Principes de philosophie zoologique/Sur la théorie des analogues ; pour exposer comment elle est devenue le sujet d’une discussion au sein de l’Académie royale des sciences, et pour fixer le point précis de la controverse

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

SUR LA THEORIE DES ANALOGUES.
Pour exposer comment elle est devenue le sujet d’une discussion au sein de l’Académie royale des sciences, et pour fixer le point précis de la controverse.

Les études de l’organisation étaient depuis quelque temps sourdement travaillées par un mal-aise qui en gênait les allures ; elles avaient gagné plus en étendue qu’en rectitude. Une révision du passé y devenait nécessaire : cette crise était inévitable ; c’est-à-dire qu’une sérieuse controverse devait éclater. Ce moment est venu.

Toute rénovation d’idées est long-temps contrariée dans sa marche ascendante par les longues journées d’un état transitoire : il est alors dans les esprits un moment d’hésitation, même de souffrance, qui les décide, pour la plupart, à demeurer dans les traditions du passé : mais ce devient aussi un moment critique pour les novateurs. Cette indifférence, peut-être aussi quelques effets de rivalité les éprouvent, exaltent leur foi et leur dévouement scientifiques, et les excitent à redoubler d’efforts. De là, de ces vives impressions à une hostilité déclarée, il n’est qu’un pas. S’il est franchi, les deux camps sont formés : un choc passionné est imminent.

Voilà ce que l’action, l’inévitable influence du temps sur de certaines idées, récemment produites et relatives aux études de l’anatomie comparative, viennent d’amener, ont fait éclater dans le courant de mars 1830 : les feuilles quotidiennes et les journaux de médecine ont rendu compte de cet événement scientifique. Ainsi la presse a porté à la connaissance du public que des débats très animés entre M. le baron Cuvier et moi viennent de retentir dans le sein de l’Académie des sciences. La grande célébrité de cette compagnie, l’importance du sujet et l’accession d’un très nombreux auditoire, ont fait qualifier notre controverse de solennelle, et sont la cause de quelqu’intérêt qu’on lui accorde.

C’est dans ces circonstances que je me propose de donner au public les discours dont l’Académie a entendu la lecture, d’exposer le développement des idées rivales dans l’ordre de leur production. Mais d’abord j’aurai à en préciser l’objet.

Une première lecture, qui a été l’objet d’une bien vive répartie, posait un seul fait : il n’y fut, et dans tout le cours de notre discussion, il ne saurait être question que de donner une solution aux propositions suivantes :

Devait-on, doit-on conserver religieusement une ancienne méthode pour la détermination des organes, en reconnaissance de ses anciens et utiles services, bien qu’elle ait porté d’excellents fruits, quand elle est maintenant insuffisante dans les cas de grande complication ? Ou bien, pour satisfaire à de nouveaux besoins, faudrait-il lui en préférer une autre qui donne plus sûrement et plus expéditivement cette détermination, alors que celle-ci est reconnue comme plus propre à cet office, comme éprouvée, ayant déjà triomphé de difficultés tenues jusques-là pour inextricables ?

Se contenter de cette forme d’exposition, ce serait comme essayer de surprendre une décision favorable. Cette opinion favorable, je ne la désire, je ne l’attends, au contraire, que d’une conviction parfaite : et, pour cet effet, je veux montrer nettement en quoi consistent les procédés des deux méthodes, faire voir quels avantages leur sont définitivement assurés ; un seul exemple le dira suffisamment.

Le premier objet que se proposent également les deux méthodes, c’est de savoir quels organes, chez les animaux, correspondent aux organes préalablement étudiés et anciennement nommés chez l’homme. Le point de départ comme celui d’arrivée ne donnent lieu à aucune incertitude. Toutes les parties du corps humain sont connues, et c’est à retrouver également les parties analogues du corps des animaux, à les revoir dans leur concordance réciproque que s’appliquent toutes les recherches de l’anatomie comparée. Tout autant qu’il s’en trouve de semblables, ce sont autant de rapports dont la constatation forme les points élevés de l’anatomie transcendante.

Or, les deux méthodes se sont également exercées et se sont rencontrées sur les considérations ; soit de la main, soit du pied, dernière portion de l’extrémité antérieure. Mais comment s’y sont-elles prises ? C’est ce point que je tiens à examiner ; car si j’ai été compris dans cette occasion, j’invoquerai l’adage : ab uno disce omnes.

