les inconvéniens : ce qui est doit être et sera donc maintenu.

Mais il y avait, il y a mieux à faire, c’est le maintien des avantages et la disparution des inconvéniens. Que les académiciens, sans s’inquiéter du grand nombre de témoins présens, prennent plus d’assurance, et qu’ils fassent à vue d’un nombreux public ce qu’ils faisaient réunis en petit comité dans l’ancienne Académie ; et tout sera pour le mieux. Nos mœurs s’y prêteront de plus en plus.

Or, voilà l’exemple que vient de donner M. le baron Cuvier : j’y applaudis pour mon propre compte, et je fais mieux que de le dire, en prenant de suite la confiance de vous adresser les présentes observations.

2o Sur le fond de l’argumentation je n’abuserai pas long-temps aujourd’hui de la patience de l’Académie ; j’y aperçois deux choses distinctes, deux questions ; l’une qui concerne deux jeunes savans qu’il m’avait paru utile d’encourager, et l’autre qui me regarde personnellement.

Premièrement. MM. Laurencet et Meyranx avaient-ils devancé de beaucoup l’heure propice pour ramener les mollusques aux faits généraux de la science ? Par leur idée nouvelle et ingénieuse, comprennent-ils mieux, en effet, que leurs prédécesseurs, doivent-ils faire mieux comprendre l’organisation de ces animaux ? Ce soin les regarde, et je leur laisse toute cette responsabilité, c’est-à-dire tous les devoirs, les dangers, mais aussi la gloire d’une réplique à produire. Quant à moi, je les ai loués seulement d’être entrés courageusement dans une nouvelle voie de recherches, d’avoir demandé à une comparaison approfondie des organismes de nouveaux rapports ; c’était justice, et je m’applaudis toujours de la leur avoir faite bonne et éclatante : car je crois toujours qu’il y a du mérite dans leur vue principale.

Sans le moindre doute, j’ai agi avec une vive préoccupation de l’esprit ; mais je ne me reproche ni excès de bienveillance, ni légèreté. Les considérations dont je ne puis même à présent me dégager, sont, que de grands et importans organes existent chez les mollusques comme chez les poissons, et qu’on leur y donne le même nom, mais de plus, qu’on le fait avec raison, puisque ces principaux organes y affectent des formes semblables et y remplissent des fonctions identiques. Que plusieurs renseignemens n’aient pas encore été donnés, par le progrès des études philosophiques, les points de ressemblance reconnus n’en restent pas moins des rapports avérés. Or, que conclure de ces rapports, d’eux et avec eux ? C’est, je ne me défends pas de le dire sur pressentiment, de me décider tout-à-fait a priori, c’est que tant d’organes semblables ne peuvent se rencontrer chez les mollusques, dans un contre-sens manifeste les uns à l’égard des autres et pour y donner le spectacle d’un autre système de composition animale.

J’ai dit dans mon Rapport, et je persévère dans le même dire, qu’il y a plus de chances, pour faire admettre la supposition, que les mollusques seront ramenés dans une mesure quelconque à l’unité de composition qu’en faveur de la conclusion qu’on n’y réussira jamais.

Deuxièmement, l’argumentation attaque directement le fond de ma doctrine, les questions de l’unité de composition organique. Ne serait-ce effectivement, comme cette attaque le donne à entendre, qu’une de ces fausses doctrines, produit fâcheux de propositions illusoires, de chimères prétendues philosophiques[2], telles que l’abus dans l’emploi des bonnes choses, en a si malheureusement et si souvent fait éclore. Ceci me concerne uniquement, et j’en prendrai personnellement souci. On sait que c’est le rêve heureux ou malheureux de ma vie scientifique. Là ont abouti toutes mes recherches, les travaux de quarante années entrepris avec courage et suivis avec persévérance. Voilà ce qu’il serait regrettable d’avoir fait sans fruit, mais je n’en suis pas encore réduit à ce point. Les paroles que je viens d’entendre n’ont en rien ébranlé mon intime conviction ; c’est tout ce que je puis me permettre de dire en ce moment. Je défendrai ce qui est propre à ma doctrine autrement que par cette allégation, et je le ferai par un mémoire que je me flatte d’apporter lundi prochain.

