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Prisons et Paradis/Chienne bull

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CHIENNE BULL

— Encore une chienne bull ?

— Vous voyez.

— Mais pourquoi encore une chienne bull ?

— Sans doute parce que je manque d’imagination…

— D’autant plus que celle-là ressemble incroyablement à l’autre, qui est morte… Mais incroyablement !

Incroyablement. Tu l’entends, ô chienne ? C’est le seul mot sensé qui se soit échappé de cette dame, cette dame devant qui tu tiens ton sérieux. Incroyablement, en effet, tu ressembles à la chienne écrasée il y a dix ans. Je pourrais m’écrier : « C’est la même chienne ! » et croire qu’elle a seulement patienté, médité, progressé, pendant ses dix années d’absence. Ainsi attendent sous la terre des germes, étirés, obstinés, chercheurs, jusqu’à ce qu’ils trouvent l’issue et s’exhument vivaces… Peut-être qu’elle a, cette chienne — que tu as cheminé sous la terre à ma recherche, depuis la mort…

« Pourquoi encore une chienne bull ? » Ce n’est pas à ces gens-là que nous donnerons des explications, toi ni moi.

Si, dans ma maison, une bassette succédait à un basset, ou un loulou à un loulou, je n’aurais pas l’idée de demander au nouveau venu : « Rappelle-moi celui qui te précéda dans mon amitié. Parle-moi de lui, aboie dans le même ton, gratte, à son exemple, le trou de la taupe… » Bien loin de là — j’ai eu grandement le temps de vingt expériences — j’aime que le petit chien à fin museau, le berger sage, le griffon, nouveaux, apportent à ma maison un nouvel hôte, et les surprises d’un caractère inconnu.

Il n’en va pas de même pour le bouledogue, et je hausse jusqu’à lui son diminutif, le lutin à tête ronde, camard, grignard, valeureux : le terrier brabançon à poil ras. Entre un chien à crâne rond et un chien à crâne plat, la différence est si grande qu’il m’arrive de dire : « J’avais à cette époque-là un bouledogue et un chien. » La bull dit comme moi, avec cette nuance qu’elle pense : « Tiens, un chien », lorsqu’elle rencontre un bouledogue. Quand elle rencontre un chien ordinaire, elle ne pense rien, parce qu’elle ne regarde pas les chiens. Sur quatre chiennes bouledogues, je n’en ai pas possédé une qui consentît à causer avec un basset, ou un lévrier, ou un berger. Le temps, semestriel, des accouplements n’amendait point leur mépris. Une sorte de stupeur, au plus fort de leur trouble sexuel, les immobilisait parfois, lorsqu’un « étranger » fougueux, le poil flottant, la langue hors d’un long museau héraldique, prétendait se rendre maître d’elles. Je les voyais fixées au sol, l’œil privé de pensée, mais l’assaut même n’obtenait pas qu’elles se détournassent vers l’intrus. Le bouledogue n’aime, au sens pur, total du mot, qu’une seule race d’animaux : la nôtre.

Comprenez bien que je ne chante pas ici le serviteur parfait, serviteur dont le berger de Beauce vous fournit un modèle classique : zèle vertueux, empressement effacé et juste, toutes vertus qui sont celles du valet affectueux, né et vieilli dans la famille. Non. Je n’affirmerais même pas que le bouledogue, au sens où généralement vous l’entendez, « garde » bien. Il est trop entiché de l’humanité pour haïr un homme qui ouvre une porte, fût-ce à l’aide d’une pince-monseigneur. Je n’ai jamais eu l’idée de demander à mes chiens leur secours contre mon semblable.

