Prisons et Paradis/Déjeuner marocain
DÉJEUNER MAROCAIN
— Azil !
Si-Kassem n’avait jamais besoin de l’appeler deux fois. Elle se tenait derrière la porte, appuyée de l’épaule au chambranle de cèdre. Elle accourait sur des pieds nus presque noirs, dont les ongles et les talons étaient d’un rose sombre. Elle accourait, juponnée à grands plis, gréée de mousselines blanches à petites fleurs brodées ; elle apportait chaque fois une cargaison nouvelle : pagode de paille tendue de velours, passementée d’or, qui abritait les pains ronds de pur froment, anisés ; plats couverts, en terre rouge, à chapeau conique percé d’une cheminée fumante, ou bien les aiguières… L’aiguière à laver et son bassin de cuivre étaient fezzans, ciselés en plein métal jaune ; anglaise l’aiguière doublée de verre étamé, dont les parois isolantes gardaient fraîche une eau de source un peu bleue, qui sourdait de la terre à quelques toises de là. Nous étions six, assis à la turque autour de la table basse, à nous tous nous ne buvions pas, durant le repas, le contenu d’une carafe d’eau. Car nous savions coter à son prix un bon repas marocain, et nous rincer la bouche pour nous tenir en appétit…
— Azil !
Un foulard de soie, serré comme un chapeau parisien, ne laissait rien voir de sa chevelure. Azil était jeune, zélée et ne se permettait pas de sourire. Sa joue suave, la rondeur de ses bras nus captaient le bleu extérieur quand elle passait devant la baie ouverte sur la mer. Azil mirait le bleu du ciel, le vert des feuillages : une pendeloque de verre, sous son oreille, balançait sur son cou puissant son propre reflet bleuâtre. Azil était belle comme une jarre polie, belle comme un jeune phoque, belle comme une esclave bien traitée, bien nourrie et âgée de seize ans.
Elle avait déjà déposé devant nous de pâles galettes trempées de beurre sucré, saupoudrées d’amandes ; des pigeons baignant dans une huile succulente, accompagnés d’olives vertes, de pois chiches fondant en farine, d’oignons doux ; des poulets inhumés sous la fève fraîche à peau plissée, sous le citron cuit et recuit, tombé en purée sapide. Nous avions eu aussi le mouton et le mouton, bissé, trissé, le mouton et sa farce au fenouil, le mouton et le cumin et la courgette, le mouton et vingt épices, et un divertissement exquis de galettes feuilletées à la limite du feuilletage, micacées, qui cachaient un noyau douillet de volaille en hachis, sucré, rehaussé de muscade…
Eh quoi, tout ce sucre dans des mets que nous salons ? Permettez que j’ouvre une parenthèse de congratulation. La bonne cuisine marocaine — je rappelle ici une parfaite hospitalité indigène — a ses secrets, ses principes éprouvés. Elle confie longuement, aux braises assoupies, des plats variés, où personne, grâce à l’huile d’olives, ne regrette le beurre. Quant à l’emploi du sucre dans les mets de résistance, je veux quitter un moment mon repas marocain et cueillir malignement mes références dans un des meilleurs manuels de cuisine française, un petit volume édité en 1839. J’y prends, parmi cent autres, la recette des « épaules de mouton en musette ».
« Ôtez tous les os de deux épaules d’agneau, et retranchez la moitié des manches ; rapprochez les épaules, assaisonnez l’intérieur de sel, poivre, épices fines ; bridez ; piquez de petit lard les parties extérieures, enduisez-les d’une couche de farce cuite, sucrez le tout à volonté. Rehaussez de cornichons, truffes, que vous enfoncez légèrement dans la farce. Mettez à cuire dans une braisière avec quelque peu de jambon, couvrez de bardes grasses, de papier gras, mettez à cuire entre deux feux… »
Je néglige des détails de glaçage et d’apprêts, qui finissent sur cette recommandation ambiguë : « Il convient de couvrir avec une espagnole corsée ou une italienne réduite », et je retourne aux environs de Tanger, non sans avoir redit que le « sucrez à volonté » revient dans mainte recette ancienne de viandes braisées et mijotées, et que le sucre s’impose à tous les plats dont le temps de cuisson dépasse une heure. Il n’est pas question de sucrer votre entrecôte violacée ni votre côtelette bleue, qui n’ont point accès chez moi.
… Azil apportait, remportait, sans relâche, les jattes rouges. Les légumes printaniers s’y faisaient la place large, fèves, asperges, pois nouveaux d’un potager illuminé d’orangers, l’artichaut rond comme une rose… Petits navets, courges, carottes se présentaient sous un émail jaune, boursouflé, d’œufs entiers cassés sur le plat un quart d’heure avant de servir. Vint enfin le couscous, moelleux, granuleux ensemble — le couscous, annonciateur discret du dessert et des fruits, — le couscous, rempart concentrique d’un fortin d’oignons doux et de raisins muscats gonflés à l’étuvée, — le couscous et les bols de babeurre à peine aigri… Nos fronts se relevèrent. Nous commençâmes de regarder la mer, au delà d’un abîme de verdures précipitées jusqu’au rivage.
Ils ont des âmes vagabondes, nobles, désintéressées, ceux qui sont promis à une sieste immobile sur des divans bourrés de laine fine, et qui contemplent la Méditerranée marocaine derrière leurs cils entreclos… Déjà nous écoutions frémir l’eau dans la pans du samovar. Fidèle au rite, notre hôte se leva pour préparer le thé vert à la menthe. Et si tous à la fois nous suivîmes du regard Azil aux pieds noirs et roses, ce n’est pas qu’allégée et courant elle nous parût plus belle, c’est qu’elle portait à l’hôte — ô cette odeur qui touche d’un doigt glacé les amygdales, qui descend au profond des poumons, parle de neige, de poivre subtil, éveille l’esprit, trompe la soif ! — un vert bouquet de menthe crépue.