Prisons et Paradis/Rapaces
RAPACES
Les éperviers m’apparurent pendant l’été que je nomme encore, dans ma mémoire, l’été des vipères. J’habitais, en Franche-Comté, une petite propriété qui avait pris, à vieillir, tous les charmes. Un fronton Directoire, diadème du logis principal, ne cachait pas qu’il datait de la Restauration. Un sol ancien, quand on le grattait, livrait parfois des morceaux, sculptés, d’un marbre ambré, et le soc, en labourant, exhuma un cœur de pierre, étrangement rosâtre et veiné. Tout cela est loin… Peut-être quelques arbres fruitiers, âgés et languissants, vivent-ils encore sur cette colline pierreuse, chaude, creusée d’une combe où le brouillard, au coucher du soleil, coulait comme un lait bleu. Peut-être les rocs éclatés et le bosquet d’ormes abritent-ils encore les longues couleuvres de six pieds et la puissante fourmilière conique, que chaque renouveau voyait grandir…
Cette année-là, cette année de ma jeunesse, on annonça, en juillet, que les vipères abondaient. La Comté, qui craque comme un paillis neuf sous des étés brefs, les plus rudes que j’aie connus, n’est pas sans céder à quelque méridionale enflure… Que mes pieds de promeneuse disjoignissent, sur un sentier, deux vipères unies, je n’y vis rien d’insolite… J’entendis la double fuite, la reptation rageuse et saccadée, qui ne ressemble en rien au soyeux murmure de la couleuvre… Mais défend-on aux vipères de faire l’amour ? Je n’y pensais plus, lorsque, par un après-midi roux, hargneux, crépitant de chaleur, un Bisontin entra chez moi pour y prendre le frais.
— Je redescends à la ville, me dit-il. J’allais à X… par les traverses, mais j’y renonce. Huit vipères sur mon premier kilomètre de chemin creux… Ma foi, j’en ai assez.
— Huit !… Où donc ?
— Là, tout près, sur la pente du Gravier-Blanc. Je n’ai pas de guêtres, vous voyez, et j’ai le pied distrait. Alors, je rentre chez moi.
Un journal de la région, la même semaine, publia deux statistiques, enregistra les prouesses des « preneux » de vipères, et photographia leurs tableaux de chasse. Je n’ai point de honte à avouer que je tressaillais aux jeux des lézards sur les murs. La lettre d’un petit parent, en vacances dans le Jura, m’apprit qu’un bosquet de village, hanté d’habitude par les amoureux, voyait fuir, pour cause, ses fantômes deux par deux liés : une battue minutieuse le purgea de six cents vipères et vipéreaux. Une ancienne écluse et ses quais disjoints livrèrent un bon — si j’ose écrire — millier de têtes triangulaires et plates… et je quittai ma douce habitude de m’étendre n’importe où sur la terre, de somnoler sur le regain mêlé d’origan et de scabieuse, de couper au plus court par-dessus les talus de clôture et la pierraille gris d’azur… Je devenais nerveuse, et il m’arriva de pousser des petits cris de dame pour un frôlement d’herbe… Les mères dans les hameaux et dans les fermes s’effrayaient, on tuait au petit bonheur couleuvres et orvets, et les enfants vantards mentirent tous à la fois.
C’est alors qu’ils apparurent, les autours, délégués, sans doute, au nettoyage de mon district, car ils se posèrent, en bouquet, sur un arbuste malingre, qui oscillait sous leur poids. Quatre autours — l’épervier est plus petit — frais, tavelés à plaisir, couleur de léopards, et tranquilles devant moi comme si je les eusse apprivoisés. J’espère, familièrement, les miracles, et je ne m’étonnai pas qu’ils me souffrissent si près d’eux. Mais quand je vis leurs visages d’oiseaux, je perdis l’espoir : jamais, du col à la queue, leur belle forme de colombe, de flacon précieux, de courge effilée, ne palpiterait, renflée ici, effilée là, sous ma main ; — jamais ces yeux-là ne daigneraient rencontrer les miens… Ils s’envolèrent, sans hâte, et comme excédés, très grands dès qu’ils prenaient l’essor, et encombrant l’air. Peu d’heures après, je les rencontrai dans le site le plus romanesque de l’enclos, celui qui réunissait un « point de vue », une éminence de rocs habilement désolés et les vestiges d’un labyrinthe. Toujours cette manière excédée de s’envoler à regret, toujours ce profil détourné, ce rengorgement intentionnel, dédaigneux de l’importun — mais je me consolais en admirant combien le bec assez court, impérieux, prolongeait avec noblesse le petit front osseux, orné entre les yeux d’une houppette rase et faiblement dorée.
Le lendemain, ils étaient à leur poste, fleurissant l’arbre malingre et échangeant entre eux un langage rauque. « Ils parlent de moi », pensai-je. Ô vanité ! Ils étaient venus pour la chasse, et me le firent bien voir. Car j’avais une bonne jumelle, et je les suivis de mon mieux. C’est une grande merveille qu’un bel oiseau rapace, suspendu dans l’élément de son vol. Je contemplais dans le ciel l’épervier et le vent. Une petite plume tremblante, rebroussée, sous la grande aile, sous la queue en éventail, suffisait à suggérer la sèche brise d’est, l’air résistant et élastique, le poids de l’oiseau couché sur le vent, serres pliées. Et l’œil solaire, d’or rouge, l’œil grossi, rapproché de moi, qui semblait ne jamais regarder la terre…
— Il a un fil au bec, me cria-t-on. Un cordon au bec, vous voyez ?
Oui, je voyais. Un fil vivant. Un convulsif cordage… Les autours commençaient leur grand massacre de serpents. Je n’assure pas qu’ils s’en tinrent aux vipères, qu’ils respectèrent les poussins, les lapereaux et les lézards…
D’autres éperviers, vingt ans plus tard, protégèrent ma parcelle de côte bretonne. Sauvage fraîcheur de sanguinaires, plumage baigné de rosée, vol bas et confiant de chasseurs respectés, leur souvenir, en grands cercles vigilants, m’accompagne encore. J’ai même cédé au souhait imprudent de revoir, dans un jardin zoologique, les autours couleur de froment, et l’œil brûlant qui n’acceptait pas ma présence…
Ces jardins ne sont faits ni pour eux, ni pour moi, ni pour celui que je trouve d’abord sur mon passage : à l’étroit dans une sorte de cage à poules, les rémiges épointées, cet oiseau rigide et muet, empâté de sa fiente et l’aile à jamais fermée, retranché derrière sa paupière crayeuse, on me dit que c’était lui, — lui, l’Aigle…