Principes de philosophie zoologique/Second résumé des doctrines relatives à la ressemblance philosophique des êtres, par les rédacteurs du « National »

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SECOND RÉSUMÉ

DES DOCTRINES RELATIVES À LA

RESSEMBLANCE PHILOSOPHIQUE DES ÊTRES,

PAR LES RÉDACTEURS DU NATIONAL.

numéro du 22 mars 1830.

Des questions du plus haut intérêt sont en ce moment l’objet d’une discussion réglée, dans le sein de l’Académie des sciences, entre deux naturalistes du premier ordre, M. Cuvier et M. Geoffroy Saint-Hilaire. Il ne s’agit de rien moins que de savoir si la philosophie zoologique, telle que l’a faite Aristote, telle que l’ont continuée les travaux de vingt-deux siècles ; telle enfin que M. Cuvier lui-même l’a consacrée par des travaux admirables, qui l’ont placé sans contestation à la tête des naturalistes de notre époque ; si cette philosophie, dirons-nous, démontrée insuffisante et incomplète, cédera la place aux doctrines récemment introduites dans la zoologie et l’anatomie comparée en Allemagne et en France, par plusieurs savans célèbres, entre lesquels M. Geoffroy occupe un rang très élevé. Quand les discussions scientifiques ne roulent que sur des travaux de détail, elles demeurent enfermées dans l’enceinte des Académies et des sociétés savantes. Mais quand elles portent sur les plus hautes généralités de toute une science, quand de leur choc doit résulter une de ces révolutions qui comptent dans l’histoire de l’esprit humain, quand elles sont engagées et soutenues par des hommes dont le nom est européen, alors la curiosité publique s’éveille et s’y attache. Toutes les sciences sont par contrecoup mises en cause, et ont un intérêt majeur à leur résultat. La controverse élevée entre M. Cuvier et M. Geoffroy Saint-Hilaire offre tous ces caractères. Le public ne saurait y rester indifférent Les questions en litige sont telles, qu’indépendamment de leur intérêt purement scientifique, elles sont en outre de nature à saisir l’imagination de tout homme qui pense, et à s’emparer fortement de toutes les intelligences pour lesquelles le spectacle de la nature animée est une source féconde d’émotions, poétiques, philosophiques ou religieuses. Or, il n’y a pas d’âme quelque peu cultivée et bien organisée qui n’en éprouve souvent de semblables.

Nous n’avons pas la prétention, en écrivant sur ce sujet, de nous substituer à nos savans, dans l’exposition de leurs idées. Tous deux, chacun avec son talent, parlent une langue que tous deux entendent, devant un public qui l’entend aussi. Nous voulons seulement, par quelques explications préliminaires et moins techniques, les faire écouter et comprendre par un public plus nombreux.

Nous tâcherons de donner une idée aussi claire que possible à quiconque n’a pas fait d’études spéciales de la doctrine anatomico-philosophique de M. Geoffroy, connue sous le nom de Théorie des analogues. Sans cette connaissance préalable, on ne pourrait bien suivre la discussion qui s’est ouverte à son sujet, à propos du premier mémoire de M. Cuvier, lu dans la séance du 22 février, et qui en contient la critique. Ces deux naturalistes, en effet, s’adressant à un public parfaitement instruit de ce dont il s’agit, négligent avec raison beaucoup d’antécédens et d’explications nécessaires à la plupart de nos lecteurs.

Le système de M. Geoffroy, très vaste, très complexe, est déduit d’une infinité d’observations anatomiques les plus difficiles, qu’il est impossible de rappeler et même de citer dans cette courte analyse. Nous n’en présenterons donc que les résultats les plus généraux, que tout le monde peut saisir, parce que, comme toutes les théories, celle-ci se réduit en définitive à trois ou quatre propositions fort simples.

