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Prisons et Paradis/Midi sévère

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MIDI SÉVÈRE

« Saint-Tropez ? Pyjamas. Dos nus. Boîtes à débardeurs truqués pour touristes riches. Deux cents autos de marque à partir de cinq heures, en travers du port. Cocktails, champagne sur les yachts à quai, et la nuit, sur le sable des petites criques, vous savez… »

Non, je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Je connais l’autre Saint-Tropez. Il existe encore. Il existera toujours pour ceux qui se lèvent avec l’aube.

Quand mon golfe des Cannebiers dort encore, avant que son azur englouti ne remonte jusqu’à sa vague courte, j’atteins, à petit bruit de moteur et les roues cotonnées de poussière blanche, la ville qui s’éveille assez tard et je gagne le port, où bâille et s’étire quelqu’un de ces matelots de tartane, qui ont souvent des pieds charmants, nus, polis par l’eau de mer. Rien ne bouge encore dans la rangée des yachts amarrés, qui naviguent peu. À cette heure, ils sont comme morts et ne me gênent pas. Derrière eux, les tartanes vides se balancent, trinquent mollement entre elles, avec un doux bruit de muids vides. Beaux yachts blancs, fins yachts noirs rehaussés d’or, yachts d’acajou couleur de Peaux-Rouges, passants paresseux… En face des maisons anciennes à base épatée, ils cuvent leur soirée orageuse. C’est d’eux qu’elles ont appris à s’endormir peu avant l’aube, à s’éveiller tard, à dégorger nonchalamment leurs cargaisons d’espadrilles, de chapeaux en papier tressé, de cordages, de vannerie, de pyjamas, d’antiquités…

Fermées, elles retrouvent leur vrai visage à petits yeux. Ces vieux yeux mi-clos, ces étroites fenêtres ont regardé, il y a des siècles, venir l’assaillant. Il arrivait par un matin pareil à celui-ci, par un temps d’îles bienheureuses et, au-devant des navires ennemis, l’aube, sur la houle, portait des roses…

Sous une lune translucide, verdie par l’aurore, il est sage de quitter discrètement la place, avant que l’homme, irrespectueux de par son loisir d’été, son goût septentrional pour la couleur crue, ne défigure quotidiennement le petit port si sobrement tricolore : mer bleue, façades d’un rose usé, ciel laiteux comme au seuil du désert. Cinq heures tombent du clocher, mais un chat pirate, assoupi sur la pierre grasse où l’on versera, tantôt, les poissons, me dit qu’il n’est que quatre heures. Un chat ne saurait se tromper. La rascasse rouge, la pieuvre d’agate, la girelle à baudrier d’azur, l’affreux « ange » qui a des épaules comme un homme, la cliquetante langouste et le maquereau, miroir de l’arc-en-ciel, sont encore loin du vieux marché. À une demi-lieue du port, je retrouve, autour de ma maison, les prés salés, les cultures modestes de légumes et de fleurs, les vignes et les figuiers nourris par l’eau secrète en nappe souterraine, toute une verdure tenace, sans tache jusqu’en octobre.

Mais dans ce pays loti, bâti, acheté au mètre, loué à la semaine, ouvert le jour et la nuit, je m’attache surtout à ce qui demeure étrangement dur et imperturbable, hostile à la commodité et à la fantaisie humaines. Quittez, par exemple, au sortir de Saint-Tropez, la grande route de tourisme — la route des mille autos moutonnières qui vont et viennent, de Sainte-Maxime à Saint-Tropez, de Saint-Tropez à Sainte-Maxime, Saint-Aygulf, Saint-Raphaël — bifurquez à gauche : vous voilà sur le chemin du Plan de la Tour, dans la rocaille, la pinède, l’épine, le ciste, la montée tortueuse, la descente au flanc des coteaux effrités, au sein d’une solitude à grands décors rébarbatifs, où les mas abandonnés s’écroulent, où l’oiseau méfiant est muet… Ne perdez pas une roue, ne crevez pas votre dernier pneu ! Il n’y a point de piétons, toutes les autres voitures choisissent l’autre route, qui vous secourrait d’ici demain ? N’appelez pas à votre aide ce porteur de fusil entrevu là-bas, sur le versant silencieux et pailleté, entre deux touffes de figuiers sauvages : sitôt vu, sitôt fondu, à la manière de tous les braconniers, et le silence se referme, si pur qu’il passe votre espoir…

Ces surprises sont fréquentes, ici.

