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Prisons et Paradis/Notes marocaines

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Hachette (p. 187-191).

NOTES MAROCAINES

Marrakech.

Feu des étoiles et des orangers. Palpitation des rossignols, battement des rayons de l’étoile. L’oranger écrase tout de son odeur. La pamplemousse en fleur garde une douceur, une arrière-pensée qui manquent à l’oranger.

Crépitements d’oiseaux avant l’aurore, tonnerre d’oiseaux. Ils s’apaisent un peu, le jour levé. Une phrase de rossignol s’étale encore, comme un lambeau nocturne. Au premier rayon s’élance le cri acéré de l’hirondelle. Puis la gorgée liquide dont se gargarisent le loriot trivial, et le merle. Les derniers chants montent d’une grève mouillée dont chaque galet est une voix de passereau, et des baisers, des baisers, des baisers de mésanges coalisées…

À midi tous se taisent, mais la colombe qu’on ne voit jamais exploite la chaleur sans se lasser, à demi-voix.

La muraille nue, le jardin plat, le bas divan dur. Des surfaces qui laissent courir l’œil, rouler le corps. Un pli irrite, une allée, qui monte, rebute. J’entends à côté, près de la vasque endormie, sous un dais immobile de parfum d’oranger, sur la dalle chaude, un rire américain monstrueux et mal équarri qui hérisse la plume des merles. D’ailleurs la femme d’Amérique porte une robe faite avec un plan de Paris, imprimé sur mousseline de soie. Sans blague.

Illusion d’être parvenue à un but, parce qu’on se repose au centre d’un jardin défendu de toutes parts, où l’humanité n’a pénétré qu’en manifestations muettes, en traces qui ne laissent aucun son dans l’air. Combien d’heures durerait cette illusion : « Me voici arrivée au terme… » Le terme de quoi ? De la vie ? Du souhait ? Du mouvement ? De l’amour ? Combien d’heures peut-on se nourrir de la contemplation d’un jardin prisonnier, et d’une arabesque de fer fin sur un champ de feuillage ? Combien de temps peut-on passer à attendre que le vent, en émouvant enfin un flambeau rigide, immense, de cyprès, qui semble soutenir un porche, nous fasse croire que c’est tout le palais qui chancelle ?

Pour aujourd’hui et depuis deux jours, l’illusion persiste. C’est que le luxe trompe avec force sur le sens de la vie, et qu’ici comme ailleurs, le luxe c’est l’immobilité et le silence.

Qui sait, avant d’entrer, que c’est un palais ? C’est un mur comme tous les murs, couleur de crépuscule pâle, couleur de terre, couleur du ciel. Les hommes, assis sous les porches, sont pareils à tous les hommes d’ici, sous tous les porches marocains.

Au bout du couloir non pavé, le petit cloître rectangulaire est si simple et si frais, et désert. Un chant de prières décèle une toute petite mosquée, que le Pacha fit construire et réserver pour lui et ses amis du voisinage. Ni garde, ni serviteurs visibles, sauf une ombre d’homme qui rêvait contre une porte… Elle appuie un bras sur cette porte, qui s’ouvre. Un autre couloir étroit, où commence le revêtement de mosaïque. Au bout du couloir, un homme haut, tout blanc, El Hadj Thami Glaou.

Grand œil creux, rêveur, et comme craintif. Le petit menton des capricieux et des violents sans frein. Nous ne saurons rien d’un tel homme, sinon sa douceur étudiée, sa parfaite politesse presque sans paroles, car il recule devant le langage français, et fait des façons à cause d’une faute, comme un chat qui ne veut pas boire tant qu’on le regarde. Il entend tout, — ou presque tout. Il parle peu, — Samuel ben Rimoj traduit.

Il nous guide dans des salles, longues, meublées de divans, fraîches, embaumées de cèdre et du bois de coumarine qui brûle.

Sa chambre à lui, c’est ce long, cet étroit rectangle imprégné de parfums, flanqué de divans dont les coussins, comme le siège, sont de soie blanche. Un lit, tout voilé de gaze blanche brodée de rose tendre : c’est dans le lit de Clara d’Ellébeuse que dort le maître de milliers d’hommes. Sa main, noire sur le rideau de gaze blanche, découvre la couche…

Dîner à l’orientale, sous l’électricité crue, les lustres de Dufayel, à côté du téléphone collé à la mosaïque.

Le vrai luxe, — dirai-je le seul visible ? — c’est l’esclave. Sept, huit femmes s’empressent autour de notre dîner de cinq couverts. Belles négresses plus lisses qu’un fruit, grandes, chargées d’étoffes immaculées, évoluant dans leurs grandes jupes comme des navires sur une eau calme. Mais les charmantes chleuhs d’ivoire à peine teinté ont la bouche fine et serrée, le nez pincé, le pied et la main petits et nobles. Rien d’Africain en elles. Y a-t-il un être plus européen que la jeune danseuse chleuh, sa narine espagnole, sa lèvre fine ?

À la fin du dîner elle danse en grattant un petit instrument à corde, et une autre chleuh chante, frottant le même instrument avec un archet. Une troisième esclave chante aussi, un peu plus foncée, belle comme une belle fille d’Italie. Un enfant chleuh frappe une timbale de bronze, selon des rythmes compliqués. Elles chantent un « Divertissement montagnard », si proche en vérité de la tyrolienne…

Trois étages d’escaliers de mosaïque, — je suis soutenue, entraînée par quatre bras féminins.

Mais les deux gaies recluses n’ont l’habitude ni de monter, ni de courir, et elles tiennent une main, après, sur leur cœur essoufflé et un peu gras. L’une est finie, énorme, la joue pesante ; l’autre encore charmante, la dent courte, un bel œil enfantin, de petites mains bavardes, les ongles rouge vif et soignés. Pour le corps, on n’en devine rien sous l’étoffe abondante et lourde, dont la coupe rappelle les robes du second Empire. Un velours ciselé, bleu, s’ouvre sur une seconde robe d’un rose épais, floral, magnifique. Sur les deux épaules, des cordes de soie violette, coupées de longues olives d’or ajouré, retiennent les manches de soie brochée. Coiffure marocaine, la soierie frangée dégageant l’oreille, la plaque d’or au-dessus du front. Des diamants très beaux bossellent la plaque de front, et les pendants d’oreilles, en brillants-poires, sont très européens.

Le long salon est tendu de velours lyonnais, tout soie, à profonds reflets. Debout autour de nous, ou penchées sur le thé à la menthe, d’incomparables négresses, presque géantes, rient en silence.