L’ancienne méthode a suivi pas à pas ce qu’elle appelait la dégradation des formes, étant partie de l’homme, c’est-à-dire, de l’organisation qu’elle considérait comme la plus parfaite. À chaque moment de ses recherches, elle est sur un à peu près semblable, d’où elle descend sur chaque différence saisissable. Elle se propose de connaître ces différences ; elle n’a pas d’autres soins, pas d’autres sujets d’études. Cette main d’orang-outang est à peu près celle de l’homme ; mais elle diffère par un pouce plus court et des doigts plus longs. Poursuivant ce même mode de raisonnement, on arrive à la main des atèles, bien autrement défectueuse ; car dans une des espèces de ce genre, il n’y a plus de pouce ; et dans une autre, il n’est, pour en occuper la place, qu’un très court tubercule. Qu’on passe à d’autres singes, les tamarins, les ouistitis, par exemple, les cinq doigts s’y voient ; l’à peu de chose près dure toujours ; mais au moment d’en rechercher la différence, on vient à s’apercevoir que ce n’est plus une main, dans ce sens que le doigt interne n’est plus opposable dans son fléchissement possible aux mouvemens des autres doigts. Ceux-ci, comme le doigt interne, sont également menus : ils se ferment ensemble, ils sont munis d’ongles crochus, longs et acérés ; dès-lors leurs formes et leurs fonctions sont profondément altérées ; car ce n’est plus là une vraie main, mais une griffe. Les ouistitis gravissent le long des tiges au moyen de leurs ongles. C’est donc par un autre mécanisme que cette petite famille parvient, comme tous les singes, à vivre dans les bois et à gagner également le sommet des arbres.

Nous passons aux ours ; le même raisonnement est encore invoqué. Leur pate, c’est encore à peu près la main du singe, mais sous une autre apparence ; les différences y sont plus prononcées ; car on trouve à observer et l’on devra décrire une pate, ainsi qu’on l’appelle dans sa condition de dissemblance, c’est-à-dire un pied à parties digitales, courtes et ramassées, des ongles serrés les uns contre les autres, robustes et se terminant en pointe.

Je saute plusieurs intermédiaires pour arriver à la loutre. On y observe une nouvelle circonstance ; les doigts de ce mammifère sont réunis par de larges membranes. Cet à peu près la même chose a donc étrangement changé de formes : et, comme il fournit à l’animal de puissans moyens de natation, on lui donne le nom de nageoire.

La méthode ne va pas plus loin : elle finit avec les mammifères onguiculés, dits aussi mammifères fissipèdes. Or, qu’il me soit permis de remarquer à ce moment 1o qu’elle n’est ni logique ni philosophique. Ce qu’on s’était proposé d’obtenir par elle, est un tableau des cas de diversité devant servir à la distinction des êtres. Cependant, voyez qu’on l’a fait au moyen d’une supposition qui, à la rigueur, peut être admise dans une acception étendue, mais qui du moins implique contradiction dans l’énoncé de son expression. À chaque instant l’on est forcé d’invoquer une semi-ressemblance, un pressentiment de rapports non justifiés par un travail attentif et préparatoire : une vague idée d’analogie est l’anneau auquel se rattachent ces observations des cas différens. Est-il, en effet, logique et philosophique d’agir ainsi, de conclure de ressemblance à différence, sans s’être, au préalable, expliqué nettement sur tant d’à peu près semblables.

2o Cette même méthode pèche encore plus comme insuffisante. Vous êtes arrêté aux mammifères fissipèdes ; vous ne pouvez au delà poursuivre vos comparaisons ; et il faudrait les étendre à la considération du pied des ruminans et des chevaux. Mais là les différences vous paraissent très considérables : comme si elle avait à s’effrayer du jugement à en porter, la méthode demeure silencieuse. C’était un fil indicateur ; il s’est rompu, il ne dirigera plus. Pour éluder cette difficulté, on change de système : on poursuit ses études des cas de diversité, en affectant ce langage : « Pourquoi la nature agirait-elle toujours uniformément ? Quelle nécessité aurait pu la contraindre à n’employer que les mêmes pièces et à les employer toujours ? Par qui cette règle arbitraire lui aurait-elle été imposée[1] ? » On ne peut comprendre dans les mêmes comparaisons cette à peu près main, cette partie ainsi nommée chez l’homme, quand il lui arrive, comme chez les ruminans et les chevaux, d’être ajoutée à la jambe elle-même. Mais ce ne sont pas des rapports qui préoccupent dans ce cas ; on ne recherche que des faits différens. Il y a exagération dans la métamorphose du pied des ruminans ? tant mieux. La description, la seule chose qu’on en veuille donner, n’en sera que plus facile à faire, montrera des traits plus saillans. C’est même là une sorte de bonne fortune pour cet ordre de recherches : car on a pris le parti de croire à un autre plan de composition animale. Des noms nouveaux pénètrent dans les descriptions ; ceux de sabots, d’os à canon, d’ergots, etc. : voilà pour établir admirablement que la Nature ne se laisse imposer aucune règle arbitraire. On en vient à abandonner le champ des différences relatives, quand les rapports sont masqués : s’il faut qu’ils coutent quelques investigations pénibles, on se contente des différences observées Mais négliger quelques points communs, c’est admettre des différences complètes, absolues. Et pourtant, qui oserait prononcer qu’il soit des différences présentant ce caractère ?

