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Prisons et Paradis/38° 5

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 115-122).

38°5

Samedi. Ça y est. Je l’ai. Dieux ! J’avais oublié combien le lit, tout toile fraîche et boule chaude, ressemble, avant dix heures du soir, à un délice pervers… S’il n’y avait pas cet invisible chapeau trop serré, cette mâchoire invisible qui avertit les reins à chaque mouvement, cette faiblesse dans les poignets, et surtout, quand on respire, ce vide ardent dans les poumons, ce courant d’air de forum où le sirocco tournoie, il serait doux de dîner au lit… Dîner ? Qui a parlé de dîner ? Pouah !… Je viens de perdre, en deux heures de malaise, l’habitude, le dessein, l’envie et le besoin de manger. Tant mieux. Il n’est plus en mon cœur que citrons, gobelets purs, thé de pétales. Quel bonheur ! Mon embonpoint se détache de moi, effeuillé, par livres… Patience, c’est une image de l’avenir, du proche avenir. Jetez-moi, tintante et ronde dans ce verre de limonade, une obole d’aspirine… Merci.

Lundi. Mauvais, mauvais. Tout est mauvais. L’orange est amère. Amère la tisane sucrée. Amers les bonbons adoucissants. Qui m’a apporté ces bonbons des Borgia, vert poison, dont chacun cache un piège glacial de menthol ? Tout ce qui s’absorbe par la bouche est néfaste, et d’ailleurs désuet, révolu comme la coutume des repas… Une voix dans ma chambre : « C’est aujourd’hui qu’elle devait envoyer à Vogue la recette de la poitrine de bœuf à la Languedocienne… » La nausée et le courroux arment mon bras défaillant ; ramassant une orange errante sur le tapis, je la lance dans la direction des barbares qui parlent de bœuf, de langue, d’oc et de poitrine… Un cri de douleur répond à mon geste. C’est celui d’une tasse bleue, à laquelle je tenais beaucoup.

Mercredi. Une voix dans ma chambre, au téléphone : « Oh ! non, pas mieux, au contraire… Non, elle ne prend rien. Le docteur a dit… Oui, avant-hier elle avait même un peu de délire, elle jetait des oranges en l’air… C’était affreux… Oh ! non, elle ne pourra pas envoyer son article culinaire à Vogue… Elle regrettera beaucoup… Merci, Monsieur. »

Je regretterai beaucoup ? Ces propos me font sourire de pitié. Mon article culinaire ? Et quel besoin a Vogue d’articles culinaires, de grasses recettes, de secrets anciens chuchotés par le bec du coquemar dans la noire oreille du fait-tout ? Vogue, ses adipeuses rédactrices et ses mannequins accablés de chair ? Assez, assez de nourriture ! Tout ça va maigrir, il n’est que temps. Je donne l’exemple. Qu’elles fassent comme moi, qui, depuis samedi… Comment, ça ne fait que cinq jours ? Reversez-moi de la limonade tiède, s’il vous plaît. Rien ne convient mieux à mes 38 kil. 5 — je veux dire à mes 38,5 au thermomètre. Nous ne sommes pas au bout : je veux étonner le monde, à l’aube de ma quatrième jeunesse — quatrième ou troisième ? Cinquième ? Non, troisième… Les chiffres, vous savez…

Sous la porte fermée, un ruban d’odeur plate, chaste et âgée de quatorze à quinze ans, s’insinue dans ma chambre : l’odeur de la marmelade de pommes. Fi, quel mortier ! Il y a, pour un corps qui tantôt se désincarne, d’autres soutiens…

Vendredi. Fièvre toujours. Rêves charmants, mais mystérieusement gâtés par un ferment indiscernable, une brillante couleur de fruit véreux. Rêve de pomme en coton teint, de feuillage tendre qui bruit avec un son de palmes sèches. Des sollicitudes, à mon réveil, s’égarent : « Peut-être prendriez-vous une tasse de bouillon de légumes ? » Pourquoi pas une salade de hareng, aussi ? Je souris, faiblement, mais c’est de mépris. On sonne. « Ce n’est rien, Madame, c’est Vogue, qui envoyait voir si… »

Ah ! oui, Vogue, obsession, Vogue et sa poitrine de mouton, de bœuf, de mastodonte, ses gigots de plésiosaure, ses dinothériums farcis… Mais ils ne pensent donc qu’à ça ? Dans mes souvenirs, brumeux, tamisés et rythmés par la timbale de mes 38,5, il me semblait que Vogue s’occupait d’élégances… L’appétit pantagruélique de Vogue a besoin d’une leçon : ma chère, voulez-vous prendre ce que je vais dicter : « Dans toutes les familles qui se respectent, la poitrine de bœuf farcie est remplacée par le lait d’amandes fraîches. Pour deux litres de lait d’amandes il faut plus d’un kilo d’amandes fraîches et saines, épluchées. Pilez dans un mortier de marbre, avec une petite quantité de sucre. Ajoutez, goutte à goutte, l’eau nécessaire à l’émulsion. Pendant la nuit suivante, le mortier et son contenu, voilés d’un linge, resteront au frais. Le lendemain, filtrez dans une poche de batiste, ou de mousseline à trame serrée. Goûtez, sucrez encore un peu, ajouter la quantité d’eau qui manque à vos deux litres. Si vous servez promptement vous pouvez remplacer l’eau par du lait fraîchement trait. Ne frappez jamais le lait d’amandes, mais laissez flotter, sur son onde un peu bleue, crémeuse, une feuille de citronnelle, verte, à peine immergée, effilée comme une jonque de Chine… Et n’oubliez pas, non plus — tout est perdu sans elle ! — la goutte d’essence de roses, une goutte, une seule… »

