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Prisons et Paradis/Chats-huants

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CHATS-HUANTS

Son maître était un vieux musicien, tout brûlant de fanatisme, fondateur d’une société musicale, La Trompette, qui n’est pas encore oubliée, et ceux qui l’ont connu l’appellent encore, comme je fais, le « père Lemoine ».

Elle, je ne sais comment la nommer. Sa taille ne dépassait pas celle de l’Effraie naine — dix-huit centimètres — mais elle portait les petites cornes de plumes des Ducs, et rien, dans sa fière contenance, dans son corps effilé couleur d’araignée, de rat, d’aube terne, de cendres, ne rappelait la courtaude, la vive et minuscule Effraie naine.

Elle et son maître s’accommodaient tous deux d’une lumière voilée. Sous l’abat-jour vert, la lampe du bureau blessait encore l’oiselle de nuit. Mais elle avait dès longtemps choisi, et acceptait tout pour ne point quitter son maître. La sévère petite personne se tenait fidèlement sur la droite du bureau, bien éveillée, les yeux mi-clos. Immobile, elle était de pierre, impénétrable, rengorgée, ses serres délicates à peine visibles sous sa jupe de plume. Mais à la voix du père Lemoine, elle gonflait tout son plumage, s’ébrouait avec un bruit d’éventail et prenait des airs de tête comme une perruche. Cette coquetterie d’un oiseau que l’homme dit « funèbre », la tendre assurance qui menait la petite chatte-huante à l’assaut du père Lemoine qu’elle gravissait comme un mont, étonnaient les amis du fondateur de La Trompette.

J’étais alors fort jeune, mais plus vieille qu’eux tous, déjà, dans l’amitié des bêtes.

— Peut-être est-elle aussi âgée que moi, me disait le père Lemoine en grattant la large tête, sagace et pleine, de son amie nocturne. Elle me vient d’Autriche, mais je n’en connais pas plus…

Elle percha volontiers sur mon doigt tendu, et je n’en fus pas surprise. Je ne fus émue que d’entendre son chant — puis-je nommer autrement un flûtis limpide, un bavardage bas, modulé, percé parfois de notes pures ? Le père Lemoine souriait :

— Elle m’en dit bien d’autres, la nuit, quand nous sommes seuls, dit-il. Elle roucoule comme un ramier…

Ce doux sanglot de minuit, Émile Vuillermoz le connaît encore mieux que moi. C’est à Orsay, par la fenêtre ouverte de son cabinet de travail qu’entrait, comme l’aile même du brouillard, un grand-duc, un de ceux dont la voix, au bord du jour, déchire la nuit et le sommeil. Visiteur amical et libre, il acceptait d’être parfois un convive, et mangeait sobrement mais avec fureur, aidant de la serre son bec aquilin.

J’habitai, un temps, le pays de France où l’on tue le plus de chats-huants. Réfugiés dans les combles d’une demeure à demi ruinée, ils se virent traqués, mutilés et crucifiés aux portés des granges. Paysans et chasseurs tuaient la chouette rieuse si bien coiffée d’un béguin à la Marie Stuart, et le grand-duc qui nage, déployé, sur la nuit, et la chevêche miaulante, et l’effraie.

Vers ce temps commença la période des trèfles aigres, pauvrement fleuris, et l’étrange disparition des abeilles. Déplacement plutôt que disparition, car nous les vîmes quitter des abris rustiques qu’elles avaient choisis elles-mêmes, presque au ras du sol, dans une ancienne resserre de jardinage, et sous une énorme jarre ébréchée. Elles rallièrent, par nuages suspendus, nos murs crevassés, s’agglutinèrent, par masses en forme d’ananas, à des balustres rompus. Leur irruption dans une chambre haute, un matin, emplit la maison d’un fiévreux tam-tam étouffé et elles ronflèrent un moment, comme l’incendie, le long d’un conduit de cheminée. Mais aucun de nous ne fut touché de leur aiguillon, et les abeilles altérées se détournaient de l’abreuvoir quand le bétail y venait boire. Pénétrant au creux des murs secrètement évidés, et dans des logettes à meurtrières elles imitèrent les plus anciens essaims qui de siècle en siècle coulaient dans les tours un miel ignoré. Là, elles rejoignirent les hôtes nocturnes de la demeure, les derniers chats-huants, les derniers protecteurs indirects de l’abeille…

Car aux champs prospéraient le mulot, la musaraigne et le robuste rat agreste, tous friands du miel volé aux abeilles sauvages. Quand le rongeur découvre par hasard le goût du miel, il apprend du même coup à le rechercher. Il flaire sa succulence jusque dans l’estomac de l’abeille, qu’il happe vivante durant qu’elle butine la fleur du trèfle. Comment se gare-t-il du dard ? Je ne sais. Mais il devient ravageur de nectar et d’abeilles, et seuls la vigilance de l’oiseau nocturne, sa grande aile, son bec courbe et ses serres refoulent la musaraigne au nez rose, le mulot prolifique, le gros rat argenté et ventru, à queue de serpent…

Ces drames de l’air et des souterrains n’ont point de fins telles que les aimeraient la morale et la zoophilie. Les massacreurs de nocturnes se lassèrent, parce qu’un plus grand massacre humain commença — nous étions en 1914. La chouette à joues blanches rit à son aise, et secoua au seuil d’un abat-sons la poudre d’eau des nuits paisibles. Et la chevêche put crier du haut de son arbre, dès le prompt crépuscule, en décembre : « Je suis le chat ! » car il n’y avait plus personne dans la maison un peu ruinée — pas même un chat — pour la démentir.