Le nombre des animaux répandus sur notre globe, qu’ils vivent dans l’air ou dans l’eau, dans l’intérieur de la terre ou à sa surface, est immense. Il est encore indéfini pour nous, car chaque instrument de plus, ajouté à nos organes, nous en découvre de nouveaux. Un fort microscope en fait voir distinctement des milliers dans quelques onces de liquide. La plus simple attention montre que ces êtres innombrables se ressemblent sous certains rapports, et diffèrent sous d’autres. Toutes les langues de tous les peuples consacrent cette observation. Les premières classifications ont été faites probablement par des pécheurs et des chasseurs : elles sont encore employées dans la langue usuelle, et le seront toujours. Elles portent sur les caractères les plus évidens et les plus tranchés des analogies et des diversités d’organisation, et suffisent pour les besoins de la vie et l’utilité. Mais la science est plus exigeante. Elle veut dans ses classifications plus de rigueur, et des règles qui ne souffrent pas d’exception. L’anatomie comparée a découvert dans la structure des animaux une multitude de rapports et de variétés. De ces observations multipliées sont nées les méthodes zoologiques, qui consistent à classer les animaux en plusieurs groupes, désignés par les noms de genres, d’ordres, de classes, d’espèces, de variétés, etc., et à les distinguer entre eux par les caractères physiques que les unes possèdent à l’exclusion des autres.

Les plus, simples, comme les plus savantes classifications, sont de pures abstractions de l’esprit, qui, négligeant les différences, ne considère que les points d’analogie. La nature, comme on l’a dit avec profondeur, ne crée que des individus ; c’est nous qui créons les espèces, par l’abstraction des diversités et la combinaison des ressemblances, combinaison à laquelle nous imposons un nom collectif. La difficulté consiste à bien marquer les limites des analogies et des variétés, et cette difficulté est assez grande pour faire arriver les naturalistes qui s’en occupent à des résultats divers : aussi les classifications sont-elles très nombreuses, et basées souvent sur des principes opposés. Il en est cependant qui, bien que très anciennes, reparaissent toujours dans la science, et sont encore en vigueur aujourd’hui. Telle est celle d’Aristote, consacrée par Linnée, et adoptée de nos jours par MM. Cuvier et de Lamarck, quoique sous d’autres noms.

Le grand travail des naturalistes de tous les temps a donc été de parvenir à une classification parfaite ; c’est-à-dire à une classification fondée sur la connaissance complète des ressemblances et des différences de tous les êtres de l’échelle animale, et d’en déterminer les rapports avec précision et netteté.

L’anatomie comparée, qui seule peut fournir les élémens de ce problème, a pris une nouvelle direction vers le commencement de ce siècle. Les naturalistes avaient toujours pensé, et grand nombre croient encore aujourd’hui, que les espèces animales ont chacune été pourvues par la nature d’organes particuliers, spéciaux, conformes au rôle final qu’elles sont destinées à remplir. Ils voient bien que tous les êtres de cette grande échelle offrent quelques ressemblances générales ; mais les différences entre certaines classes sont si énormes, si décisives, à leur avis, qu’il est impossible d’admettre qu’elles aient été créées sur le même plan. Ainsi, par exemple, l’oiseau, qui respire dans l’air et qui vole, a d’autres organes et d’autres appareils que le poisson, qui respire dans l’eau et qui nage. La vie de ces êtres est si différente, qu’il a fallu, pour la rendre possible, une organisation différente aussi. Si l’on descend aux animaux sans vertèbres, et si on les compare aux animaux vertébrés, toute apparence d’analogie disparaît. Ce sont des êtres nouveaux, construits sur un modèle spécial, composés d’organes particuliers, qu’ils possèdent à l’exclusion de tous les autres.

Cette doctrine a été généralement adoptée par les naturalistes philosophes, depuis Aristote jusqu’à nos jours.

Depuis trente ans environ, d’autres principes se sont introduits : en Allemagne, par les travaux de Kielmayer, Oken, Spix, Tieddeman, F. Meckel, etc., et aussi par les spéculations de l’école de la nature ; en France, par les écrits de M. Geoffroy Saint-Hilaire, et par nos communications avec l’Allemagne.

Ces nouvelles idées de philosophie anatomique ne sont pas tout-à-fait les mêmes en France qu’en Allemagne ; mais on peut reconnaître qu’elles ont d’assez grands rapports, et aboutissent à peu près aux mêmes résultats théoriques. C’est en analysant la doctrine propre de M. Geoffroy, que nous indiquerons l’esprit, le but et les principes de cette philosophie ; car M. Geoffroy en est, en France, le plus puissant propagateur, et il lui a imprimé une originalité et un caractère remarquable.