La garde qu’ils montent autour de moi se passe de démonstrations hostiles. Ne savent-ils pas que la présence constante est la meilleure sollicitude ? Leur plein silence fait honneur à eux autant qu’à moi, quand sonne l’heure du silence. Ils me laissent en paix ; je ne les trouble pas. S’ils m’attendent — et que feraient-ils sinon m’attendre, toute leur vie ? — du moins ils patientent hors d’une veille démoralisante, qui résonne de soupirs et de plaintes mineures. Je n’ai pas failli à mon premier devoir envers tout compagnon : lui apprendre à se suffire. Chienne bouledogue, quatrième chez moi du sexe et de la race, quand je me promène, tu te promènes. Tu savoures l’excursion, ton excursion. Je muse, tu bats le buisson, tu suis une piste de lapin, ou tu insultes la taupe au fond de son trou. Je n’ai pas de balle de caoutchouc dans ma poche — tu ne réclames ni le silex rond, ni le marron d’Inde, je n’irai pas jusqu’à dire que tu les refuses… À chacune de nous son plaisir, ses soucis, son oubli, sa chasse… Que je traverse la chaussée, te voilà sur mes talons, et tu t’embarques, tremblante de foi et d’horreur, si je monte en canot.

« Incroyablement… Elle ressemble incroyablement à l’autre chienne ! » Louons le hasard bienveillant, chienne, qui nous mit sur le même chemin — le hasard et ma circonspection, le hasard et un certain gabarit inflexible qui étreint l’étrange petit « bouledogue français ». J’accorde qu’on achète un loulou, rince-bouteilles ravissant, par foucade, et que l’œil en bille, latéral et câlin, du brabançon, vous séduise d’un coup. Mais on n’achète par caprice ni une maison, ni un cheval, ni une chienne bouledogue. Derrière ta grille de sujet à vendre, sous ton diplôme de « premier prix » tu attendais, avec une sagesse que je reconnus. Tu m’as regardée — pas trop. Tu ne manifestais ni désespoir à grands cris, ni morbide impatience. Ton bel œil brun, sagace, troublé d’or, exorbité, ne riait pas au passant, ni ne mendiait — je reconnus ton orgueil et ton espoir qui n’avait encore ni nom, ni la forme que tu donnes, comme nous autres, à ton dieu aimé, la forme d’une créature humaine. Par deux fois dans la semaine, je demandai qu’on te tirât de ta cage, qu’on te fît courir et marcher, et là je reconnus, avec un plaisir assez amer, tes petits pieds à doigts très courts comme les pieds de l’éléphant, un rein bref à souhait, et le jeu vigilant d’oreilles sans reproche, hautes, promptes en tous sens ; je reconnus le front, siège d’une mémoire qui étonne le profane, et la petite queue pleine d’esprit.

À ma troisième visite, tu me fis un demi-sourire vague, et le lendemain je vins te chercher. Tu te tenais assise sur le coussin de la voiture, attentive à te conduire avec une correction expectante, tellement que je faillis te nommer d’un nom que tu n’avais jamais entendu. Tu répandais la triste et forte odeur des chiens cloîtrés, et tes dents de seize mois s’engainaient de tartre. Mais, humiliée dans ta beauté, tu restais fière comme une aristocrate sur la charrette.

Je ne t’adressais guère la parole, je maudissais ton pedigree, ton patronyme et ton nom de baptême : quelque chose comme Erika von Meyenberg ; a-t-on idée !… Je me tendais pour la grande épreuve définitive, notre épreuve, l’essai de ma puissance, de ta prédestination. Dans une allée déserte, je te rendis libre, pour savoir si le lien à peine formé, élastique, un peu douloureux, se nouait déjà de toi à moi, et si, comme ta devancière, ta pareille, ton exemple, tu choisirais…

Comme elle tu partis, en aveugle, à travers la verdure et la poussière de juin. Quand tu atteignis follement le bord d’une pelouse, je jetai un cri, un cri, puisque je ne savais pas comment te rappeler, comment te manifester mon pouvoir, comment projeter au loin mon anxiété, mon exigence, l’envie que tu m’appartinsses. Sur ce cri tu rompis ton élan, et tu ne balanças qu’un moment avant de choisir… Tout était dit. Le reste de notre entente, désormais, ne serait que jeux, plaisirs et coquetteries, et faciles leçons, puisque sur la pelouse de Bagatelle tu revenais vers moi « incroyablement, incroyablement pareille à l’autre chienne » qui n’avait, il y a dix années, balancé qu’un moment. Tu mesuras ton allure et nous imitâmes assez bien un couple calme de vieux amis, cependant que tu butais parfois d’émotion, et qu’amollie par une dépense d’énergie que connaissent les dompteurs et les amants encore mal assurés dans leur triomphe, je passais à ma ceinture ta laisse toute neuve et inutile.