Prisons et Paradis/Dar-El Jamaï
DAR-EL JAMAÏ
Une terrasse dont l’émail bleu et vert s’effrite sous les pas, — une vasque de marbre d’où pend, toujours du même côté, un haillon d’eau qui palpite et s’effrange selon les hoquets de sa source ; — l’amandier rose, les daturas dont la longue fleur à secret cache une seconde fleur ; — le lézard clouté de turquoises vertes, sa langue noire hors de la bouche, comme fait d’un brin d’herbe l’amateur de jardins ; — une tortue sauvage et l’autre familière, qui veut toujours sortir de l’eau. Mais si on la sauve, elle se suicide immédiatement dans le bassin, la tête la première ; — les parfums des fleurs sont tous d’une sorte épaisse, traînante, victorieuse par de bas moyens. Certains attendent la nuit pour triompher de nous : le datura, le tabac blanc, le genêt jaune. Mais l’oranger n’a point de repos et affadit, au milieu du jour, l’appétit. Mais le chèvrefeuille, et l’olea fragrans, occupent les coins les plus immobiles de l’air, à toute heure. Un arbre, dont je ne connais pas le nom, balance jour et nuit un clocher de fleurs d’où descend un fil ininterrompu, une onde d’arôme où je retrouve l’abricot blet, la fraise confite, le muguet quand il passe fleur, la tubéreuse, et la rose à l’heure de sa décomposition.
Pleine lune sur Fez, grande lune légère, d’argent un peu rose comme la neige qui miroite sur l’Atlas ? La nuit est donc venue ? On n’y pensait pas. C’était la nuit qu’apportaient l’accroissement du vert sur les pentes d’où glissa Fez au creux de sa vallée, l’exagération du rouge sur un châle et un burnous accrochés aux degrés du vieux cimetière, l’excès du bleu tendu soudain vers l’Est, tandis qu’au-dessus des orges s’étirait un long fleuve de cuivre arraché au couchant.
C’est la nuit, venue comme une fête et couvée par l’arc-en-ciel. La lune achevée et ronde, qui soulève ailleurs la mer, boit ce qui reste de pâleur sur Fez, aspire ce sein creux, sonore, où les derniers cris des enfants et des hirondelles, ensemble mêlés, suraigus, tantôt submergent et tantôt découvrent le pouls inégal d’un lointain tambour. Notre curiosité d’Européens s’éteint déjà. Quel besoin de quitter ce belvédère ? Les rues secrètes de Fez… Secrètes ? Le secret de cette ville c’est peut-être qu’elle ne recèle rien. Tout ce qu’elle semble cacher tente : hauts murs d’argile rosâtre, portes closes où les deux anneaux — l’un à la hauteur du cavalier, l’autre à celle du piéton — frappent le vantail à clous ; jardins prisonniers, inaccessibles, devinés, inventés, et qui empanachent de fleurs ou de jeunes feuilles le haut des geôles. Chaque fois qu’une de ces portes s’ouvre, elle nous déçoit : un enfant morose, enrhumé, regarde et se tait. Une femme aux talons rougis lave du linge ; un âne martyrisé attend, les pieds dans ses excréments, l’heure de souffrir un peu plus, encore un peu plus. Ce seuil bas, noir, ciré de crasse, ombragé de sculptures déshonorées, empesté, c’est un bouge, et notre romanesque naïveté espère l’horreur ?… Mais non, un homme tisse dans l’ombre, et lance la navette aiguë qui trouve son chemin entre les fils, comme un vif poisson. Ou bien un tailleur aux mins fines, les yeux malades, assemble les lés d’une djellabah, à l’aide de ce joli point de soie plat, en façon de tresse… Entre les portes fermées, entre les murs trop hauts, au long des rues étouffantes dont mes mains étendues touchent les deux parois, revenons en esprit à ce temps proche où le voyageur, aventuré dans les ruelles demi-couvertes, sous le palais Jamaï, risquait, sans faute, la rencontre d’une lame bien placée.
Du haut du Jamaï, nous possédons tout, — tout ce qui importe : Fez concave, aux rives relevées, ses minarets, son inextricable amas de quadrilatères, sa blancheur du matin, sa rouille du soir, son ciel d’un azur blanc comme le ciel qui mire les sables, sa voix confuse percée de cris distincts, — et l’Atlas.
De si haut, nous ne goûtons que la fleur d’un si beau bien. Au chant des muezzins, le soir, une floraison spontanée de femmes couvre les terrasses, Fez épurée monte jusqu’à nous, immatériellement.