Opposons aux procédés dont il vient d’être rendu compte, la conduite que prescrit la théorie des analogues pour arriver à une détermination sévère et philosophique des mêmes organes. Il faut d’abord qu’elle se donne un sujet net et bien circonscrit : c’est le seul moyen qu’elle ait d’échapper à l’influence solliciteuse des formes et des fonctions, influence qui tend à introduire plusieurs circonstances, où il ne faut admettre qu’un fait qu’il s’agit d’examiner : l’on n’est plus forcé alors de se traîner d’anneau en anneau et d’invoquer des à peu près similitudes, là où ne sont point de vraies ressemblances. Ainsi l’on commence par chercher le sujet qui donne sa condition générale, indépendamment de toutes dispositions accessoires, un objet isolé, que le principe des connexions éclaire de son flambeau, et qui retienne invariablement, nonobstant toutes ses modifications possibles, le fait de sa primitive essence, son caractère philosophique d’une composition uniforme.

Ceci n’offre aucune difficulté. L’extrémité antérieure se compose, dans tous les animaux vertébrés, de quatre portions : l’épaule, le bras, l’avant-bras, et une portion terminale, formant la main chez l’homme, la griffe dans le chat, une aile dans la chauve-souris, etc. Sans m’arrêter aux considérations de forme et de fonctions, qui sont des conditions tout-à-fait secondaires pour le dernier tronçon du membre antérieur, je vois ce tronçon tant qu’il existe : c’est lui qu’abstractivement et tout seul, je considère d’abord ; il ne m’échappera pas dans cette condition : car je le surveille, en portant sur lui un auxiliaire inflexible, l’œil investigateur du principe des connexions. Une barrière est posée par cette donnée fixe : où finit le troisième tronçon, c’est-à-dire, l’avant-bras, commence le quatrième, ou la portion terminale du membre de devant.

Avec cet élément anatomique ainsi isolé, ainsi dégagé des considérations de formes et d’usages, considérations toutefois importantes, si elles interviennent à leur rang d’études ; avec cet élément tout seul, je compare un même fait dans toute la série animale. Je ne m’arrête pas après les fissipèdes ; je passe, sans la moindre difficulté, à la considération du pied des chameaux, des chevaux, des bœufs. Je vais partout considérer ce même élément anatomique, chez les oiseaux, chez les reptiles, chez les poissons, dans tous les êtres, enfin.

N’ayant point disposé de mes heures de travail en dehors de mes occupations habituelles, je ne suis point dans le cas de me conduire, à l’égard de la Nature, s’il m’arrive de ne pas la comprendre, avec quelqu’apparence de générosité ; en voulant bien ne pas lui refuser le droit et le pouvoir d’agir comme il lui plaît. Je m’en étais tenu jusqu’ici à une autre manière de me montrer plus sûrement son dévoué interprète. En pareille occurrence, je me défie des faibles lumières de ma raison ; je me garde de prêter à Dieu aucune intention : je reste où il me semble qu’un naturaliste ordinaire[2] doit se tenir. Je me renferme dans le devoir de la plus stricte observation des faits ; je ne prétends qu’au rôle d’historien de ce qui est. Et je n’avais pas attendu cette dernière argumentation, qui n’est que la répétition d’une plus ancienne ailleurs, pour m’expliquer à cet égard. Je l’ai fait dans un Fragment sur les existences du monde physique, lequel a aussi paru dans l’Encyclopédie moderne (Voyez tome 17, au mot Nature).

Cependant je n’ai encore satisfait qu’à une seule condition, en prenant tout le tronçon terminal du membre de devant comme sujet d’étude comparative. Je dois attention à tous les vaisseaux arrivant de l’avant-bras sur cet organe ; ils l’ont produit d’abord et le nourrissent toujours. On comprend comment le principe des connexions en limite l’étendue : l’un des organes est générateur de l’autre.

Voici un autre soin, que prend encore, ou du moins que conseillera de prendre la théorie des analogues. Avant de se livrer à des recherches sur les différences, elle aura parcouru une grande partie des faits pour les apprécier dans leurs communs rapports : elle aura remarqué dans quelle famille, ou même dans quelle espèce se trouve le plus grand nombre des matériaux, et de quelle manière ils sont, à titre de connexion, disposés les uns à l’égard des autres ; et c’est appuyée sur tous ces documens que la nouvelle méthode de détermination procède sur des organes qu’elle sait exactement comparables.

