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Prisons et Paradis/Rites

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Hachette (p. 129-132).

RITES

Tout est mystère, magie, sortilège, tout ce qui s’accomplit entre le moment de poser sur le feu la cocotte, le coquemar, la marmite et leur contenu, et le moment plein de douce anxiété, de voluptueux espoir, où vous décoiffez sur la table le plat fumant. Des démons, connus du cuisinier, conspirent contre le chef-d’œuvre : ils ont noms Vent-d’Ouest, qui renfonce dans la gorge de la cheminée, et jusque sous le couvercle des casseroles, la fumée à goût de créosote ; — Bois-mal-séché, qui flambe d’un bout et pleure de l’autre ; — Soleil, qui chauffe le tuyau du tirage et le frappe d’une étrange atonie circulatoire ; Chagrin-d’Amour, qui obsède le cordon-bleu et lui fait la main lourde sur le sel. Un minuscule lutin suffit à tout gâter, tandis qu’un concours d’esprits bienveillants assure, à grand’peine, la réussite.

On ne fait bien que ce qu’on aime. Ni la science, ni la conscience ne modèlent un grand cuisinier. De quoi sert l’application où il faut l’inspiration ? Je suis née dans un pays de province où l’on gardait encore, comme le secret d’un parfum ou d’un onguent miraculeux, des recettes que je ne trouve dans aucun Codex culinaire. On les transmettait de bouche à oreille, à l’occasion d’une fête carillonnée, le jour du baptême d’un premier-né, d’une « confirmation ». Elles échappaient, pendant le long festin de noces, à des lèvres desserrées par le vieux vin : ainsi ma mère reçut en confidence la manière de préparer certaine « boule » de poulet, projectile ovoïde cousu dans une peau de poule désossée. Comment recomposer maintenant le secret de cette « boule » débitée, sur la table, en larges tranches rondes où brillaient l’œil noir de la truffe, la verte fève de la pistache ?

Du moins j’appris — dans une Puisaye truffière dont le sol nourrit une truffe grise, de bonne odeur et de goût nul — à me servir de la vraie truffe, la noire, la périgourdine. C’est la plus capricieuse, la plus révérée des princesses noires. On la paie son poids d’or, le plus souvent pour en faire un piètre usage. On l’englue de foie gras, on l’inhume dans une volaille surchargée de graisse ; on la submerge, hachée, de sauce brune, on la marie à des légumes masqués de mayonnaise… Foin des lamelles, des hachis, des rognures, des pelures de truffe ! Ne saurait-on l’aimer pour elle-même ? Si vous l’aimez, payez sa rançon royalement — ou écartez-vous d’elle. Mais l’ayant achetée, mangez-la seule, embaumée, grenue, mangez-la comme un légume qu’elle est, chaude, servie à fastueuses portions. Elle ne vous donnera pas, une fois étrillée, grand’peine ; sa souveraine saveur dédaigne les complications et les complicités. Baignée de bon vin blanc très sec — gardez le champagne pour les banquets, la truffe se passe bien de lui — salée sans excès, poivrée avec tact, elle cuira dans la cocotte noire couverte. Pendant vingt-cinq minutes, elle dansera dans l’ébullition constante, entraînant dans les remous et l’écume — tels des tritons joueurs autour d’une noire Amphitrite — une vingtaine de lardons, mi-gras, mi-maigres, qui étoffent la cuisson. Point d’autres épices ! Et « raca » sur la serviette cylindrée, à goût et relent de chlore, dernier lit de la truffe cuite ! Vos truffes viendront à la table dans leur court-bouillon. Servez-vous sans parcimonie ; la truffe est apéritive, digestive. Croquez la gemme des terres pauvres en imaginant — si vous ne l’avez pas visité — son désolé royaume. Car elle tue l’églantier, anémie le chêne, et mûrit sous une rocaille ingrate. Imaginez l’hiver périgourdin sévère, la rude gelée qui blanchit l’herbe, le cochon rose dressé à une prospection délicate…

J’ai chassé la truffe à Martel, dans le Lot, et je tenais la laisse d’une petite truie, une artiste en son genre, qui flairait la truffe souterraine, la délogeait d’un groin inspiré, avec des cris, des élans brusques et toutes les manières, ma foi, d’une somnambule. À chaque trésor trouvé, l’intelligente petite truie levait la tête et quémandait sa récompense, une poignée de maïs.

Ne mangez pas la truffe sans boire. À défaut d’un grand ancêtre bourguignon au sang généreux, ayez quelque Mercurey ferme et velouté tout ensemble. Et buvez peu, s’il vous plaît. On dit, dans mon pays natal, que pendant un bon repas, on n’a pas soif, mais bien « faim de boire ».