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Prisons et Paradis/Le muet

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 193-196).

LE MUET

— J’ai divorcé, dit le muet.

— Pourquoi ?

— Parce que ma femme est allée… avec un autre.

Avec son index planté dans le trou de son autre main refermée, il dit ce que sa femme est allée faire. C’est un langage qu’on entend dans tous les pays.

En qualité de muet, il ressemble au diable, et il est subtil. Il veut venir avec nous à Paris. Nous avons mangé le tri-mouton, le tri-poulet, comme chez le Glaoui. Et les fèves à l’écorce de citron, et l’omelette couchée sur les poulets, le beurre blanc et le miel brun, et la galette de pain à peine cuit.

Nous sommes arrosés d’eau de rose, sur les bras, sur la tête, et le long du corps sous la chemise. Les caïds de la région, mandés par téléphone, sont venus nous saluer, au seuil de la propriété.

Tout est neuf, dentelles de plâtre à peine figées, mosaïque et peintures des plafonds mal séchées, et les salles, vides. Les portes de cèdre neuf embaument le vent, qui vient de la montagne proche. L’eau affleure, et resserre les orges abreuvées. Le caïd nous montre avec orgueil des orangers, plantés il y a deux ans, et qui portent fruit. Un air, refroidi dans l’altitude, tombe sur la plaine chaude et y court à grandes ailes.

La belle figure paysanne et fine, sombre, du chef de l’agriculture. Il sait rire, et qu’il doit bien tromper ! Je voudrais être son associée, pour éviter le risque d’être sa cliente.

Douceur de la présence esclave. Pieds nus, paupières déférentes, mains familières. Un enfant en robe, accoté au chambranle, ne se meut que pour agiter le chasse-mouches, l’éventail de paille. Que de géraniums en feu, et que d’oranges sur la jeune orangeraie !

Marché aux ânes et aux chameaux. Midi, ciel blanc — tout ce qui existe sous la nue incolore est du même rose désolé, la terre, le rempart, le chameau sanglotant, l’âne qui se tait, le burnous poudré de terre, les jambes et les pieds nus.

Peu de soleil, mais une lumière verticale qu’on absorbe par les yeux, la bouche sans salive, la peau qu’on voudrait quitter. Il y a autant de folie à braver cette heure qu’à se tenir accroché au bastingage pendant une tempête. Mais une Parisienne comme Mme C… brave, sous un chapeau rose tendre, la syncope de chaleur. Elle est venue acheter sur ce marché des coupelles de paille tressée, « ravissantes pour servir les fruits, ma chère, à la campagne ».

Souk des teinturiers : les hommes, debout dans les cuves et les ruisseaux colorés, dégouttants d’un sang végétal, laqués d’un ébène violet, et miroitants de vert sur leur peau jaune comme des citrouilles reflétant un feuillage dru.

Petite place des grandes fontaines. Les femmes puisent, les ânes boivent, les hommes, accroupis, se lavent le sexe et le derrière avant la prière, en s’aspergeant d’une main trempée dans un seau.

Souks où les cuirs, en coussins, en sacs, en portefeuille débordent des petites cases. Les cuivres roses et jaunes roulent, les cotonnades et les tresses de laine se foulent aux pieds, que sera-ce des bijoux ? Je veux des bracelets d’or, et nous allons au souk des bijoux !…

Est-ce là qu’on débite des joyaux ? Je ne vois qu’un plancher sans tapis, trois parois de bois brut, et crasseux. Un juif blond, assis sur une planche, s’accoude à un coffre boiteux. Rien ne brille, rien ne sollicite, rien ne rit aux passants. Un tiroir du coffre s’ouvre péniblement, comme s’il ne s’était jamais ouvert, comme si le coude du juif blond l’eût à jamais scellé. Une main fine y cherche à tâtons un cercle d’or, une paire de cercles d’or, deux paires de cercles d’or, d’autres cercles d’or, et l’antique balance repliée dans sa boîte comme une mante religieuse. Les lamelles poinçonnées pèsent des fragments de grammes… Et comme je ne me décide pas, tout rentre dans le tiroir revêche, et le coude du juif blond scelle de nouveau le coffre. Car les trésors vivent cachés.