La doctrine de M. Geoffroy est particulièrement connue et désignée par lui, sous le nom de Théorie des analogues. En effet, elle est tout entière dans l’idée qu’il s’est faite des rapports d’analogie établis entre tous les êtres de la création animale. C’est aussi en définissant clairement ce qu’il entend par ce mot d’analogie, et en expliquant les moyens par lesquels il la constate, que nous aurons une idée suffisante de tout son système.

D’après M. Geoffroy, les naturalistes classificateurs se sont beaucoup plus occupés des différences que des analogies dans leurs études comparatives ; et la raison, c’est qu’ils n’ont comparé les organes des animaux que sous le rapport de leur forme et de leurs usages ; ils ne voyaient l’analogie que quand elle était manifestement caractérisée par les ressemblances de structure et de fonctions des parties. Dès que cette ressemblance leur manquait et s’effaçait, ce qui arrive bientôt pour peu qu’on passe d’une espèce à l’autre, ils se croyaient en présence d’objets nouveaux, et, en conséquence, leur imposaient des noms nouveaux aussi. Cette différence dans les noms fit voir partout une différence dans les choses, et l’analogie fut perdue de vue. Ainsi le vétérinaire, voyant le membre antérieur d’un bœuf, et s’apercevant que sa forme diffère considérablement de celle du bras de l’homme, désigne différemment aussi toutes les parties qui le composent. Il nomme os du canon, ergots, sabots, les parties qui, dans l’homme, portent le nom de métacarpe, de doigts rudimentaires, d’ongles. L’extrémité inférieure du membre antérieur de ce bœuf, ou autrement le pied, comparée à l’extrémité du même membre chez le singe, n’est plus un pied, si on ne fait attention qu’à la forme et à l’usage ; mais un organe tout différent, qu’on appelle aussi du nom différent de main. Chez le lion, ce pied est une griffe ; chez les chauve-souris, une aile ; chez la baleine, une nageoire : de sorte qu’en mettant un nom différent à ce même organe, et attachant une idée différente à chaque différence de nom, le principe d’analogie s’obscurcit et finit par être totalement négligé.

Ce n’est donc point sur des considérations de formes et de fonctions que la zoologie aurait pu trouver des analogies entre les espèces, et ramener l’organisation animale à un type commun. Si cette analogie existe, elle existe ailleurs que là. Les formes et les usages des parties changent non seulement dans chaque espèce, mais encore dans chaque individu ; c’est même sur ces deux circonstances de l’organisation que portent toutes les variétés apparentes des animaux ; elles sont le principe même de la variété. Le principe d’analogie ou d’unité est ailleurs. M. Geoffroy l’a nommé principe des connexions, et voici en quoi il consiste :

Tout corps organisé est composé de parties distinctes et arrangées dans un certain ordre, les unes par rapport aux autres.

