Prisons et Paradis/Ahmed
AHMED
— Ahmed, tu n’oublies pas de venir à neuf heures ce soir ?
— Non, m’sié.
— Et tu nous mènes chez Fatma ?
— Oui, m’sié.
— Fatma ou peut-être Zorah ou Yamina ou Aïcha… Tu vois qui je veux dire ? Une fille qui a dansé pour moi l’an passé, une fille magnifique, tu sais, qui est grosse d’ici, grosse de là…
Ahmed interrompt d’un signe notre compagnon et baisse discrètement, sur ses prunelles couleur de café foncé, ses paupières couleur de café clair. Il est tout jeune en retors. Ses grands yeux ne parlent pas, mais sa bouche de quinze ans sait grimacer à l’européenne pour exprimer la ruse, le dédain, la moquerie, et sourire trop. Ce n’est pas sa faute. Il guette les touristes, les guide, écoute de basses plaisanteries de banlieusards qui se paient maintenant trois jours de départ comme autrefois un après-midi de canotage sur la Marne… Il se frotte à nos défauts, à nos ridicules. Il les imiterait, si le burnous ne contraignait à la majesté orientale son corps d’adolescent maigre.
— Tu peux t’en aller, Ahmed.
Il s’en va, ou plutôt il paraît s’en aller. Un pli du sable rose absorbe son burnous qui prit au désert sa couleur de tourterelle. Nous sommes libres d’aller sans lui boire de l’anis près de la place du Marché, acheter sans lui des cartes postales sous une sorte de hangar ouvert où l’on vend aussi des alcools de fantaisie, des bidons d’essence et du tabac. Nous pouvons, sans lui, regarder passer les troupeaux de moutons qui vont vers l’étable et plaindre les brebis exténuées qui mettent bas sur la route en marchant… Nous n’avons pas besoin de lui pour grimper, au-dessus de la petite mosquée humble et sombre, sur la plus haute terrasse d’argile sèche ; de là nous savons sans guide jeter au hasard, sur une case du damier de terrasses étalé à nos pieds, des pièces d’argent et de nickel, dont le tintement fait surgir quelque enfant nu, quelque jeune fille dévoilée qui détourne, à notre vue, ses joues étoilées de bleu.
Nous n’avons pas besoin d’Ahmed, mais il est partout à nos côtés. Couché dans l’ombre courte d’un mur fondu par les dernières pluies, visible entre les palmes rigides, épaisses, nourries d’une eau souterraine ; collé mollement à la grille du jardin qui cerne l’hôtel, Ahmed, inquiet, doute jusqu’au soir des Francs sans foi.
Il reparaît officiellement à l’heure où les tambours comptent, derrière les portes closes, des pulsations inégales et infatigables, comme un cœur anxieux. Il s’appuie sur le long bâton qui sert à écarter les enfants mendiants : « Soldi, soldi, mossié l’amélicain », et à heurter brutalement le vantail des logis Ouled-Naïl. Il nous précède dans la nuit sans lune, que le sable éclaire comme la neige, où l’on n’entend que les tambours étouffés, une flûte perçante qui descend, monte, redescend, remonte une gamme mineure, avec l’obstination vaine et épuisante d’un jet d’eau, et le vent presque froid, venu des montagnes, qui froisse les palmes, pousse le sable…
Une porte s’ouvre, une porte qu’Ahmed vient de heurter en maître. C’est celle d’une Zorah mince, affairée, que sa couleur foncée, sa taille ceinte étroitement d’argent, apparentent à une fourmi…
— Ce n’est pas celle-ci que je cherche, dit notre compagnon. Je t’ai dit, Ahmed, cette fille superbe, plus grande que toutes les autres, qui s’appelait, qui s’appelait…
Le zèle d’Ahmed n’attend pas la fin de la phrase :
— Viens, m’sié, viens… Fais pas tention Zorah, viens…
L’ample burnous, le long bâton nous mènent à un autre seuil, à un autre logis meublé d’un banc, d’un fauteuil de rotin, d’un lit de cuivre et d’un tapis cloué au mur. Une matrone énorme, aux grands yeux léonins, et sa fille, petite beauté de quatorze à quinze ans, danseront pour nous, s’il nous plaît, ou nous verseront le thé vert parfumé de menthe…
— Non, dit sèchement notre compagnon. Ahmed, tu n’as pas compris ? Je veux revoir cette fille qui avait des nattes comme des chaînes de bateau, et des pluies de bijoux d’or aux oreilles, je me souviens qu’on la surnommait la Perle…
— Oui !… Viens, m’sié, viens…
Mais il nous mène chez une charmante créature fanée, délicate, qui a des mouvements fiers, la main sèche et princière, la flamme et l’aristocratie de certaines tuberculeuses…
— Tu t’es moqué de moi, Ahmed, dit en sortant notre compagnon. Quand on se moque de moi et que je m’en aperçois, je ne paie pas. Tu n’auras pas un sou pour ta soirée.
Un sanglot exagéré émeut l’ombre.
— Je n’aime pas, reprend notre sévère compagnon, qu’on me prenne pour un imbécile. Tu n’avais qu’à me dire que tu ne connaissais pas cette… Fatma, Aïcha, cette Perle, enfin…
Un grand élan de sincérité porte Ahmed tout près de notre compagnon, dans la barre de lumière crayeuse que projette, devant le seuil de la dernière Ouled-Naïl, un bidon à acétylène.
— M’sié, je la connais. Mais je peux pas conduire… Elle est… elle est couchée.
— Couchée ?
— Oui, m’sié. Malade.
Il soupire, montre le blanc de ses yeux et ajoute, théâtral :
— Bien malade !
Notre compagnon scrute avec méfiance le jeune visage arabe, verdi par le brutal papillon d’acétylène :
— Malade ? tu mens. D’ailleurs ça m’est égal. Il me suffit que tu m’aies menti une fois. Pas un sou, tu m’entends ? Pas un sou !
Il tourne les talons, et Ahmed s’accroche à lui :
— Je vas te dire ! Elle est pas malade !
— Je m’en moque. Va-t’en.
— Elle est pas malade, elle est… elle est partie !
— Veux-tu me lâcher ?
— Écoute, écoute, m’sié… Elle est partie, m’sié… Écoute…
Sa protestation nous suit jusqu’à la grille de l’hôtel, et nous l’y retrouvâmes le lendemain, humble et tenace, espérant quand même son pourboire. Notre compagnon, renseigné depuis le matin sur le sort de sa Perle, l’appela :
— Ahmed ! Tiens, prends ça, petite canaille.
— Merci, m’sié.
— Tu ne le savais pas, que la Perle était morte ?
— Si, m’sié.
— Alors pourquoi m’as-tu raconté des boniments au lieu de me dire simplement qu’elle était morte ?
D’un mouvement insensible, Ahmed dégage de la main du roumi le pan de son burnous. Le mystère et l’énigmatique orgueil rendent sa noblesse originelle à ce visage encore enfantin, rompu à toutes les grimaces de la servilité et du mensonge. Il détourne la tête et répond, laconiquement :
— Pas convenable…