Ces précautions prises, voyez le zootomiste s’engager dans les études des cas dissemblables ; comme il marche avec certitude sur chacun d’eux ! comme il sait mieux et plus complètement leur valeur respective ! Car, allant d’une espèce à l’autre, il fait chaque fois appel de tous les matériaux, et met sur le compte des différences, l’absence ou l’atrophie des uns, et l’hypertrophie des autres. Il est, par conséquent, préparé à la singularité de ce pouce des atèles qui, dans une espèce, manque entièrement, et qui, dans une autre, existe encore à titre d’un tubercule rudimentaire. Ainsi, le zootomiste parcourt sans s’étonner toutes les métamorphoses de l’organe qu’il considère ; loin de s’arrêter devant le pied du chameau ou du cheval, il le pourrait, au besoin, comparer directement à la main de l’homme ; car il est une donnée qui peut servir de règle. Tout ce qui suit le troisième tronçon de la jambe antérieure forme un ensemble de parties qui se rapportent les unes aux autres, aussi bien dans le cheval que dans l’homme.

De cette manière, les précautions prises pour n’avoir point à s’écarter des rapports réels, au premier moment des recherches, profitent au second moment, quand doit commencer l’étude des faits dissemblables. Ainsi, savoir en premier lieu quels sont les rapports, c’est se préparer à mieux connaître ensuite, à mieux discerner dans quelle mesure sont les différences pour un organe donné, soit dans telle espèce, soit dans telle autre.

Ceci revient à dire que l’ancienne méthode négligeait de prendre toutes les précautions, et que la nouvelle les épuise toutes ; que l’ancienne méthode se donnait son point de départ à priori, et que la nouvelle ne prend confiance dans le sien qu’après qu’elle l’a apprécié par des recherches à posteriori ; enfin que l’ancienne méthode croit le quatrième tronçon de la jambe antérieure comparable chez les fissipèdes, avant étude de quelques élémens de conviction à cet effet ; et que la nouvelle, mais seulement après étude, après qu’elle a éprouvé ses élément de détermination, se porte, sans inquiétude, sur toutes les distinctions caractéristiques à acquérir.

Voyez que désormais rien n’implique plus contradiction : car, si, recourant aux procédés de la nouvelle méthode, vous désirez donner une expression brève et précise de vos observations constatant chaque différence, et, par exemple, des changemens de fonctions, c’est désormais sans la moindre difficulté. Et en effet, vous pouvez mettre en avant un organe qui a un nom spécial, qui possède son caractère d’essence à part ; qui est toujours lui-même, un être identique, inaltérable en ce point, et cela indépendamment de toutes considérations ultérieures. Ceci posé, vous convient-il d’énumérer tous les changemens de fonctions qu’on aurait remarqués, et qui ne sont plus que des faits spéciaux, relativement à l’organe choisi comme exemple ? vous pourrez vous exprimer avec clarté, et de la sorte : Le dernier tronçon de l’extrémité antérieure est, chez la plupart des mammifères, employé diversement, devenant la pate du chien, la griffe du chat, la main du singe, une aile chez la chauve-souris, une rame chez le phoque, enfin une portion de la jambe chez les ruminans.

Je ne donne pas tout ceci comme nouveau : je me suis déjà plusieurs fois servi de cet exemple. L’argumentation ne l’a pas remarqué ; ce n’était pas oubli peut-être. Mais s’il ne lui a pas paru nécessaire d’y donner attention, ce m’est une raison de plus d’y revenir. De même, je n’entends pas affirmer qu’à force de tâtonnemens, et précisément parce que l’on aurait été depuis guidé par les nouveaux principes, l’on ne soit pas avec l’ancienne méthode arrivé enfin de son côté, en ce qui concerne le pied proprement dit des mammifères, aux mêmes conclusions que la nouvelle. Je ne veux pas contester un fait que j’aurais au contraire appelé de mes vœux. Ma démonstration n’était possible, et n’est complète, qu’autant que j’aurais pu choisir et que j’ai en effet choisi mon exemple, pour comparer les procédés des deux méthodes, dans une œuvre consommée, dans des études également suivies et réciproquement avouées par les deux écoles.

