Prisons et Paradis/Fleurs
FLEURS
On dit maintenant qu’elles ont une sensibilité complète, un système nerveux, des rudiments d’yeux ; une partie du monde savant tâtonne pour découvrir enfin leur cœur, la source, le régulateur du sang translucide qui les irrigue… La plus grande connaissance, encore une fois, fera la place belle à la plus grande inquiétude. Malaise, scrupule, certitude désormais d’infliger une mort réelle à chaque pas, remords de voir défaillir et succomber par nos mains ce que nous pressons sur notre sein, sur notre bouche, ce que nous chérissons le mieux, est-ce là ce qu’il faut attendre ? L’écran nous révèle, accélérés, les drames des croissances et des floraisons. Nous savons que les corolles n’atteignent l’épanouissement qu’au prix d’efforts qui semblent conscients ; ainsi la larve engluée se débat sous sa dernière coque, au moment d’éclore papillon ou libellule grésillante.
Sous nos yeux, le mimosa-sensitive, pour tromper l’agresseur, plie tous ses coudes de ramilles, abat ses aisselles de feuilles et ne livre qu’une dépouille évanouie. Un à un tombent les secrets des plantes, leurs défenses féeriques. Leurs pièges jouent à nu et dévoilent l’instinct carnassier, le goût du meurtre. Les bords vernissés, arrondis en lèvre d’un calice cillé, sont mortels. Une autre fleur referme sur l’insecte des herses entrecroisées de poils inflexibles… Eh ! quoi, elles sont méchantes, elles aussi ? Elles ont un sexe exigeant, une férocité, une fantaisie personnelles ?
Il n’est pas impossible que la sorcellerie, la magie paysanne que nous tenions pour naïve, qui cueillait des simples, distillait des sèves, interrogeait les fleurs, retrouve son prestige. La photographie animée, les grossissements cinématiques l’y aideront en montrant le gloxinia, l’aristoloche, gouffres hantés, les cotylédons du haricot, pièges à ressort, et le bouton du lis, longue gueule de crocodile en son premier bâillement… Monstre à langue poilue, c’est toi, suave iris ? Quelle maléfique grimace tord la lèvre de la rose à son réveil ! Vingt cornes de diable coiffent le bleuet, l’œillet. Le pois grimpant darde une tête de python et la germination d’une poignée de lentilles mobilise une ruée d’hydres…
De tels spectacles, qui me tiennent enchantée devant l’écran, rivaliseront un jour, je l’espère, avec le train-joujou qui rompt le pont et roule dans le fleuve, avec la débâcle arctique chargée d’emporter, sur son glaçon le plus stable, un outrecuidant bébé-star. La fantaisie humaine est courte ; seule la réalité extravague sans frein ni limite : contemplez, projetées, agrandies, les réfractions des cristaux précieux, architectures de pure lumière, perspectives vertigineuses, géométriques délires…
Je m’ébahis facilement devant tels secrets, violés, de la fleur énorme et méconnaissable. Facilement je les oublie devant la fleur naturelle. Notre œil grossier, délivré des secours trop puissants, récupère une poésie traditionnelle. Une religion d’almanach nous attache à la fleur, même malingre, quand elle symbolise une saison, à sa couleur quand elle commémore un saint, à son parfum s’il nous rend douloureusement une félicité morte.