Anatomiquement, il n’y a à considérer dans tout animal, d’un côté, que la forme et le volume des parties, et de l’autre, leur nombre et leur arrangement réciproques. Le principe d’unité et d’analogie que l’on cherche, ne se trouvant, que jusqu’à un certain degré, dans la forme, il ne peut se rencontrer, d’une manière complète, que dans l’ordre établi entre les parties, s’il existe. C’est, en effet, dans cet ordre que M. Geoffroy l’a trouvé revêtu, selon lui, du plus haut caractère de généralité et d’authenticité. Ce ne sont donc point les organes qui se ressemblent, mais les matériaux qui les composent. Ces matériaux eux-mêmes ne se ressemblent ni par leur forme, ni par leur usage, mais par leur nombre, leur situation, leur dépendance les uns des autres ; en un mot, par leurs connexions. La loi des connexions n’admet ni caprice, ni exceptions ; elle est invariable. On trouve dans chaque famille, dans chaque espèce, tous les matériaux organiques qu’on trouve dans les autres. Le corps du singe, de l’homme, de l’éléphant, de l’oiseau, du poisson, est composé d’un certain nombre de pièces placées, les unes par rapport aux autres, dans le même arrangement. Ainsi le membre antérieur du cheval, comparé au membre supérieur de l’homme, n’offre qu’une analogie grossière, d’après la considération de la forme ; mais il y a, de part et d’autre, mêmes os, mêmes articulations, mêmes muscles, mêmes disposition et rapports entre toutes ces parties ; c’est-à-dine mêmes connexions. La nature n’a, pour former les animaux, qu’un nombre limité d’élémens organiques, qu’elle peut raccourcir, amoindrir, effacer, mais non déranger de leurs places respectives. C’est comme une ville, par exemple, dont le plan, fait d’avance, a tracé les rues et compté les maisons ; l’architecte peut bien varier à l’infini la forme des habitations, leurs dimensions et leur destination, mais il ne peut intervertir l’ordre prescrit dans leur arrangement. Cet ordre, cet arrangement, ces connexions sont toujours identiques dans tous les animaux. Il n’y a donc pas plusieurs animaux, à proprement parler, mais un seul animal, dont les organes varient dans la forme, l’usage et le volume, mais dont les matériaux constitutifs restent toujours les mêmes, au milieu de ces surprenantes métamorphoses.

Et ces métamorphoses elles-mêmes, d’où naissent les différences, sont expliquées par un autre principe, une autre loi, que M. Geoffroy a nommée balancement des organes. C’est une loi en vertu de laquelle un organe ne prend jamais un développement extraordinaire, sans qu’un autre organe ne subisse un décroissement proportionnel. Dans l’état régulier et normal, c’est cette inégale distribution de matière qui cause l’étonnante variété des formes animales. La théorie des monstruosités est fondée sur cette loi et y obéit. Les monstres, qu’on a si long-temps regardés comme d’étranges caprices de la nature, ne sont que des êtres dont le développement régulier a été arrêté dans certaines parties ; et, chose admirable, il n’arrive jamais à un organe de perdre, dans un individu, les caractères normaux de l’espèce à laquelle il appartient, sans que cette déformation n’imprime à cet organe les caractères normaux d’une espèce inférieure. Il en est de même pour le développement naturel des corps animés. Ainsi, l’homme, considéré dans son état d’embryon, dans le sein de sa mère, passe successivement par tous les degrés d’évolution des espèces animales inférieures : son organisation, dans ses phases successives, se rapproche de l’organisation du ver, du poisson, de l’oiseau. Il présente temporairement toutes les combinaisons organiques dont la nature est si prodigue ; mais il ne les conserve point : il s’en dépouille, pour passer à d’autres, jusqu’à ce qu’enfin il arrive à celle qui lui est spécialement et irrévocablement assignée. Ce qui est vrai du corps animal tout entier, est encore vrai de chacun de ses organes. Le cerveau humain, par exemple, subit un assez grand nombre de changemens, dont chacun a son modèle permanent dans le cerveau des reptiles, des poissons, etc. Tieddemann, en Allemagne, et M. Serres, en France, ont surtout remarqué ces lois de formation.