Maintenant on a éclaté par des reproches très vifs. La nouvelle méthode de détermination et la théorie des analogues qui l’aide de son inspiration, n’ont rien fait pour telle question : l’on garantit à l’avance qu’elles seront impuissantes dans tel cas, contredites dans tel autre. Mais en vérité, sont-ce là des reproches légitimes ? Cette nouvelle méthode, je la donne comme un instrument de recherches : je n’en recommande l’usage qu’à ce titre. Et elle est effectivement un véritable instrument de découvertes, si elle s’appuie toujours avec discernement sur l’intime association de ses règles particulières[3]. Enfin elle ne serait pas, dit-on, appelée à donner telle solution, à procurer tel autre accès. Cela est possible.

Mais, au surplus, il faudrait, pour que cette argumentation pût signifier quelque chose, que les principes aristotéliques, sur lesquels on revient avec tant d’affectation, eussent donné mieux. Or, c’est, depuis deux mille deux cents ans qu’ils sont promulgués, qu’ils auraient (Argumentation à la date du 22 février) procuré dès ce moment à la zoologie des bases définitivement essentielles. Cependant, qu’ont-ils vraiment, pour leur propre compte, fait entrer dans la science ? Avec eux, toutes les analogies, cachées sous le voile des grandes métamorphoses, n’étaient pas même soupçonnées probables. Avec eux, je puis continuer de dire, en fait d’analogies, il fallait s’en tenir à la coïncidence des trois données, qui se rencontrent toujours dans des espèces faisant partie de familles naturelles ; savoir : l’élément anatomique, la forme et la fonction. Quand se rencontrait ce triple rapport, comme entre l’homme et le singe, la structure organique était considérée comme analogique : l’œil de l’homme pouvait être dans ses conditions essentielles, étudié sur l’œil du singe, et réciproquement. Cependant pour arriver à ce résultat, fallait-il recourir à doctrine, remonter à ces bases essentielles de zoologie, qu’Aristote, leur créateur y avait posées à tout jamais ? Non, c’est là mon sentiment, non. Le bon sens populaire avait déjà donné cette vérité instinctive à Aristote, à son siècle, aux siècles qui, l’ayant précédé, avaient ainsi précédé le temps des mûres réflexions et des études scientifiques. Le bon sens populaire fait cela de lui-même : aujourd’hui, il le fait dans les pays non encore civilisés, et le fera toujours, parce que l’évidence porte en soi un principe de manifestation propre à frapper également tous les esprits.

Si vous pesez toutes ces raisons, il vous sera démontré que les principes aristotéliques, en portant au pressentiment de certaines analogies, ne furent jamais de secours comme parties d’une méthode scientifique : car ce n’est pas sur réflexion, mais d’une manière instinctive, que les faits qui résultent d’analogies frappantes, sont admis aussitôt qu’aperçus.

Des analogies existent-elles au contraire de telle sorte, que ne se révélant pas facilement aux yeux du corps, elles puissent toutefois se manifester aux yeux de l’esprit, les principes aristotéliques sont pour ce cas insuffisans ? L’ancienne méthode s’arrête dans ses applications, juste au moment où il faudrait qu’elle fût doctrinale, où il faudrait qu’elle devînt un fil d’Ariadne, pour faire apprécier les rapports les plus cachés, tous les points communs des faits généraux, les plus importans des sciences.

J’ai encore entendu ce reproche : « Mais cette méthode nouvelle, si hautement recommandée, n’aurait été que rarement employée. » J’en conviens volontiers ; d’abord elle n’est pas d’une date ancienne : et puis, pendant que je l’emploie à démasquer les diverses métamorphoses, pour citer un exemple, que les faits de monstruosités introduisent dans l’arrangement normal des organes d’une même espèce, je laisse en souffrance tous les perfectionnemens possibles et désirables ailleurs. À ceci que je ne conteste pas, je réplique que je ne puis pas faire davantage. J’ajoute ; cette méthode serait-elle dans la suite constamment pratiquée par la réunion de tous les zootomistes, de deux siècles elle n’aura sans doute encore suffi à tout.

Voilà ce que l’argumentation semble ignorer, ce qu’elle laisse de côté ; car elle n’a point eu d’attention pour ce qui aurait pu modérer sa vive attaque. Mais tout au contraire, elle croit ou paraît croire que j’ai donné la théorie des analogues comme consacrant le principe de la conservation invariable de tous les matériaux. Ne produisant aucune justification, elle se hâte de signaler quelques différences dans le nombre des pièces, quand le plus souvent ce n’est qu’un produit de l’âge, le résultat de l’association de plusieurs par soudure. Pour produire un plus grand effet, tout ce qu’elle aperçoit dans le cas de cette allégation est recueilli : les preuves abondent ; on se noie dans les détails. Peine sans doute inutile ; car la théorie des analogues accepte tous les nombres variables que lui apporte l’observation ; elle ne prétend qu’à une recherche d’information.


