Prisons et Paradis/Puériculture
PUÉRICULTURE
Une tranche de pain bis, longue d’un pied, coupée à même la miche de douze livres, écorcée de sa croûte et roulée, effritée comme semoule sur la table de bois gratté, puis noyée dans le lait frais ; — un gros cornichon blanc macéré trois jours dans le vinaigre et un décimètre cube de lard rosé, sans maigre ; — enfin un pichet de cidre dur, tiré à la « cannelle » du tonneau… Que vous semble de ce menu ? C’est celui d’un de mes goûters d’enfant. En voulez-vous un autre ?
Un talon de pain chaud fariné, vidé de sa mie, tapissé intérieurement de beurre et de gelée à la framboise ; — un demi-litre de lait caillé doux, bien tremblotant, bu au pot ; — une jatte de fraises blanches.
Troisième menu : une tranche de pain bis, longue d’un pied, etc. (voir ci-dessus), exhaussée d’un doigt de haricots rouges froids, figés dans leur sauce au vin rouge ; — une petite pannerée de groseilles à maquereau.
Quatrième menu, d’hiver et d’automne : les champignons, girolles, cômelles ou mousserons, ramassés dans les bois détrempés, et sautés au beurre pendant quelques minutes ; — des châtaignes bouillies et une pomme. On peut remplacer les châtaignes par quelques bons « grillons » de cochon.
Un menu de goûter pour les mois de juillet et d’août vous agréera-t-il ? Voici : Pain chaud (la croûte seulement) trempé par larges bouchées dans l’écume des confitures de fraises ; — dans l’écume des confitures de cerises ; — dans l’écume des confitures d’abricots ; — dans l’écume de toutes les confitures de tous les fruits de la saison !
Il y a aussi le beurre fondu, d’un jaune roux, gratté dans le grand pot, avec les ongles. Il y a la pâte crue de la tarte, les cœurs de salade dérobés au potager et la carotte nouvelle un peu crottée de terre. N’oublions pas le petit pois en sa jeunesse sucrée, ni la fève au sortir de la cosse… Que sais-je encore ?
Lectrices, jeunes mères, nurses rigides, ne me foudroyez pas. Je ne prétends pas fonder une doctrine, ni bouleverser ce qu’on vous apprit de puériculture alimentaire. Je ne prône pas, j’évoque. Laissez-moi seulement ajouter que, de ces substantiels goûters, se trouvaient bannis la tablette de chocolat gris, plâtreux, pauvre en cacao, la « sucette » acidulée, la brioche rance, le pain au lait parent proche de l’éponge, et le lacet de réglisse vendu au mètre. Vogue s’occupant, ce mois-ci, d’élégances enfantines, je garde mon rang et restreins à l’enfance ma compétence gastronomique. Je ne prescris point, je suggère, et je vous conte comment se fit l’éducation de mon estomac.
Peut-être mon éclectisme, et celui de ma mère, sauvèrent-ils tout. J’allais, entre trois et quinze ans, trustant la vitamine devant qu’on l’eût inventée. À dix-huit mois, je suçais la salade vinaigrée dans l’assiette de ma nourrice, pour contenter ce besoin d’acide vivant qu’à présent on admet chez la créature en mal de croissance, puisqu’on lui administre jus de citron et quartiers d’orange. On peut se fier assez largement à l’instinct d’un jeune animal humain, quand il est né sain. Il va aux crudités souvent, comme le chat au chiendent. C’est le principe inflexible et son application qui créent les gastralgies enfantines. Et je me demande encore à quel culte végétarien pouvait appartenir cette famille d’étrangers riches qui avait élu le meilleur restaurant de Versailles pour y nourrir cinq enfants — l’aîné marquait douze ans, le dernier douze mois — de tranches de pommes crues trempées dans la bière glacée ?… Lesdits enfants, d’ailleurs, ne semblaient pas se porter plus mal, par exemple, que le fils unique d’une famille lausannoise, mélancolique dauphin préservé des microbes, emmailloté de couvertures passées à l’étuve, et qui suçait des jouets bouillis trois fois le jour. Plus tard, on lui pesait ses biscottes grillées…
La nouille — honnie soit-elle — bourre encore, à l’exclusion de toute joie culinaire, de malheureux rejetons trop chéris, maladroitement soignés. La consommation prolongée du lait anémie tels autres affamés, dont les dents neuves, tranchantes, réclament une autre pitance. C’est un geste très triste que le mouvement de tête d’un bébé qui se détourne avec emportement d’une sempiternelle soupe phosphatée… L’amant se résigne à la monotonie de l’amour, mais l’enfant frais et noble n’accepte pas même la routine de l’œuf quotidien. Séduire l’enfant, le nourrir, on n’y arrive pas sans diplomatie et sans ingéniosité. Plus tard, il se montrera moins difficile, il mangera, il aimera à table d’hôte… Il oubliera sa délicatesse primitive, comme il oublie son premier grand chagrin de cœur et d’estomac : le sevrage. Mais je parle là pour ceux, de ceux qu’a sustentés le lait de la femme, et j’en appelle au premier souvenir douloureux qui étrenna ma mémoire. Comment expliquer qu’il y soit demeuré si entier, et d’un tel coloris ? Rien ne m’en échappe : la cuisine carrée, les casseroles de cuivre rouge, le buffet à linge en face de la « maie » antique, lourde, sans coquetteries de sculpture au couteau, indestructible. Entre la maie et le buffet, deux chaises d’acajou massif, exilées de la salle à manger, et gothiques comme les avait aimées l’époque de la Restauration, gothiques avec lyrisme, ajourées de trèfles, d’ogives, de colonnettes… La coupable, la déloyale, ma nourrice, Mélie, assise sur l’une de ces chaises, ouvrit son corsage et délivra son sein sans rival, blanc et bleu comme le lait, rose comme cette fraise qui a nom « Belle-de-Juin ». J’accourus, agile sur mes jambes de seize mois, et je m’accoudai debout, sur ses genoux, dédaignant de m’y asseoir, car je tétais, assurait Mélie, « comme une grande personne »… Horreur ! On avait souillé de moutarde ce sein, cette cime visitée par l’aurore !…
Ce n’est pas de la brûlure aux lèvres que je pleurai si longtemps. C’est parce que, devant mes larmes, renversant son cou blanc de belle blonde, son cou plus jeune que son visage hâlé, Mélie, mon esclave, source de mes félicités les meilleures, Mélie, deux fois traîtresse — Mélie riait…