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Prisons et Paradis/L’audience du pacha

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Hachette (p. 214-219).

L’AUDIENCE DU PACHA

Ainsi Dieu le père rend la justice — s’il existe. Pareillement il est beau, vaste, bon, robuste, ancien, sans âge et majestueux. Pareillement il juge les pauvres hommes. Au jugement dernier, il dira, lui aussi, à la loque tremblante, effondrée et baisant le sol :

— Je te pardonne d’avoir volé cette petite poignée de fèves dans un jardin, car tu pouvais avoir faim.

Mais le Pacha retient — sous la poigne de l’Ange des châtiments, armé d’une canne, démesuré, sombre et qui emporte les coupables suspendus par le capuchon à son poing indifférent — il retient l’autre voleur :

— Tu as volé des fèves et l’on t’a pris à les vendre. Tu n’as donc pas dérobé par nécessité. Deux jours tu méditeras en prison sur ton forfait.

Entre temps le Pacha de Fez prise finement, et comme si sa narine subtile reconnaissait l’odeur de la vertu accusée et du crime déguisé. Quatre contrebandiers d’armes, prosternés contre ses pieds chaussés de laine douce, se défendent d’avoir passé au Rif bon nombre de fusils. Trois des trafiquants se taisent, ayant confié la parole au quatrième, un Arabe grimaçant et effaré, que ne touchent ni la majesté du Pacha blanc, ni la clairvoyance de l’assesseur français (le capitaine T…) qui fait fonction de ministère public. L’Arabe, couleur d’argile fezzane, parle âprement, déploie tout le langage des mains arabes, agiles, affectées. On a vu le gros des armes à Marrakech, à Fez, puis tout a fondu vers le Nord comme un songe…

— Point de preuves, dit le Pacha, mais vous n’avez métier, ni l’un ni les autres, de colporteurs de fusils ? Retournez donc à vos tribus respectives, là-bas dans le Souss. Et ne repassez pas les portes de la ville.

Il écoute, sans défaillance, tout ce qui monte vers lui des djellabahs prosternées. Assis à l’orientale, adossé contre une simple planche, il rayonne, barbu d’argent, drapé de laine légère, éclairé de larges yeux bleus d’où quelque alliance de sang a chassé la nuit africaine…

— Tu t’es enivré, dit-il à un jeune homme. Vingt-cinq francs pour délit d’ivresse.

— Je n’ai pas bu, piaille l’accusé marocain, vêtu à la franque, en pardessus sale.

Le Pacha étend sa belle main vers l’Ange :

— Sens-le.

L’Ange saisit et renverse la tête à capsule rouge, incline, vers une bouche qu’ouvre l’angoisse, son nez en cimeterre :

— Il sent ! décrète l’Ange.

Il sent. Il paiera.

C’est le tour du fou mystique.

Le fou dresse à contre-jour un grand corps sec, qui revient, sous ses haillons, de la première croisade… Trente chapelets de buis, dont chaque grain passe la taille d’un œuf de vanneau, le chargent, du col jusqu’aux pieds encroûtés de boue. Sous le bonnet rouge, ses cheveux et sa barbe blondissent de poussière invétérée, et il brandit « la lance de Saint Jean ». À Marrakech, il a volé, suscité le scandale, et piqué le derrière des Juifs. Marrakech l’a vomi, toutes les pistes l’ont vu cheminant de Marrakech à Fez, entre les soucis, les arums sauvages, les coquelicots et les bleuets ; investi, assure-t-il, d’une mission céleste, le Fou — le Saint, veux-je dire — piquait les derrières des Juifs. Fez l’a recueilli, sous la condition qu’il vienne à l’audience du Pacha, deux fois le mois, répondre de sa conduite.

— Qu’as-tu fait ? demande le Pacha de neige.

— Rien.

— Tu as piqué le derrière des Juifs ?

— C’est ma mission.

Quelques jours de prison suffiront…

Mais la farouche statue s’émeut, les trente colliers de buis s’entrechoquent dans un halo de poussière rougeâtre, le Saint veut parler, peut-être jettera-t-il sur nous tous un anathème…

— Je… Je voudrais voir ma femme, rugit sourdement l’investi.

— Ta femme est à Marrakech, répond le Pacha. En outre, tu es Saint. Tu n’as donc pas besoin de femme.

— Il est vrai que je suis saint. Mais justement le jeûne de femme risque de faire chanceler ma sainteté…

Il tourne de côté et d’autre sa tête et sa toison poudreuse, et son grand œil impénétrable quête les postérieurs juifs…

Voici, baisant la terre côte à côte, un sorcier et un mari mécontent. Le pâle mari tourmenté conte que le sorcier promit de « fabriquer un sort » pour sa femme. Mais il fallait que la femme confiât au sorcier ses bijoux, — l’ennui est qu’il les garda. Le récit traîne, commenté par les mains voltigeantes. Peu à peu le sorcier, d’abord muet et dédaigneux, s’anime d’un rire où l’on découvre aisément qu’il est sorcier en effet ; un rire à dents carrées et blanches, un rire vainqueur, impudent, irrésistible… Le gai sorcier ! Même la présence de sa propre femme, geignante, nasillante, voilée, ne l’attriste pas. D’ailleurs la Zeineb accuse, elle aussi, son sorcier de mari :

— Oui, il est sorcier ! Oui, il a volé les bijoux ! Et il a couché avec la femme du plaignant, et avec celle d’un tel, et d’un autre, et la Hanoum-ci, et la Hanoum-ça…

Qu’entends-je ? Des noms français ! Le sorcier rit de plus belle. Il a, quand il rit, des yeux presque fermés, entre des cils courbes, des yeux caressants, ironiques ; deux houppes de cheveux bouclés, lustrés, ombragent sa joue ; sous sa djellabah paraît un éclair de linge blanc… Cela saute aux yeux, il est sorcier, sorcier, sorcier !

Le pacha impose silence à la Zeineb :

— Si je veux juger sagement, je ne retiendrai de tout ceci que l’histoire d’un vol de bijoux. Car tout le reste est bavardage de femmes, au-dessus duquel il n’y a qu’à se pencher pour avoir la tête à l’envers. Ôtez d’ici cette Zeineb, qu’on m’amène l’esclave noire qui remit au sorcier les bijoux…

Pendant la pause qui suit, le juste Pacha repose un moment ses yeux clairs sur les roses de la cour. Un vent frais balance les longues pendeloques des daturas en fleurs. Deux hirondelles maçonnent leur nid sous la corniche. Fleurs, nuages, oiseaux libres, sont les amis de l’homme puissant et sage qui vécut sa jeunesse loin des villes, partagea la vie agreste des tribus et regrette la paix des horizons sans fin. Il semble voguer, comme une nue d’été, sur son talus de tapis pliés. Mais un cheval sentit le poids de ce corps habité d’une belle âme, lorsque le Pacha partit l’an dernier, âgé de soixante-neuf ans, et ramena vers Fez, vers nous, vers la France, des tribus effarées qui se répandaient comme une onde incertaine. Il les ramena, ayant combattu, gracié et châtié, et le galop de son cheval secouait joyeusement, pendus à sa selle, deux couffins de têtes rebelles, coupées.

FIN