Je résume ce qui précède en ces termes. Il n’est pas, il ne peut être mis en question, si j’ai avec bonheur ou non fait porter à la théorie des analogues tous ses fruits : tel ne fut pas d’abord, tel n’est pas véritablement le sujet de notre controverse. Le point en discussion est de savoir, si c’est à tort ou avec raison que j’ai recommandé une méthode pour la détermination des organes, et si cette dernière est préférable à la méthode anciennement usuelle.

Je viens de mettre ces deux méthodes aux prises dans un exemple bien connu : on peut prononcer. Si l’on objecte que dans l’exemple invoqué l’ancienne méthode avait suivi de près la nouvelle et qu’elle était presque arrivée aux mêmes résultats, il n’y a rien à en inférer contre l’utilité pratique de la nouvelle, puisque ce n’est que par cette dernière seule qu’on peut résoudre les problèmes les plus difficiles, ramener les plus singulières métamorphoses, comprendre tant de variations si extraordinaires qu’elles ont fait recourir à la supposition de plusieurs plans de composition animale.

Mais, au lieu de me répondre catégoriquement sur ce point, on a préféré diviser son attaque, multiplier les détails, argumenter avec les accidens des nombreuses modifications des corps, faire profession de sincérité en énumérant des faits attestant la diversité de l’organisation animale. On s’est voulu redoutable pour imposer silence, puissant pour arriver avec les avantages d’une position élevée, chef d’école pour accabler avec autorité. Voilà ce qui a inspiré d’interroger avec hauteur ; conduite fondée sur un habile calcul, sur l’idée que de ma part les armes ne seraient point égales ; premièrement parce que la représaille répugne à mon caractère, et secondement parce qu’il n’est aucun moyen de suffire à tant d’interrogations coup sur coup reproduites. L’Académie l’a entendu ; c’est moi, professeur public à Paris depuis 37 ans[4], que l’on n’a pas craint d’interroger sur les faits, sur les matières d’un cours de première année.

J’ai cru devoir, dans ces circonstances, faire cesser nos débats dans le sein de l’Académie. La présence d’un auditoire nombreux appelait trop le désir d’un triomphe, et faisait succéder à l’intérêt des choses un intérêt trop personnel à chacun de nous. J’ai donc annoncé à l’Académie que je n’abuserais plus de sa patience à nous écouter, et que dorénavant j’imprimerais mes répliques. L’article ci-après, disposé d’abord sous forme de prospectus, a été en même temps distribué à tous les membres de l’Académie.

Je prends des engagemens pour une série de publications, étant plein de foi dans la grandeur des résultats à obtenir. Serait-ce vraiment en ces temps de grandes lumières qu’il faudrait se faire un mérite de croire à la coordination et à l’enchaînement des observations en histoire naturelle ? Décrire isolément les animaux, les comprendre avec plus ou moins de bonheur dans des travaux de classification, est-ce assez faire, si l’on songe à prendre part au mouvement qui entraîne actuellement les esprits ? S’en tenir aux seuls faits observables, ne les vouloir comparer que dans le cercle de quelques groupes ou petites familles à part, c’est renoncer à de hautes révélations qu’une étude plus générale et plus philosophique de la constitution des organes peut amener. Après un animal décrit, c’est à recommencer pour un second, puis pour un troisième, c’est-à-dire tout autant de fois qu’il est d’animaux distincts. Pour d’autres naturalistes sont d’autres destinées ; ils abrègent utilement et ne savent qu’avec plus de profondeur, s’ils embrassent l’organisation dans ses rapports les plus élevés. Car dans ce cas, s’il est tenu compte de tous les développemens possibles, tant de ceux d’une même espèce traversant les âges de la vie, que de ceux de toute la série zoologique s’élevant par degrés à la plus grande complication organique, on arrive à un fait simple, qui est en même temps la condition la plus générale de l’organisation. Tout organe est ramené à l’unité d’essence et de capacité pour l’incorporation de certains élémens. Un organe simple, enté sur un autre du même ordre, commence les faits de complication. Qu’ensuite plusieurs autres viennent, à leurs momens précis et par les voies de succession, de génération, entourer ce noyau, cela augmente la somme des premiers faits, sans altérer le caractère de leur simplicité. Mais d’ailleurs c’est le même cours de développemens, qui se poursuit dans un même cercle, satisfaisant à sa tendance originelle. Car il n’est qu’un même mode de formation pour engendrer les faits organiques, soit que son action, s’arrêtant de bonne heure, donne les animaux les plus simples, soit que cette action, persévérant jusqu’au terme de toute sa capacité possible, amène la plus grande complication des organes. Effectivement, il ne saurait être ici question de merveilles, mais de l’action du temps, mais de progrès dans le rapport de moins à plus.

