Prisons et Paradis/Pierre Faget, sorcier
PIERRE FAGET, SORCIER
J’aurais voulu, pendant une heure, goûter à la toute-puissance ; c’est-à-dire me nommer Pierre Faget, sorcier. Souhait tardif, puisque Faget termine, comme les faux messies, sa vie d’autocrate entre les murs d’un cachot. Du moins il aura goûté, en cette terne république, toutes les joies des tyrans et des magiciens : il a fait tomber des têtes, il a tué par le fer et le poison. Il a cueilli une petite herbe inoffensive, et l’a muée en mauvaise fée… Son histoire est sans doute celle de beaucoup de sorciers, il a commencé par la spéculation et abouti à la foi. Le jour où un rebouteux escroc, accusé par un paysan d’avoir vendu un « charme » confectionné avec deux bouts de ficelle, une feuille sèche et trois crottes de bique inoffensives se fâche rouge, il est mûr pour la sorcellerie efficace et les envoûtements. Il souffre dans son orgueil, il condamne, il se venge — il croit, il dispose de la puissance départie aux illuminés et aux magnétiseurs. Que serait-il sans sa foi en lui-même ? Un herboriste. C’est la mégalomanie, et le respect qu’il a de son pouvoir, qui l’élèvent au rang de liseur d’âmes, d’assassin par imposition des mains, d’empoisonneur à distance. Désormais son village lui appartient, et les hameaux éparpillés, et le département.
Un quotidien, deux quotidiens s’étonnaient, la semaine dernière, devant Pierre Faget : « Comment imaginer qu’une vaste région de notre beau pays soit encore la proie d’un tel obscurantisme ? » Cependant, au verso de la page des mêmes quotidiens, vous trouvez une liste de voyantes, de dormantes et d’astrologues parisiens, qui tous gagnent assez pour vivre. Cependant, on fait queue chez la « femme à la bougie », chez la « femme au verre d’eau », chez la « femme aux épingles », et le « marc de café » coûte plus cher que le café. Un employé des Postes lit toute votre vie, s’il passe à son doigt la bague que vous venez de retirer du vôtre. Dans la province où il fut médecin, la clientèle ne manquait pas à mon frère aîné ; mais lorsqu’on amenait à son cabinet une cheville foulée, un genou gonflé, une épaule démise ou un bras entamé par la faux, les mêmes questions réglementaires amenaient les mêmes réponses :
— Y a-t-il longtemps que vous êtes dans cet état ?
— Huit jours, quinze jours, monsieur le docteur.
— Pourquoi avez-vous attendu si longtemps avant de venir ?
— C’est que… j’ai d’abord été me faire barrer…
Le barreur d’abord, c’est-à-dire le sorcier-rebouteux, qui dessinait sur le membre malade une ligne cabalistique. Après, le médecin, si le patient n’est ni mort ni guéri.
Si l’art d’un Pierre Faget ne le conduisait pas au gaspillage de la vie humaine, à la destruction, décidée légèrement et comme par jeu, de l’être humain, il n’y aurait pas grand mal à ce que quelques Pierre Faget, judicieusement éparpillés, continssent et guidassent des âmes faibles ou désemparées. Occuper un cerveau débile à la confection de cachets, de brouets magiques, prétendre le guérir en le convertissant à la course à cloche-pied et à la prière quotidienne… Un grand médecin, qui s’appelait Grouby, frappait de la même manière l’esprit de ses clients. Loin de dire à une mondaine anémique qui n’eût point obéi : « Prenez de l’exercice », il lui ordonnait : « Montez au pas de course l’avenue des Champs-Élysées, côté droit, du rond-point à l’angle de la rue Balzac ; là, vous vous tournez vers le couchant et vous sautez trois fois sur place à pieds joints en imitant le cri du chemin de fer de ceinture. Vous traversez l’avenue, vous la descendez au pas de course, vous rentrez chez vous, vous vous mettez nue, sauf une ceinture rose en ruban no 7, vous ouvrez la fenêtre de votre chambre, et vous faites douze fois le tour de la pièce sur un pied, puis douze fois sur l’autre, en chantant à tue-tête le troisième couplet de la Marche des Petits Chasseurs… Vous ne savez pas la Marche des Petits Chasseurs ? Vous l’apprendrez. Voici le nom et l’adresse de l’éditeur. »
Charlotte Lysès m’affirmait, en me conduisant chez la « femme à la bougie », que je retirerais beaucoup de bien de ma consultation. Je suis donc allée chez la femme à la bougie ? Eh oui. Je crois donc à cette bougie qui brûle et pleure ses larmes de stéarine, aux images d’avenir et de passé que forme et déforme sa fumée malodorante ? Pas précisément. Oui et non… Entendons-nous bien. Pierre Faget et ses collègues en magie… ils me font hausser les épaules. Le marc de café, c’est de l’enfantillage. Les épingles renversées, c’est de la superstition grossière. Mais la femme à la bougie…
Une petite Montmartroise de race pure, que Jules Lemaître admirait comme il eût admiré une naturelle des îles polynésiennes, avait coutume de dire :
— Vous me courez avec votre bon Dieu. Le bon Dieu, c’est de la blague. Mais je n’ai jamais souffert qu’on parle mal de la Sainte Vierge devant moi. La Sainte Vierge, ça, c’est sérieux.