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Prisons et Paradis/Philippe Berthelot

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 139-142).

PHILIPPE BERTHELOT

Un front haut, en forme de tour, domine et couronne le visage…

C’est exact. C’est patent. N’est-il pas las, Philippe Berthelot, de lire la louange de son front en forme de tour ? L’admiration va au plus facile. Elle monte droit à ce front fameux, en forme de tour, cime, piège à prendre les regards, ce front qu’étreignent singulièrement deux plans grimpants de cheveux, et elle n’en redescend plus. L’œil humain enregistre mal, se fatigue vite. Combien d’amants peuvent dire, sans erreur ni hésitation de mémoire, la teinte des yeux qu’ils baisent et chérissent ? L’habitude d’interroger longuement des visages privés de paroles, dont les prunelles sont fendues d’une pupille oblongue, rétractile, m’a rendue plus curieuse, peut-être plus subtile. Il ne me fallait pas moins que mes hautes et anciennes relations avec la gent que je préfère pour que je reconnusse, dissimulée sous les traits d’un homme occidental, la face du Seigneur Chat.

Quand le Seigneur Chat prend soin de se déguiser, il ne ressemble pas à un chat. Philippe Berthelot se garde d’avoir le nez bref et le menton triangulaire, la joue spacieuse entre le nez et l’oreille. À peine un petit muscle, qu’il ne daigne pas toujours surveiller, tressaille-t-il parfois sous son menton d’homme. C’est le muscle qui tremble chez le fauve à l’apparition de la proie, et qui se bande dans la colère. Hors ce petit muscle autonome, le Seigneur Chat est maître de son visage comme du son de sa voix, ample mais retenue, qui ne précipite jamais sa calme cadence, semble lourde, porte loin, pince les t et mord, avec une voluptueuse rigueur, les m et les b — les deux lettres qui exigent des lèvres la gymnastique du baiser.

Le Seigneur Chat parle peu. Imagine-t-on loquace l’hôte bleu des palais d’Asie, ou le chasseur, noir comme son ombre, qui hante chez nous les fenils, les lisières des bois et les berges humides que fore le rat ? Il parle par caprice, cite Confucius — ou l’invente — et blanchit ce qu’il dit au filtre d’une articulation aérée, ou l’a jouit d’une importance et d’une faveur particulières.

Il a choisi, pour sa forme humaine, des prunelles claires qui accueillent la lumière et la rejettent sans humilité ni gratitude. Entre des paupières qui ne clignent point, leur rai bleu atteint l’interlocuteur, l’étranger, le vertical… « Touché ! » s’écrie celui-ci. Meurtri, flatté, il ajoute en lui-même : « Je valais donc qu’il me prît pour cible ? » Cependant le Seigneur Chat, qui a traversé comme verre le pauvre homme, s’ébat, libre, de l’autre côté, gagne ses champs secrets et s’y abandonne à d’invisibles danses.

Il y avait une fois, à la table de Philippe Berthelot, un convive, notoire par la taille, le criard organe, le nombre des galons, qui prit la parole, ne la lâcha point, répandit les vérités premières, jugea de haut les peuples et les personnes, les armées et les institutions… Nous courbions la tête. Mais l’amphitryon, but et victime, tendait son buste et son regard immobiles, orientés vers l’orateur, avec une attention rigide, telle que je me mis à chercher, sous le flot incolore du discours, les paillettes immergées que je ne distinguais pas. Philippe Berthelot écoutait si fort qu’il ne mangeait plus. Enfin, il secoua le charme au milieu d’une période, posa sa main sur mon bras et me confia à demi-voix :

— C’est dans la salle de bains qu’il est enfermé, j’en suis sûr à présent. Depuis un quart d’heure, je me demande : « Est-ce dans la salle de bains, est-ce dans le petit salon qu’il miaule ? »

Il s’excusa fort légèrement, quitta la table et sortit, pour revenir, un instant après, suivi d’un chat persan bleu.

Une panthère du Tchad vécut dans son bureau, au quai d’Orsay, avant qu’il ne me la donnât. Pour elle, il avait expulsé, d’un petit bureau voisin, une dactylographe — je veux dire qu’il avait restitué à la panthère un gîte occupé par quelque dactylographe. Sauvage, innocente, gaie, terrible parfois, elle accourait quand son maître — Dieu me pardonne ! un peu plus j’écrivais son mâle ! — ouvrait la porte et disait : « Viens. » Elle s’asseyait sur le bureau Louis XV et feuilletait, de sa sévère patte, les documents qui, je le veux croire, intéressaient la paix des peuples. Par-dessus les dépêches chiffrées, Elle et Lui échangeaient des regards bien autrement intraduisibles…

Mme Philippe Berthelot racontait un jour que son mari écrit sans lumière, quand il s’éveille au cours de la nuit, et qu’elle fut longue à s’habituer au rapide grincement du stylographe sur le bloc-notes dans l’obscurité parfaite.

Bloc-notes ? Soit. Stylographe ? J’y consens. Mais comme la vérité probable est plus simple ! Il est une heure avant l’aube où les sortilèges se détendent, les métamorphoses s’étirent et font craquer leurs enveloppes fallacieuses : entre minuit et trois heures du matin, le Seigneur Chat, nerveux, dispos, rendu à sa forme, aiguise ses griffes, ses griffes, griffes, griffes…