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Prisons et Paradis/En Bourgogne

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EN BOURGOGNE

Un dur hiver a prolongé son sommeil. Pour le passant qui ne la connaît pas, la vigne dort encore. Les vignobles de la Côte-d’Or révèlent, dépouillés, leur sévère alignement, leur ossature fine et disciplinée. Mais quelque chose a déjà tressailli dans la terre, et la même omnipotence qui épanouit les « pâquettes » aux pétales rouges, la roue jaune des premiers pissenlits, qui déroule la chenille des noisetiers et le chaton mielleux du saule, la même décision souveraine suscite, au bois de la vigne, un bourgeon pointu, enflé d’un pleur de sève. La vie déjà fourmille sur ces sonores coteaux de Nuits ; la main, la pensée de l’homme échauffent ces terres précieuses, qui attestent la longue sollicitude humaine.

Il s’en faut de quelques semaines que le pêcher n’éclate, rose, que la brume immobile des pruniers en fleurs ne blanchisse au loin le paysage mamelonné… La vigne se repose, mais la « marque » travaille.

Sous l’arc des voûtes, sous le salpêtre scintillant, sous les longues stalactites de toiles d’araignées, la « marque » travaille au chaud, dans la tiédeur de ses treize constants degrés centigrades. L’été venu, les même treize degrés changent, par contraste, les caves en glacières.

Nous descendons dans le souterrain royaume. Une très légère buée bleue — on a soufré les tonneaux — épaissit l’air, sous les voûtes étoilées d’ampoules électriques. À perte de vue et pareilles aux perspectives sans issue qu’inventent les songes, les parois sont de barriques, de barriques et encore de barriques. Si, du doigt plié, nous les interrogeons en passant, toutes chantent qu’elles sont strictement closes et pleines de vin bourguignon. Mais chacune répond à sa manière, chacune donne sa note de xylophone étouffé et lointain. Je me rappelle l’orgueilleuse parole du pacha de Marrakech : « Si j’ouvrais mes citernes d’huile d’olives, un fleuve s’en irait jusqu’à la mer. » Ici aussi, un fleuve est prisonnier, fleuve de vin, réserve renouvelée que le temps n’épuise pas. Ici, on amasse pour le présent et l’avenir, on besogne pour durer, il faudrait écrire peut-être : pour résister.

L’antagonisme qui dressa autrefois une partie de la Champagne contre le champagne, va-t-il soulever la Bourgogne contre le bourgogne ? C’est une étrange lutte, déjà ancienne, que celle du « cru » et de la « marque ». Le cru, étroit, délimité, s’entête dans son orgueil nobiliaire et sa portion congrue : « Je suis la race, affirme-t-il. J’ai fondé mieux qu’un empire. À mon seul nom, les yeux brillent, les lèvres se mouillent. J’ai des noms plus doux à l’oreille que des mots d’amour, sonores comme des cris de guerre. Même si je traverse des crises d’anémie, ou des années de disette, de pluie, ou si je me racornis d’un été sans eau, je détiens, seul, le noble sang bourguignon ! » À l’instar de toutes les branches légitimes, le cru a des partisans, des législateurs inféodés, une plèbe aveugle et un terrible entêtement.

Nous faisons visite, aujourd’hui, à la dissidente qui affronte le Cru, à la Firme qui vend du vin bourguignon : « Analysez-moi, goûtez-moi, dit-elle. Mes vins charrient l’or et le rubis classiques, ils sont purs de mésalliance. Je me rebelle contre les caprices solaires, les disettes imprévues. J’amasse des vins qui sont originaires des vignobles de Bourgogne. Je groupe, fidèles et épars, des cadets généreux que le Cru, lorsqu’il ne les réquisitionne pas, traite de bâtards sans honneur… »

On trouvera que je traduis, que je résume en des termes tant soit peu lyriques. Mais comment parler froidement, quand il s’agit d’une gloire nationale, du vin de Bourgogne ? Croyez que les champions ne sont guère moins lyriques que moi, lorsqu’ils défendent leur foi personnelle. Psychologie du goût, culte du vin vivant, sensible et sain, c’est en votre nom qu’on soigne, qu’on mûrit en cave le glorieux vin. On me montre avec orgueil dans ces caves, une poudreuse « bibliothèque » : rangées de fioles où se conservent les vins-types, les élus du consommateur.

C’est plaisir que s’instruire sous ces voûtes où la voix s’assourdit, où les pas crient à peine sur un gravier trié. Partout on travaille, mais le rythme du labeur se plie à la convenance du vin qui n’aime ni la hâte, ni la brutalité.

Autour de nous règnent les sons amortis, le calme et ce luxe suprême, bientôt inaccessible à notre existence : la lenteur réfléchie, la mesure. Au dehors, la bise elle-même galope, la route se couvre d’automobiles, le téléphone grelotte sans trêve. Mais au chevet du vin cloîtré, le temps s’endort, et peut-être que nous cessons, un moment, de vieillir ?…

Les hommes, sanglés du tablier noir, sont doux et parlent peu. L’un d’eux, qui soutire « au fin-clair », se penche sur un bruit de source, et l’odeur ambrée d’un vin blanc jeune, déjà corsé, monte aux narines, ouvre l’appétit, grise légèrement. La tasse d’argent — Monseigneur le Vin exige vaisselle plate — concentre sur son métal vif la courte lueur d’une bougie. Sans cesse la coupe va, pleine, de la chantepleure au visage de l’homme penché : il la touche des lèvres, fait virer son contenu et le mire sur les stries et les cabochons de la coupe ciselée, la vide dans le second tonneau, l’emplit au premier, recommence… Il s’arrête : son œil exercé, là où je ne voyais qu’or limpide, a discerné le premier nuage de lie… Un exercice constant, répété pendant des années, affine seul ainsi les sens humains. Un compagnon, à côté « dodine » le vin. N’aimez-vous pas ce mot de terroir, qui fait image ? Dodiner le vin, en Bourgogne, c’est l’agiter aux fins de collage, lorsqu’on vient de verser le blanc d’œuf qui aimante et précipite toutes les impuretés d’un vin neuf. L’homme au tablier noir, un vrai Bourguignon tout vermeil, agite la dodine, cette sorte de boomerang de fer, courbé à angle obtus, d’un galbe invariable. Comme le nom de l’instrument, le geste est berceur, mesuré, sans hâte. Supériorité de la main ! Vivant, sensible, susceptible, le vin fait amitié avec la main amie. Ne rince-t-on pas encore, ici, les tonneaux « à la chaîne » ? Une lourde chaîne, à gros maillons ronds, décape à ravir l’intérieur des tonneaux, si l’homme qui balance le baril sur sa base a « le tour de bras ». Gestes arrondis, alentis, immémoriaux, dépendant de la sphère et de la circonférence, modelés, inspirés par la giration planétaire…

Au profond de la terre, dans la cave aux bouteilles, reposent les fruits de tant de soins : flacons jeunes, lisses, fioles millésimées ; aînées chenues, habillées lentement d’une fourrure impalpable, grise et blanche comme le duvet qui frémit sur le corps des bombyx nocturnes… Le maître de céans décoiffe l’une de celles-ci : c’est l’instant de se taire, de lever vers la voûte un verre pansu, à issue resserrée : l’œil d’abord, le nez ensuite, la bouche enfin… Béni soit ce…

— Au fait, comment l’appelez-vous, ce velours, cette flamme, ce suc, parfait dans toutes ses proportions, plein d’arrière-pensées ?

Un nom, sous les voûtes, roule et propage les r bourguignons, qui depuis un demi-siècle me sont restés dans la gorge…