L’amabilité du paysage n’est que de commande, et aménagée par l’homme. La fleur, le fruit, la maison rose sont la frange riante de ces bords que recouvraient autrefois, jusqu’à la mer, le pin rigide, le chêne-liège et le cyprès insensibles au vent, le cactus à langue épineuse, et toute une broutille basse à longs dards, qui s’ouvre seulement devant l’incendie. Cette forêt du Dom, pelée par le feu chaque été, qu’elle est dure ! N’était l’auberge renommée qui nous arrête au tournant de la route, la futaie nous ferait peur. De Cogolin à Collobrières, sur le beau chemin du haut, l’homme n’a guère osé suivre la forêt. À l’automne, les châtaignes mûres roulent et se perdent sur les pentes impraticables, et si l’on vous montre au loin, prisonniers des chênes-lièges refermés, les restes d’un monastère, on vous dit aussi qu’aucun chemin ne mène plus aux ruines de l’Abbaye de la Verne…

Parce que j’ai commencé à démêler, sous des parures malencontreuses, et d’aimer son maigre flanc, sa face osseuse, ce pays me montre à tout instant son véridique aspect, qu’il tient secret pour la foule. Nous aimons bien monter, à cinq ou six amis, vers Thoronet, abbaye ruinée, mi-couchée, mi-debout, submergée de végétation et qu’une écume de clématites en graines plumeuses, blanches dès le mois d’août, signale. Nous nous exclamons de plaisir devant le jet puissant de sa fontaine, brandi hors d’un étroit canal comme une torsade de verre, car — les vieilles gravures en témoignent — ni la niche de pierre, ni la roide force du jet, ni la pureté de l’eau n’ont changé depuis trois siècles. Il fait bon voisiner avec la source, lui tendre un gobelet vide ou la panse d’un bouteille pleine, cependant qu’on ouvre le panier de figues violettes, qu’on débite en tranches la tarte à l’anchois. Nous apportons d’en bas notre appétit, en même temps que le vin de la côte. Mais le site est grave, dès qu’un nuage passant éteint le mur ensoleillé et noircit ses sceaux de vigne ; nous mesurons de l’œil les arcades du cloître, surbaissées au point que le fantôme n’y rôde, la nuit, autour des petites tombes, que courbé et bossu… Aussi, la faim tombée, nous nous étonnons de songer déjà au retour.

Ne jurions-nous pas de ne bouger avant le lendemain, de dîner peu, de dormir sur le lit d’aiguilles ? Une certaine couleur violette, qui naît de l’Est comme une sombre aurore, nous met debout. Ce violet impossible à peindre, insinué entre le jour et la chaude nuit, met fin quotidiennement à la fête méridionale. Il se mêle dans la mer au soufre vert du couchant, il y maîtrise et éteint le cuivre liquide et rouge, il pousse hors de la plage, en troupeaux, les enfants d’acajou mouillé et les jeunes filles nues, qui frissonnent pour la première fois de la journée. Une ombre inhospitalière creuse les seuils, et les œuvres de l’homme s’attristent. Les façades neuves, les maisons de vacances à loggias, à pergolas, à créneaux, à belvédères, à péristyle, ne sont plus que des jouets chancelants. L’habitant s’abrite, en attendant la vraie nuit et son climat, et nous nous hâtons sagement sur la route du retour, sans la moindre tentation de bifurquer, en descendant, vers la Garde-Freinet et ses abîmes sylvestres. Dans une heure le bleu aura vaincu le violet, apaisé ce tremblement glacé qui se saisit des feuilles, couche les tamaris et les poivriers pleureurs. Dans une heure nous ne verrons plus que les feux nocturnes du paysage. L’arête dénudée, le roc qui ne concède presque rien à la route, le sentier perdu, tout baignera dans une nuit offensée de lueurs ; — hostelleries, faux mas, dancings, bars, bals champêtres, enseignes américaines pour snobisme français, Seawood-Lodge, Hollywood-Beach, sèment la lumière en ballons, en tubes blafards, en guirlandes, en perles versicolores… Ce sont là de petites parures, de petits secours à ras de terre, de quoi guider les pas et les jeux humains entre la mer bue par l’ombre et la forêt massive…

Souvent, il choisit cette heure de nuit pour s’éveiller, se lever d’entre les pins à la faveur du mistral — lui, le maître d’août… Dénoué, mol et pareil à la vague, à l’écharpe, à la chevelure, rose et noir, il s’enfle comme s’il couvait un astre — puis, effaçant sur son passage les fragiles jalons de l’homme, sifflant, sautant les voies, il se met en marche, l’enfant des jours sans pluie et des nuits sans rosée — le feu…