… Encore manquera-t-il, à ma recette, ce qui rend le lait d’amandes plus doux à l’âme, et aux lèvres : un ciel d’un bleu cendré, percé d’étoiles larges, embrumées par la végétale humidité d’un printemps marocain ; — un ciel rectangulaire, prisonnier entre quatre murs de faïences vernissées et de bois de cèdre ; — des feuillages noirs sur la nuit, une musique d’instruments maigres et de longues voix étirées ; — de belles mains de négresses qui soutiennent une jatte d’oranges ; — un musculeux bras nu d’un brun de palissandre poli, qui brandit l’aiguière d’argent et verse dans le gobelet un fil laiteux qui tremble ; — l’odeur du copeau de santal qu’un brasero consume ; — des jasmins jaunes à fleurs épaisses, dont le parfum se traîne à ras de terre ; — une danseuse chleuh d’un blanc de cire, accablée d’étoffes, voilée toute sauf un visage dont les yeux ne regardent pas la terre, et deux pieds crispés, sans joyaux, nus au centre d’une rose de mosaïque, une danseuse qui n’avance ni ne recule, qui se hausse un peu, grandit et retombe sur elle-même comme un jet d’eau…

Nous regardions curieusement son petit visage de tiercelet, froid, féroce. Mais les pieds nus étaient tels que les hommes d’Occident n’avaient d’yeux que pour les doigts libres et leur blancheur, les ongles enchâssés de chair intacte, les talons teints de rouge qui baisaient leur reflet dans la mosaïque… Trop épris de ces pieds frémissants, plus nus, plus blancs qu’un sein et comme lui préservés du soleil, mes compagnons d’Occident se détournaient d’eux, puis revenaient à eux…

Lundi. Détente, fatigue agréable entre toutes les fatigues… Oisiveté étrange, vacance d’un corps que la fièvre quitte… Où est allée cette grande activité de bourdonnements, de coups sourds, de marteaux entourés de feutre, de cristallines enclumes lointaines ? Je ne suis plus qu’une équipe qui s’est endormie à la pause — et ne se réveille plus. Mes travailleurs dorment, qui derrière une meule, qui sur la berge du ruisseau, d’autres au soleil. Eh bien, mes enfants ? Allons, voyons, allons ! Rien. J’objurgue, en vain, une léthargique escouade. Une voix dans ma chambre : « Madame n’oublie pas que le docteur a dit… » Qu’est-ce qu’il a dit, le docteur, cette lourde créature bien intentionnée qui porte des souliers de cuir, un vêtement rude au toucher ? Il sème des paroles consistantes comme « récupération, nutrition, aliment complet, toniques », etc., etc. Depuis bien longtemps, il me semble, j’ai opté pour un monde qui s’alimente de crème de riz, d’orgeat chaud, de granules argentés, où l’on est vêtu d’angéliques chemises de soie, de laines douces couleur de rose. Le jour et la nuit, très longs, naissent et meurent sur le coin de mon lit, déposant, près des douze tulipes aux têtes chavirées, les journaux de l’aube et les journaux du soir… À propos, et Vogue ? Un souffle a levé le rideau, et de la vitre d’un taxi, qui tourne dans la rue Vivienne, ricoche jusqu’à moi une gifle de soleil… Cela fait chanceler, cette rude main de maître, en pleine face… Le voilà bien, le « tonique »… Aidons-le. Une gourde jumelée, en vieux cristal verdâtre, contient encore du vin d’oranges qui a bien cinq ans d’âge. Dans le fond d’un verre mince à hanche tordue — une coxalgie qui doit remonter à Louis XIII — qu’on me verse un doigt de vin d’oranges ; n’ayez crainte, je ne le boirai pas, c’est assez de le flairer. Les yeux fermés, le nez ouvert, je relirai, pour Vogue, son histoire…

Il date d’une année où les oranges, du côté d’Hyères, furent belles et mûries au rouge. Dans quatre litres de vin de Cavalaire, sec, jaune, je versai un litre d’Armagnac fort honnête, et mes amis de se récrier : « Quel massacre ! une eau-de-vie de si bon goût ! La sacrifier à un ratafia imbuvable !… » Au milieu des cris, je coupai, je noyai quatre oranges coupées en lames, un citron qui pendait, le moment d’avant, au bout de sa branche, un bâton de vanille argenté comme un vieillard, six cents grammes de sucre de canne. Un bocal ventru, bouché de liège et de linge, se chargea de la macération, qui dura cinquante jours ; je n’eus plus qu’à filtrer et mettre en bouteilles.

Si c’est bon ? Rentrez seulement chez vous, Parisiennes, à la fin d’un dur après-midi d’hiver ou de faux printemps, cinglé de pluie, de grêle, fouetté de soleil pointu, frissonnez des épaules, mouchez-vous, tâtez votre front, mirez votre langue, enfin geignez : « Je ne sais pas ce que j’ai… » Je le sais, moi. Vous avez besoin d’un petit verre de vin d’oranges.