Pour cet ordre de considérations, il n’est plus d’animaux divers. Un seul fait les domine, c’est comme un seul être qui apparaît. Il est, il réside dans l’Animalité ; être abstrait, qui est tangible par nos sens sous des figures diverses. Ses formes varient en effet, selon qu’en ordonnent les conditions de spéciale affinité des molécules ambiantes, qui s’incorporent avec lui. À l’infinité de ces influences, modifiant sans cesse les reliefs profondément comme sur tous les points superficiels, correspond une infinité d’arrangemens distincts, d’où proviennent les formes variées et innombrables répandues dans l’univers. Toutes ces diversités sont ainsi limitées à de certaines structures, selon le caractère des excitans, selon que se déplacent ou se réengagent les élémens. Mais d’ailleurs ces faits da diversité se reproduisent nécessairement, comme si chacun était retenu et enfermé dans une trame qu’il ne peut ni transpercer ni déborder.

Voilà dans quel océan d’actions, de perturbations et de résistances s’exercent les facultés de l’organisation animale. Les corps, les élémens, leur mouvement, l’actuel et le futur arrangement de toutes choses, voilà l’œuvre de Dieu, ses dons à toujours concédés.

La Nature est la loi qu’il a donnée au monde[5].

Cette manière de comprendre la nature, de la considérer comme la manifestation glorieuse de la puissance créatrice, et de trouver dans cet immense spectacle des choses créées des motifs d’admiration, de gratitude et d’amour, constituant les rapports et les devoirs de l’humanité à l’égard du maître et du suprême législateur des mondes, est, je crois, non moins respectueuse que la forme qui fut admise dans la lecture académique du 5 avril. Je devais compter sur des argumens de naturaliste à naturaliste : l’argumentation est devenue théologique[6] : l’effet voulu, il a été produit. Je m’abstiendrai de relater ici le jugement qui en fut porté dans le public.

Et en effet, le mot Nature n’est susceptible chez les naturalistes que d’une seule interprétation : l’acception de ce mot, ils la trouvent, comme tous les physiciens, ils la croient donnée par le sens de cette phrase : Dieu est l’auteur et le maître de la Nature. C’est qu’en effet la nature s’entend de l’universalité des choses créées.

Comment après cela se permettre de détourner cette acception nette et précise, pour lui donner dans le même écrit un autre sens, pour faire jouer aussi à la Nature le rôle d’un être intelligent, qui ne fait rien en vain, qui agit par les plus courts moyens, qui ne les excède jamais et fait tout pour le mieux.

Cette double acception est sans doute de ressource dans une argumentation ; mais, à mon tour, j’use de mon droit, en rejetant toute application que l’on voudrait illégitimement faire de cette extension, en rappelant et n’acceptant que la signification admise en histoire naturelle.

C’est cela aussi que l’on s’était proposé par cette autre objection, à la date du 22 mars. « Concluons que vos prétendues identités, que vos prétendues analogues, s’il y avait en eux la moindre réalité, réduiraient la Nature à une sorte d’esclavage, dans lequel heureusement son auteur est bien loin de l’avoir enchaînée : on n’entend plus rien aux êtres, ni en eux-mêmes, ni dans leurs rapports. Le monde est une énigme indéchiffrable. »

S’il y avait en eux la moindre réalité. C’est à dire, que s’il y avait vérité dans l’énoncé de la proposition, vous ne la rejetteriez pas moins ! Serait-ce qu’un fait d’histoire naturelle, n’oblige pas toujours le naturaliste ? Eh quoi ! nous pourrions, en nous abandonnant à notre jugement, préférer le mieux à ce qui est. Se féliciter de ce que la Nature ait échappé à une sorte d’esclavage, c’est donner à entendre que les spéculations de notre faible raison pourraient entrer pour quelque chose, compter comme un correctif dans les arrangemens pourtant si admirables de l’univers.

J’entends tout autrement les devoirs du naturaliste : s’il prend pour bon tout ce qui est, s’il en recherche la connaissance par l’observation et s’il l’expose sans phrase à effet, il s’est renfermé dans le rôle d’un simple historien des faits ; rôle dont il lui est défendu de jamais sortir.

Vous répugnez par des considérations d’utilité en faveur de la jeunesse à de certaines analogies. C’est déplacer la question. Ces analogies sont ou non la juste expression généralisée d’observations particulières ; voilà le seul point qu’à titre de naturalistes, nous soyons appelés à juger. Vraies, et fussent-elles même difficiles à saisir, nous leur devons accueil ; fausses, seraient-elles de nature à faciliter les premiers pas de la jeunesse, il convient de les rejeter. La majesté des sciences réside tout entière dans le respect pour la vérité ; et c’est s’en écarter, je crois, que d’argumenter par des raisonnemens comme celui-ci.

