Prisons et Paradis/Première treille muscate
PREMIÈRE TREILLE MUSCATE
Il a fallu, pour la trouver, que je me détachasse du petit port méditerranéen, des thoniers, des maisons plates, peintes, roses bonbon fané, bleu lavande, vert tilleul, des rues où flotte l’odeur du melon éventré, du nougat et des oursins.
Je l’ai trouvé au bord d’une route que craignent les automobiles, et derrière la plus banale grille — mais cette grille, les lauriers-roses l’étouffent, empressés à tendre au passant, entre les barreaux, des bouquets poudrés de poussière provençale, aussi blanche que la farine, plus fine qu’un pollen…
Deux hectares, vigne, orangers, figuiers à fruits verts, figuiers à fruits noirs — quand j’aurai dit que l’ail, le piment et l’aubergine comblent, entre les ceps, les sillons de la vigne, n’aurai-je pas tout dit ?
Il y a aussi une maison ; mais elle compte moins — petite, basse d’étage — que sa terrasse couverte de glycine, par exemple, ou que le bignonier à flammes rouges, ou bien que les vieux mimosas à gros troncs, qui rangés de la grille au seuil lui font honneur. Derrière la maison… Non, vraiment, je ne vois rien, derrière la maison, qui mérite d’être dépeint.
Derrière la maison, c’est la vigne encore, puis un rempart de faux bambous, flexible muraille provençale contre laquelle le mistral bute, se redresse et chante, courroucé. Les thuyas de la clôture s’inclinent, derrière la maison, sur une barrière à demi pourrie, et si vous ouvrez la barrière qu’un enfant briserait, vous entrez sans gravir ni descendre une marche, vous entrez de plain-pied dans la mer.
J’oubliais, c’est vrai, de vous dire que la mer limite, continue, prolonge, ennoblit, enchante cette parcelle d’un lumineux rivage, la mer que colore et pâlit, selon l’heure, l’astre qui s’élance, à l’aube, d’un Est froid et bleu, pour périr le soir dans une écume de nues longues et légères d’un rose furieux. C’est la mer qui fournit à la vigne ce sol friable et salé dont le cep se sustente mystérieusement. C’est la mer qui m’a appelée ici. Ici, je suis libre maintenant de vivre, si je veux, de mourir, si je peux… Nous n’en sommes pas là encore. Je ne fais que d’arriver et d’acquérir. La treille muscate, qui couvre de son nom et de ses sarments le puits, n’a pas gonflé, pour moi, ses grains dont la panse tendue reflète en bleu le jour. La « Treille muscate », que j’ai achetée, n’est pas encore mienne.
J’y dois porter une main scrupuleuse, et économe. Une « Treille muscate » ne s’aménage pas en une saison, à grand renfort de baignoire stucquée, de torchis safran et de poteries rustiques. Je courrai au plus urgent, c’est-à-dire au jardin, puis à la chambre — si j’ose écrire — la chambre à coucher dehors. La maison, c’est l’affaire d’un laps indéfini. Celle-ci a son petit passé, sa figure modeste qu’on voudrait plus paysanne, des dieux lares au sourire de vieux ouvriers agricoles. C’est déjà bien. Si elle finit par me ressembler, ce sera peu à peu, et je m’y ferai ma place comme un chien dans la paille, à force de tourner en rond. La plus grande pièce pour les heures d’oisiveté et de causerie, de lecture ; la plus petite pour écrire, et choisissons celle-ci un peu sombre, pas très commode, détournée des féeries marines : c’est une mesure de rigoureuse prudence.
Le jardin, le jardin ; vite, le jardin ; mais il n’y a pas de « jardin », remercions le hasard : il y a les grands plumages jaunes qui balaient l’azur, les mimosas d’où pleut le pollen avec le parfum ; n’y touchons pas, sinon pour un pillage raisonné. Les gobéas sont déjà à leur place, qu’a décidée la tradition, contre le mur chaud de la façade.
