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Prisons et Paradis/Léopards

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LÉOPARDS

Ils sont deux, deux frères. Le gardien me dit qu’ils ont deux ans, — Dieu me garde d’apprendre le reste. Je ne veux pas savoir s’ils sont nés au loin, si la cage noire du bateau les apporta aveugles et confiants, s’ils ont tété, à une mamelle de caoutchouc, juste ce qu’il fallait pour ne pas mourir. Arrêtons-nous à ceci, consolons-nous cruellement de ceci : ils jouent. Ils ont des jeux mâles, qui imitent de près la bataille, et muets. Ils luttent comme deux nues ennemies, et croulent comme un amas de neige. Quelles robes ! Un pré en mai n’est pas plus fleuri. Vol de corolles noires sur un champ blond, fleurs à quatre, à trois, à deux pétales, quelques-unes à cinq pétales… Un camarade de ma vie nomade m’enseignait, au music-hall, comment on imite, sur le velours ou la fourrure, les taches du léopard : « Tu trempes les doigts d’une main dans l’encre de Chine, tu les réunis par le bout, et tu les poses sur l’étoffe. Tu te sers ici des cinq doigts en rosace, ici de quatre, là de deux seulement, jumelés… Naturellement, ajoutait-il, si tu n’as pas le sens du léopard, tu ne feras que gâcher l’étoffe. »

Ils jouent. Pendant les trêves, ils échangent des grimaces léopardines, oreilles couchées, le front en plis, et des clins d’yeux affectés. Ils gonflent le cou, respirent par les narines en déglutissant avec précipitation, simulent la nausée, et se tendent alternativement une patte de devant molle et privée d’expression, — la main tâtonnante du lutteur qui cherche la prise. L’enlacement est si vif, après, qu’il échappe aux deux jouteurs un : « han ! » de geindre. L’un cède traîtreusement, choit sur le dos, pour entraîner le frère et l’étreindre mieux. Ses cuisses ouvertes révèlent le blanc du ventre, sa parure de taches en un désordre immuable, un sexe discret, enveloppé chastement de velours ras, et les pattes à la renverse épanouissent leurs beaux doigts armés…

Leur gardien, marqué du Signe de la Bête, dispose d’eux comme de deux chevreaux. Pour lui, le langage rauque et étouffé s’adoucit jusqu’au miaulement ; pour lui, une lumière complice enrichit d’or quatre prunelles fendues verticalement et deux têtes bénignement glissent sous ses paumes. J’enviai cet homme qui entrait de plain-pied chez les fauves, et brossait leur toison.

— Si j’entrais derrière vous, et que je leur gratte la tête comme vous faites…

— Ils connaissent la main, répondit l’homme. Ce n’est pas qu’ils soient méchants, mais…

Je le priai si bien qu’il me laissa entrer dans la maison des léopards. Occupés de leur gardien aimé, ils ne me flairèrent pas tout de suite et je posai mes paumes sur un beau front moucheté… La divination, le geste qui la suivit furent plus prompts qu’une pensée : une foudroyante patte lacéra ma robe à la hauteur de la poitrine, entama légèrement ma chair et l’homme me refoula hors de la cage. Il n’y eut point de tumulte, point de cris guerriers. Les deux léopards me regardaient, muets, et soufflaient fortement par les narines. Ils me menaçaient, ils m’excluaient. L’homme, ennuyé, s’enquérait de mon égratignure, et tiraillait, avec une sévérité feinte et napoléonienne, l’oreille du léopard coupable. Je le rassurai et je m’en allai, sans qu’il prît conscience que je le laissais, lui faible et nu, prisonnier d’une alliance dont je connais peut-être mieux que lui les statuts — entre ses deux gardiens.