Prisons et Paradis/Les paons
LES PAONS
L’oiseau est loin. J’ai de mauvais yeux, et il ne foule la terre que par nécessité. Audacieuse, la mésange descend jusqu’à moi comme si elle me choisissait, et joue de buisson à buisson, m’apprenant que son aile bleue est secrètement jaune. Elle n’a peur de rien, elle, mais tant d’autres sont timides… J’ai frayé avec l’hirondelle, à l’âge où une enfant des hommes ne s’étonne pas assez d’avoir deux jeunes hirondelles au fond de sa poche, le bec dehors, ou sur sa tête, ou sur son épaule. Une pareille faveur, aujourd’hui, je l’accueillerais respectueuse, à grands frais de oh ! et de ah ! Quand je n’aurais appris qu’à m’étonner, je me trouverais bien payée de vieillir. Mais, sachant où je vais, et combien le temps m’échappe, il me faut réduire le nombre de mes curiosités et regarder surtout ce que je préfère. Je préfère la bête qui a quatre pieds ou pattes. Cet oiseau, qui a toujours les bras croisés sur le dos, et qui n’en use que pour voler, il m’intrigue, il m’échappe, il m’échauffe moins que les quadrupèdes. La patte antérieure, sa griffe, son doigt, sa plante chaude, sa possibilité d’étreindre, de repousser, de mimer, quelle parenté — quelle séduction ! Au Jardin Zoologique de Berlin, un kangourou encore tout floconneux croise les doigts de ses mains, les lève ainsi noués vers nous, nous adjure… Je voudrais ne jamais savoir pourquoi il nous supplie. Et d’ailleurs, ce n’est pas à lui que je veux penser. Je suis occupée d’un couple de paons, — une paire de paons, car ils sont mâles tous deux. Ils m’occupent comme un songe coloré, comme un météore qui a laissé sur la nuit son sillage imaginaire, comme la mer phosphorescente, — comme tout ce qui fulgure, s’éteint et défie la description.
Mon amie Rosine vit un jour passer devant elle, près de Cancale, une trombe sèche, une vis d’air furieux, qui parcourut obliquement le ciel, au-dessus de la mer, et chut dans le golfe de la Guimorais. Sur son trajet son âme avait aspiré et moulé en un nœud fusiforme sable, ramilles, paille…
Rosine voulait me raconter la trombe, son corps d’air tors, transparent et visible ; elle commençait avec trouble :
— Figurez-vous… Voilà : c’est parti de là-bas… Une sorte de fumée… Non, pas du tout, une fumée n’est jamais si rigide… Plutôt une sorte de… Rien qui soit descriptible, ni terrestre… Comment dire ?… Une flèche qui… Mais non, ça ne ressemblait pas à une flèche…
Elle faisait un geste d’impuissance, essayait d’autre manière, sans succès, et je la consolais en lui disant qu’il n’est pas de mots pour rendre le Jugement dernier, ni ses anges resplendissants et difformes, le cyclone, le raz de marée, le volcan…
On ne dépeint pas non plus le paon. Le lophophore, le martin-pêcheur, l’uranie-ryphée et mille créatures ailées se jouent de nos pauvres moyens. Mais nous nous obstinons, nous voulons dépeindre le paon. Un style à pointe double, qui chemine péniblement et laisse sa lente trace d’encre sur un feuillet blanc, prétend à la magie et commande : « Voyez, je le veux ! Voyez, ici, le paon ! »
… Ils sont devant moi, proches, hors d’atteinte. Si je les touchais de la main, aucun arc-en-ciel, en poudre au bout de mes doigts, ne pleuvrait sur mon écriture humide et ne s’attacherait, par grâce unique, aux mots que je cherche. Ils sont tous deux libres, et fidèles à cette demeure. Qui donc a parlé des vilains pieds du paon ? Un homme, sans doute, qui cachait dans de gros souliers des orteils inavouables. Guerriers, princes, les paons portent bottes et éperons. Botte écailleuse, dur pied circonspect, qui se détourne de la boue. Plus circonspect encore lorsque la paire de paons passe sous ma fenêtre : auprès de moi veille le seul être qu’ils redoutent, une chienne brabançonne, minuscule, qui hait les bêtes à long poil et les oiseaux porte-queue. Ils viennent d’éventer ma chienne et s’arrêtent. Pour un court moment le feu instable qui les enveloppe se fige et se tient au bleu fixe. Bleu le col, bleu le caparaçon de plumes lisses, ondé à petites ondes, que relèvent lorsqu’elles rouent les grandes pennes de la traîne. Comme un bouquet de graminées mûres tremble, moins au vent qu’au rythme d’un cœur inquiet, le cimier bleu… Je dis « bleu » ; mais comment nommer cette couleur qui dépasse le bleu, recule les limites du violet, provoque la pourpre dans un domaine qui est plus mental qu’optique, car si j’appelle pourpre une vibration de couleur qui semble franger ce bleu, je ne la vois pas réellement, je la pressens… Ô folie de vouloir dépeindre le paon ! Ce bleu que je prétendais décrire est d’ailleurs aboli, les deux paons se sont remis en marche, parallèles, et le bronze vert seul les couvre, un nuage au ciel les a éteints. Verts, oxydés d’orange, ils vont ; verts dans leur orbe de velours noir sommeillent les yeux de leur queue ; partout règne un vert-noir lourd, comme à l’aile des libellules sur les mares épaissies…
La chienne brabançonne, au guet, vient d’aboyer une seule fois, sans passion. C’est assez pour que les paons se retournent, offensés, et guettent de profil ma fenêtre : autour de chaque œil noir — un œil par paon — perle une petite écume d’ignition, rouge par halètements. Sur le front, sur la nuque, colle un heaume dont la maille est une plumule qui contient tous les feux… Aux aboiements insultants, répétés, de la brabançonne, les paons indignés dressent le col pour appeler du ciel les génies gnostiques qu’ils révèrent, puisqu’ils crient ensemble : « Éons ! Éons ! » Mais rien ne descend de la nue, même lorsque le premier paon, imité par le second, ouvre — d’un orgueilleux effort dont elles vibrent comme autant de flèches sur leur but — les grandes plumes de sa roue, qu’il offre aux cieux. Un temps ils se promènent devant ma fenêtre, tête et aigrette glorieuses reposant au centre d’eux-mêmes épanouis, environnées d’yeux suspendus — mais humblement ici je me dérobe à ma tâche, qui serait de dépeindre le paon…
Par où s’est échappée la chienne ? La voilà qui court sus aux paons ! Ils jettent le grand cri d’or un peu rouillé, cri de guerre et de peur, et fuient. Leur vol, queue troussée, me montre la tiède neige grise du croupion, et l’armature — fortes lattes de plumes plates, fauves, ternes — qui soutient le grand appareil ocellé. Ils fuient, bien armés ; ils fuient, car l’ennemi est d’une affreuse petitesse. Leur longue parure les suit avec un murmure de feuillage traînant, et la courte bête jaune qui les pourchasse, valeureuse, va happer quelque brin suprême et doré…
Non. Tous deux viennent, après trois sauts qui semblent essayer un tremplin, de bondir dans les airs où ils progressent laborieusement. Gerbes dans le ciel, ils peinent, faiblissent bientôt et prennent pied sur un toit bas, entre une glycine écumante et un rouge rosier grimpant. « Éons ! Éons ! » Rassurés, ils appellent l’invisible, et déliant sur la tuile inclinée leur miraculeuse éteule, ils se prêtent à tout rayon, captent le prisme, et sans cesse me proposent — folie, tentation, soif qui ne connaît ni la source ni le puits frais — de dépeindre le paon…