Respectons l’auvent de clayonnage, ployant en son milieu, respectons le vieil olea fragrans…
Mais, entre les vieux mimosas, de part et d’autre de l’allée, deux murs bas, faits de briques ajourées, retiennent les ceps, rétrécissent le chemin… Au diable les murs de briques ! Et la sagesse de ces pampres : Tu mérites, vigne, des arceaux de fer léger, tu vaux bien que je plante çà et là des supports capricieux, des potences où te pendre, des ombrelles où t’épanouir, puis retomber… Vigne, tu t’élanceras dans le ciel, tu respireras la brise qui parfois ne frôle pas la terre, l’envers rude de tes feuilles goûtera la buée torride que l’été pompe à même l’humus, et de tes rejets ligneux, vigne, je me fais des arbres !
Déjà le lyrisme, déjà le délire ? Les bords méditerranéens ont saoulé plus d’une tête solide. Il passe, sur la pinède proche de la « Treille muscate », un vent chargé de résines, et les labiées de la côte distillent le camphre, l’esprit de lavande et de mélisse. Mon jardin n’en sera pas moins sage, sous sa vigne devenue aérienne. La tomate, attachée sur des palis, brillera de mille pommes, dès juin empourprées, et voyez combien pommes d’amour, aubergines violettes et piments jaunes vont enrichir, groupés en un massif bombé à l’ancienne mode, mon enclos bourgeois… Sage, jardin, sage ! N’oublie pas que tu vas me nourrir… Je te veux paré, mais de grâces potagères. Je te veux fleuri, mais non de ces tendres fleurs qu’un jour d’été crépitant de criquets calcine. Je te veux vert, mais foin des verdures inexorables, palmes et cactus, désolation de la fausse Afrique monégasque ! Que l’arbouse s’allume à côté de l’orange, et soit le brandon de ce feu violet en nappe sur mes murailles : le bougainvillea. Et qu’à leurs pieds la menthe, l’estragon et la sauge se dressent, hauts assez pour que la main pendante, en cassant leurs ramilles, délivre des parfums impatients. Estragon, sauge, menthe, sarriette, pimprenelle qui ouvres à midi tes fleurs roses, fermées trois heures plus tard, je vous aime certes pour vous-mêmes — mais je ne manque pas de vous requérir pour la salade, le gigot bouilli, la sauce relevée ; je vous exploite. Je garderai, là-bas, tout ce que j’ai de botanique amour désintéressé pour elle, — Elle, honneur de tous les climats favorisés, — Elle, — la Rose.
Ne me demandez pas où je planterai le rosier blanc qu’un coup de vent défait, le rosier jaune qui sent le cigare fin, le rosier rose qui sent la rose, le rosier rouge qui meurt sans cesse d’encenser et dont le sec et léger cadavre prodigue encore ses baumes. Celui-ci, je ne le crucifierai pas contre un mur ; je ne le lierai pas à la margelle de la citerne. Il croîtra, si mon meilleur destin le veut, tout près de la chambre à dormir dehors, la chambre qui n’aura que trois murs au lieu de quatre et qui sera tournée vers le levant. Je ne jurerais pas qu’une telle chambre portera un plafond, sinon de roseaux tressés. L’été dernier, je me passais même de clayonnage. Combien sont-ils, parmi les amants de la nature, à l’aimer assez pour passer la nuit sur son sein, par amour, uniquement par amour ?…
Point de moustiques ici. L’été dernier, je tirais chaque soir matelas et draps hors d’une petite maison forestière et je dormais, le mistral dans les cheveux. Deux chouettes fidèles dialoguaient dans les pins, avant minuit, et le brasier des criquets ne se taisait qu’après elles. Dormeurs moites, étouffés entre des murs chauds, enviez-moi ! Car les nuits de ce pays éclatant sont froides, et tiennent, à qui s’abandonne sous leurs étoiles, le corps mol et frais, balancé entre le rêve et la bienheureuse insensibilité. Et quel songe heureux valut l’heure d’insomnie qui me donnait en partage, à moi seule, avant le lever du jour, la Méditerranée endormie, décolorée, d’un blanc précurseur d’outremer — le ciel qui la baisait et la pressait, vif déjà et plus éveillé qu’elle — le ciel, et son sceau d’un rouge triste brisé lentement au bord du monde, et lentement déclos au moment où je retombais, comblée, dans une illusion que ma veille exigeait multicolore, comparable au vent du navire, à l’essor et à l’appareillage…