  1. J’ai retrouvé dans les recueils de médecine et dans mes souvenirs les fragmens principaux du discours que je prononçai après la vive attaque qui précède ; je n’ai pu éviter de donner ici cette improvisation, parce que mes répliques écrites qui suivent s’y réfèrent. J’y trouve au surplus, pour mes lecteurs, cet avantage qu’ils n’en connaîtront que mieux les événemens et accidens de notre premier engagement ; premier, ai-je pu dire, car il n’y avait dans mon Rapport sur les mollusques ni la forme ni le ton d’une provocation.
  2. J’apprends que les Considérations sur les mollusques et en particulier sur les céphalopodes, c’est-à-dire, tout le mémoire auquel ce présent article a répondu verbalement, le même jour 22 février, s’imprime dans la Revue encyclopédique, pour paraître dans le cahier d’avril 1830, tome 46. Je ne puis m’inquiéter de cette publication paraissant sans les plaidoiries que j’y ai opposées, quand je considère que ce vaste recueil contient depuis long-temps les plus forts argumens en faveur de ma doctrine. M. le docteur Pariset en a donné les principes généraux, tome III, page 32 ; M. Flourens y a consacré aussi un article dans le tome V, pag. 219, sous le titre d’Essai sur l’esprit et l’influence de la philosophie anatomique ; article où son auteur conclut que « la marche philosophique imprimée désormais à la science de l’anatomie comparative, en rendra facile une application directe et rigoureuse, et que M. G. S. H. lui aura acquis tous les genres de perfection : car il l’aura généralisée et popularisée. » Je citerai encore un troisième article de la Revue encyclopédique, publié dans le cahier de février 1823, tome XVI ; il est de M. Frédéric Cuvier. Le dernier paragraphe de cet article semble avoir été écrit sous une inspiration toute prophétique. Les circonstances difficiles aujourd’hui pour moi me feront pardonner de l’employer textuellement. « Un ouvrage (Philosophie anatomique, tome II) rempli de tant de faits, de tant d’aperçus nouveaux, dans lequel on s’est si fort écarté des sentiers battus, ne peut manquer d’exciter un grand intérêt et de faire naître de nombreuses et vives discussions. On n’arrive pas non plus au pouvoir dans les sciences, sans avoir des combats à soutenir et des rivaux à vaincre. Celui qui veut entrer dans la lice du savoir a aussi besoin de force et de persévérance : mais au moins, dans ces combats pour la vérité, tous les efforts sont utiles, tous tendent à la faire paraître plus vive et plus resplendissante ; aussi, sans avoir des droits égaux, ils en ont d’incontestables à l’estime et à la reconnaissance. Dans ces sortes de débats, c’est le temps qui éclaire et la postérité qui juge : et s’il est quelquefois permis de la devancer pour applaudir, c’est lorsque les auteurs, ainsi que M. Geoffroy, rendent aux sciences d’éminens services, à l’Utilité. Utilitati est en effet l’épigraphe de l’ouvrage dont nous venons de donner une rapide analyse. » F. Cuvier ; Revue etc.

    Je terminerai cette note par faire remarquer que le zèle de mes amis ne s’est point refroidi dans ces temps affligeans de nos dissentions, puisque, tout en se montrant plein d’égards pour une très haute position scientifique, et surtout de cette juste déférence due à un collègue que l’on supplée dans ses cours, M. Flourens n’a pas reculé devant la difficulté de parler pour son compte de la respiration des poissons, dont les faits sont précisément et actuellement en discussion devant l’Académie royale des sciences. Je juge de cela du moins, d’après le Mémoire que M. Flourens a lu le 12 avril dernier, et sur l’extrait suivant que j’emprunte au compte que, le lendemain 13, le National a donné des lectures académiques de la veille.

    « Après la lecture de ce mémoire, M. Geoffroy Saint Hilaire demanda la parole. On devait penser que c’était pour faire remarquer que son collègue venait de traduire et de faire pour les fonctions, ce qu’il avait exposé et établi dans l’avant-dernière séance, au sujet de la conformation des poissons : l’unité de fonctions ressort effectivement du mémoire de M. Flourens, comme l’unité de composition organique avait été l’objet du mémoire de M. Geoffroy sur la théorie des analogues. Mais l’honorable membre s’est borné à recommander à l’examen de son collègue le thon, scomber thynnus, comme devant lui fournir de nouvelles et de plus puissantes preuves à l’appui de sa théorie. La chair ronge et la vitalité très grande du thon, sont simultanées avec l’ampleur excessive des branchies de ce poisson. »