Presque toute une nation exige le muguet comme le pain, au printemps. N’était sa fragrance démesurée, hors de toute logique, — j’écrirais de toutes convenances, — le muguet est une maigre fleurette à campanules ronds d’un blanc vert. Elle se hausse au-dessus des feuilles sèches, à l’heure de l’année où choient les premières pluies chaleureuses, gouttes lourdes qui entraînent, délient les arabesques simples échappées au bec du merle et les premières notes, d’une sphéricité lumineuse, jaillies des premiers rossignols… Je tâte timidement, j’invente un rapport indicible entre la goutte laiteuse des muguets, le pleur de pluie tiède, la bulle cristalline qui monte du crapaud…
L’émoi printanier est si solennel que l’avènement de la rose, après, se célèbre avec moins de ferveur. Tout est loisible, cependant, à la rose, splendeur, conspiration de parfums, chair de pétales qui tente la narine, la lèvre, la dent… Mais tout est dit, tout est né dans l’année lorsqu’elle y entre ; la première rose n’annonce que toutes les autres roses. Qu’elle est assurée, et facile à aimer ! Elle est plus mûre que le fruit, plus charnelle que la joue et le sein. Tous les pinceaux l’ont peinte et la peindront. J’ai d’elle vingt portraits, comme tout le monde. Je l’ai dodue, en chou, je l’ai plate, à l’imitation des roses persanes…
Un aquarelliste inconnu l’a chargée ici de godrons comme un dahlia ; là, une ancienne jeune fille l’a creusée en petit nombril carminé. Ces petites peintures de fleurs m’accompagnent, modestes mais rehaussées de quelque détail arbitraire, mystérieux, qui me plaît comme un mot dont le sens se voile à demi. La rose y abonde. Ce n’est pas que je l’aime plus qu’autrefois, mais je la recherche davantage. Je m’intéresse à son prodigieux, son inépuisable don de métamorphose, qui suit la mode horticole. Dans les jardins de mon enfance on la prisait énorme, et franchement rose. Portant sa tête raide, elle écoutait sans faiblir les longs cantiques du mois de Marie, et ne s’évanouissait pas entre deux buissons de cierges. « Vous avez vu, sur l’autel, la rose de Mme Léger ? Comme une laitue, ma chère, comme une laitue ! M. Léger l’a mesurée avant de la porter à l’église, elle a dix-huit centimètres de diamètre ! » Roses roses, pieds-d’alouette bleus qu’une mystérieuse oxydation rougissait, vous, roses noires, confiture d’odeur, je vous aimai assez pour vous regarder changer durant que je changeais moi-même. Qui s’occupe encore de prôner la rose-chou, sa jupe Second-Empire ? Quant au pied-d’alouette, il règne, grossi vingt fois, sous le nom de delphinium… La rose noire, vous la verrez encore dans sa province natale. Joue à joue, celle-là pâle, celle-ci noire et pourpre comme le péché, une femme solitaire, une fleur inépuisable s’enivrent l’une de l’autre…
Il y a vingt-cinq ans, chez un arboriculteur bisontin, le hasard nous mit face à face, le rosier à fruit comestible et moi. Son feuillage grenu, rêche, chuchotant au vent, son églantine rouge me frappèrent moins que sa pomme régulière, à petit cimier de grenade, aigrelette, d’arrière-goût confit et fin. L’arboriculteur âgé mourut, son rosier aussi, et je parlai d’eux cent fois, et cent fois en vain je demandai : « Qui me dira où vit encore un seul rosier à fruit comestible ? » Je le grandissais dans mon souvenir, je le dépeignais avec feu et sans espoir, comme on fait d’un amant que la mort parachève.
Et puis, l’autre jour, à Versailles, dans un jardin américain laborieusement échevelé, je m’aperçus que je marchais entre deux haies de rosiers à fruits comestibles, touffus, taillés, traités comme le buis et comme l’if… « Très bon pour la clôture », m’enseigna brièvement l’amateur, richissime, de jardins humbles. Puis il m’emmena vers sa roseraie, et je pris contact avec ce qui se fait de plus nouveau : roses couleur de capucine, qui sentaient la pêche ; — roses maigres et d’un mauve sale, qui sentaient la fourmi écrasée ; — roses orange qui ne sentaient rien du tout, — enfin une petite horreur de rosier à fleurette jaunâtre, velue, mal fichue, buissonnante, responsable d’un relent de ménagerie musquée, de salle de gymnastique fréquentée exclusivement par des jeunes femmes rousses, et de vanille artificielle, plante que l’amateur nomma du nom de « rose » sans que j’eusse le courage d’en appeler, autrement que du regard, à ces souveraines blanc de neige, sombres comme le sang, abricotines, pâles au dehors, émues au fond du cœur, que l’universel hommage consacre…
Rose, accrue en dimensions, rapetissée, pervertie, déguisée, docile aux mains capricieuses de l’homme, tu peux quand même requérir et calmer ce qui demeure, en nous, de la folie amoureuse. Rose, je consens que tu sois le dernier brasier autour duquel s’assemble le cercle contemplatif des anciens amants. S’ils soupirent, saisis du grand grelottement printanier : « Je tremble de froid », sois sûre que plus d’un écoute en lui et réprime le long aveu d’autrefois : « Je tremble de matin, de mars, d’essor, d’espoir sans visage, de germes, d’oubli… Je tremble de jacinthes, d’aubépine, de larmes… »