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Prisons et Paradis/La panthère noire et les lions

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LA PANTHÈRE NOIRE ET LES LIONS

À l’appel du gardien — ce gardien presque digne des fauves qu’il n’a pas quittés depuis vingt-trois ans — elle s’élance, elle, la panthère, de l’abri obscur, la niche qui borne, au fond, la cage. Elle, je sais que c’est elle — qu’ai-je vu d’elle ? Un feu noir, un cratère rose, deux phares d’or, des griffes lumineuses, un crâne de chat, petit, aux oreilles couchées, invisibles dans la colère… Le temps que met une volute de vague à assaillir une digue, la panthère noire a attaqué ses barreaux, son gardien soucieux, l’air libre, les formes mouvantes, arbres, êtres, oiseaux, d’un univers dont on l’a retranchée depuis un mois seulement…

Silence. Elle est retournée à l’antre obscur, à la géhenne, et son cri, dont la salle tremble, n’a pas troublé le couple des lions, ses voisins.

En combien de mois, d’années, captifs, ont-ils acquis cette sorte de sérénité bourgeoise ? Quand ont-ils renoncé à se jeter, comme deux longues et rugissantes flammes, debout contre les barreaux ? Il a dû renoncer à cause d’elle, elle vivre grâce à lui. Elle est une blonde magnifique, amollie par la réclusion. Ses courtes oreilles sont arrondies comme un pétale, arrondies comme l’aile inférieure des paons de nuit. Tout ce qui la couvre est beau. Elle semble n’avoir choisi et accepté que l’ongle le plus courbe et le plus translucide, le duvet d’oreille le plus dru, la plus fine qualité d’aigrettes pour les brins de moustaches. Si la couleur du maïs mûr couvre ses flancs, un poil très pâle palpite sur son ventre selon le rythme de son long souffle. Quand elle se renverse sur le dos, elle est presque aussi rose qu’une femme nue. Le dessin irréprochable de ses narines, la raie médiane qui les sépare, — je retrouve là les perfections que je loue dans le nez de ma chatte : un nez parfait de chatte grossi quarante fois.

Elle se couche en écartant les coudes, mordille une de ses griffes en cimeterre, bâille et montre sur sa langue un rude chaume d’argent. Le tartre de la captivité n’a pas encore attaqué ses canines, ni ses molaires en fleur-de-lys. Des stries de son palais à sa lourde queue, tout en elle est matière de choix, simplicité terrible, réussite. À ses côtés la grosse crinière mêlée, le nez plus plat, la morne ostentation du lion nous laissent froids. Nous oublions les grands yeux du mâle presque horizontaux, où bout un or calme et sableux, pour louer le petit menton de la lionne, le petit menton musculeux et mobile. C’est de ce petit menton que semblent naître expression et sourires. Elle vient de renverser la tête pour quêter, sans bassesse, la caresse du lion sur sa ronde oreille. D’une râpe déférente, il lui lèche aussi la joue. Elle crispe son menton, érige et braque ses moustaches et serre les lèvres — jusqu’à ses yeux, qu’elle ferme à demi, monte un sourire où je puis bien lire une sensualité amicale et un peu amère, un consentement que combat l’orgueil. Mais sur toute cette auguste face femelle errent d’autres secrets. Si l’on me donnait cette lionne, si je me donnais à cette lionne, les spectateurs humains s’émerveilleraient sans doute que je puisse épeler le rudiment du fauve, et leur transmettre : « Elle a faim. Elle a soif. Elle m’aime. Elle est fâchée. Elle veut jouer. » Mais je sais bien que je ne me contente pas de si peu, et je porterais la peine de rôder en vain autour d’elle, de ne franchir qu’une ou deux enceintes, d’écouter la grande voix nuancée qui déchire l’air ou roucoule orageuse. Il semble borné, le visage humain, à qui s’abîme souvent dans des regards dont l’or bouillonne autour d’une pupille verticale… Regards, signes lointains d’appel, efforts de la bête contre sa propre inviolabilité qu’elle n’a pas souhaitée, élancez-vous encore vers moi : j’ai toujours fait la moitié du chemin.