Il n’y a donc pas, nous l’avons dit, plusieurs animaux, mais un seul animal, dont les pièces constitutives sont nécessairement les mêmes dans toutes les espèces, malgré les nombreuses variétés de forme que leur développement inégal imprime à leurs composés. Ces composés, eux-mêmes, c’est-à-dire les organes, ne changent pas de nature en changeant de nom. Soit, par exemple, le sternum, os situé, dans l’homme, au-devant de la poitrine, et dont la fonction est de servir aux mouvemens de la respiration, et de protéger les organes délicats qu’il recouvre. Si on compare cet os, uniquement sous le rapport de sa forme générale, à la partie qui le représente dans les autres animaux, on perdra le fil de l’analogie, et on croira voir des organes différens. M. Geoffroy, se fondant sur sa situation, par rapport aux organes voisins, entend par sternum, un ensemble de pièces qui forment la partie inférieure de la poitrine, et qui entrent nécessairement dans sa composition, soit pour en aider le mécanisme, soit pour garantir l’organe respiratoire des atteintes extérieures. Le mot sternum est ainsi un mot collectif, désignant un assemblage de diverses parties osseuses, qui, chacune, suivant leur degré respectif de développement, contribuent d’une manière spéciale aux usages généraux de l’organe tout entier, qu’elles constituent par leur réunion. On est conduit ainsi à un type idéal de sternum, qui, pour tous les animaux vertébrés, se résout en plusieurs formes secondaires, suivant les variations des matériaux constituans. Il en est de même du pied, de la main, du crâne, etc. : il n’y a pas autant de crânes, de pieds, de mains, qu’il y a d’animaux. De même qu’il n’y a qu’un animal, il n’y a aussi qu’un sternum, qu’un pied, etc. Quelles que soient, en effet, les singulières métamorphoses de ces organes, il n’est pas difficile d’en démêler les diversités, d’apercevoir qu’elles se convertissent les unes dans les autres, d’en embrasser tous les points communs, et de les ramener à une seule et même mesure, à des fonctions identiques, enfin, à un seul et même type.

Chaque système d’organe qui a atteint, dans une espèce, son maximum de développement, et par suite, de fonction, conserve avec fixité le nombre, le rang et les usages de ses portions élémentaires, tandis que dans une autre espèce, où il n’existe qu’à l’état d’embryon, et tout-à-fait rudimentaire, il est exposé à perdre de son importance et de ses usages, et à laisser même distraire quelques unes de ses pièces, au profit des organes voisins. Mais, quels que soient les moyens qu’emploie la nature pour opérer des agrandissemens sur un point et des amaigrissemens sur un autre, jamais, par une loi qu’elle s’est imposée, une partie n’enjambe sur l’autre : un organe est plutôt diminué, effacé, anéanti, que transposé.

Par les connexions, on arrive à la loi d’unité et d’identité des formes organiques. Par le balancement des organes, on explique leurs variétés et leurs différences apparentes.

Ainsi le principe des connexions et celui du balancement des organes, expliqués l’un par l’autre, conduisent M. Geoffroy à cette conclusion : que les animaux sont tous créés sur le même plan ; qu’il y a, pour le règne animal, unité de composition organique, et cette conclusion est le corollaire le plus général de la théorie des analogues.

Telle est la doctrine philosophique de M. Geoffroy Saint-Hilaire. Elle semble, comme il le dit lui-même, être la confirmation du principe de Leibnitz qui définissait l’univers : l’unité dans la variété[1].

M. Geoffroy n’a pas appliqué encore la méthode de détermination des organes par les connexions à toutes les classes animales, mais seulement aux quatre classes des vertébrés, et aux articulés.

On a agité souvent des questions de priorité relativement aux idées de M. Geoffroy. Quelques uns ont prétendu que, nouvelles chez nous, elles étaient déjà vieilles en Allemagne. D’autres, et en particulier M. Cuvier, soutiennent qu’elles ne sont nouvelles, ni en France ni en Allemagne, mais qu’elles datent de deux mille ans, et n’ont de nouveau que le nom. Les questions de priorité sont toujours difficiles à résoudre. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en 1796, c’est-à-dire, il y a 34 ans[2], M. Geoffroy a exprimé nettement, à notre avis, les principes fondamentaux qu’il soutient encore aujourd’hui ; or, en cherchant en Allemagne, nous ne trouvons, à cette date, aucun ouvrage bien connu qui les contienne. Rien n’empêche donc d’en regarder M. Geoffroy comme l’auteur, du moins chez nous, et, s’ils ont quelque grandeur philosophique, d’en faire honneur à la France. La question de la nouveauté ne doit pas occuper davantage ; car, d’ordinaire, c’est une objection qu’on ne fait que lorsqu’on en a épuisé déjà beaucoup d’autres. D’ailleurs, nous croyons qu’un principe, jeté dans une science, ne produirait jamais un grand mouvement, s’il ne différait que nominalement des principes reçus. Enfin, nous ajouterons qu’un principe quelconque peut se trouver consigné dans vingt passages de vieux livres, sans qu’on doive le regarder comme ancien. Un principe, en effet, n’est rien, tant qu’il n’est pas travaillé et appliqué : c’est une lueur, un éclair, un pressentiment, comme on dit ; mais il ne prend une valeur et un caractère qu’entre les mains de l’homme qui le fait reconnaître pour ce qu’il est, et qui prouve pourquoi il est. Celui-là seul aussi peut s’en regarder comme le propriétaire, parce que seul il sait qu’il possède, et connaît ce qu’il possède.