« Sans doute il est plus commode pour un étudiant en histoire naturelle de croire que tout est un, que tout est analogue, et que par un être on peut connaître tous les autres : comme il est plus commode pour un étudiant en médecine de croire que toutes les maladies n’en font qu’une ou deux[7] (arg. à la date du 22 mars). »

Ce qu’il faut aux étudians, tout aussi bien qu’aux savans de profession, c’est d’être dans le vrai. Tout le prix des sciences est là : toute bonne philosophie repose sur cet axiome.

Des recherches constamment suivies et long-temps mûries sur les analogies des êtres ne tendent pas à faire du monde une énigme indéchiffrable !

En définitive, dans les répliques par lesquelles je vais répondre aux argumentations qui m’ont été opposées, je ne m’occuperai que de ce qui importe à tous, que de la science. Jamais d’habileté, toujours de la droiture, la conscience des faits, du soin dans leur narration, une conviction parfaite dans leur groupement, un travail soutenu ; voilà ce qui sera, ce qu’on trouvera, je l’espère, dans cette première publication et les suivantes.

Puissé-je, arrivé au terme de cet ouvrage, avoir enfin acquis le droit d’y apposer ma signature ordinaire, ce dernier mot exprimant du moins les sentimens qui m’animent et me soutiennent dans mes recherches ; utilitati.

Paris, au Jardin du Roi, 15 avril 1830.

N. B. Je donne une date à ce premier article, celle du jour où il fut livré à l’impression. Bien que consacré à éclaircir un point de la controverse, comme discours préliminaire, il en résume quelques parties.

  1. Cuvier, lecture académique du 5 avril, textuellement transcrite dans le feuilleton du journal des Débats, à la date du 6 avril 1830.
  2. Pour nous autres naturalistes ordinaires : expressions familières de M. Cuvier, au sein de l’Académie des sciences ; reproduites plusieurs fois, elles ont obtenu l’effet qu’on en attendait : mais peut-être beaucoup au-delà des prévisions calculées.
  3. La théorie des analogues, le principe des connexions, les affinités électives des élémens organiques, et le balancement des organes : Voyez, pour le développement de ces idées, le discours préliminaire de ma Philosophie Anatomique, tom. II.
  4. Moins âgé de trois ans que M. le baron Cuvier, je le précédai cependant de dix-huit mois dans la carrière de l’enseignement Cette circonstance, ma position au Jardin du Roi, nous mirent en rapport, amenèrent nos relations.

    Ces relations, elles ont commencé pour nous à l’entrée de la vie sociale : elles devinrent promptement une liaison intime. Alors, que de cordialité, que de soins entre nous, que de dévouement réciproque ! Présentement, des dissentimens sur les faits de la science, quelques graves qu’ils puissent être, doivent-ils prévaloir sur la douceur de ces souvenirs ? Nos premières études d’histoire naturelle, quelques découvertes même, nous les fîmes ensemble ; nous nous y portions avec l’élan de la plus parfaite amitié, jusques-là que nous observions, que nous méditions, que nous écrivions réciproquement l’un pour l’autre. Les recueils du temps renferment des écrits publiés en commun par M. Cuvier et par moi.

  5. Pensée profonde du poème de l’Astronomie, œuvre posthume de M. Daru. « Poëme, a dit M. Lamartine, prenant rang à l’Académie française, poème qui n’est publié que d’hier, et qui promet d’éclairer son tombeau du rayon le plus tardif, mais le plus brillant de sa gloire. »

    Le passage suivant est la source et contient le développement de cette pensée.

    Naturam vero apello legem Omnipotentis,
    Supremique patris, quam primâ ab origine mundi
    Cunctis imposuit rebus, jussitque tenerit
    Inviolabiliter, dum mundi sæcla manerent.

    Marcel Palingen, Zodiaque de la vie, liv. II.
  6. Je sais bien, a dit M. le baron Cuvier, dans son mémoire du 5 avril, je sais que pour certains esprits, il y a derrière cette théorie des analogues, au moins confusément, une autre théorie fort ancienne, réfutée depuis long-temps, mais que quelques Allemands ont reproduite au profit du système panthéistique, appelé philosophie de la nature.
  7. Pour mon compte, j’engage les élèves en médecine à s’en tenir à l’enseignement qu’ils reçoivent présentement ; car s’il leur fallait reculer jusqu’à la nosologie de Sauvages, ils ne pourraient suffire à ces milliers de maladies distinguées par ce praticien.