Nous sommes loin d’avoir épuisé cet intéressant sujet, et nous aurions voulu donner un plus haut degré de clarté à cette courte exposition. Nous y reviendrons, peut-être dans un autre article, où nous rechercherons en quoi et jusqu’à quel point diffèrent les opinions de M. Geoffroy Saint-Hilaire et de M. Cuvier. L.
  1. Un reproche dirigé avec beaucoup d’insistance par les argumentations précédentes contre l’auteur de cette doctrine est une sorte de prétention à l’universalité des vues. Cependant les recherches entreprises, quelle autre conduite lui était prescrite ? On n’est point reçu dans les sciences à énoncer une proposition abstraite, dont il faille ensuite énumérer les cas d’exception. Il n’est pas de règle sans exception, est une locution assez commune ; mais ce n’en est pas moins une antilogie inadmissible : car l’exception détruit la règle, ou quelquefois ne la confirme que quand l’obstacle qui la fausse apparaît manifestement.

    L’universalité du principe d’unité d’organisation est un fait nécessaire, et cette nécessité vaut déjà démonstration. Et, en effet, tous les arrangemens de l’univers étant considérés dans leur principe, il se trouve qu’à un très petit nombre de matériaux s’appliquent, pour en disposer, des forces, numériquement parlant, aussi restreintes ; forces qui ne sont elles-mêmes que l’action réciproque en même temps que simultanée des propriétés des corps élémentaires.

    La puissance créatrice, par des combinaisons aussi simples a produit l’ordre actuel de l’univers, quand elle eut attribué à chaque chose sa qualité propre et son degré d’action, et qu’elle eut réglé que tant d’élémens, ainsi sortis de ses mains, seraient éternellement abandonnés an jeu, ou mieux, à toutes les conséquences de leurs attractions réciproques. G. S. H.

  2. C’est au passage suivant, que cette réflexion fait allusion.

    « Une vérité constante pour l’homme qui a observé un grand nombre des productions du globe, c’est qu’il existe entre toutes leurs parties une grande harmonie, et des rapports nécessaires ; c’est qu’il semble que la nature se soit renfermée dans de certaines limites, et n’ait formé tous les êtres vivans que sur un plan unique, essentiellement le même dans son principe, mais qu’elle a varié de mille manières dans toutes ses parties accessoires.

    « Si nous considérons particulièrement une classe d’animaux, c’est là surtout que son plan nous paraîtra évident : nous trouverons que les formes diverses, sous lesquelles elle s’est plu à faire exister chaque espèce, dérivent toutes les unes des autres : il lui suffit de changer quelques unes des proportions des organes, pour les rendre propres à de nouvelles fonctions, et pour en étendre ou restreindre les usages.

    « La poche de l’alouatte, qui donne a ce singe une voix éclatante, et qui est sensible au-devant de son cou par une bosse d’une grosseur si extraordinaire, n’est qu’un renflement de la base de l’hyoïde ; la bourse des didelphes, un repli de leur peau, qui a beaucoup de profondeur ; la trompe de l’éléphant, un prolongement excessif de ses narines ; la corne du rhinocéros, un amas considérable de poils qui adhèrent entre eux ; etc. etc.

    « Ainsi les formes, dans chaque classe, quelque variées qu’elles soient, résultent toutes au fond d’organes communs à tous : la Nature se refuse à en employer de nouveaux. Ainsi, toutes les différences, même les plus essentielles, qui distinguent chaque famille d’une même classe, viennent seulement d’un autre arrangement, d’une autre complication, d’une modification enfin de ces mêmes organes. » Voyez Dissertation sur les Makis, dans le Magasin encyclopédique, tome VII, page 20.