Prisons et Paradis/Serpents
SERPENTS
Soixante, quatre-vingts kilos de serpent, sur la fourche basse de l’arbre mort. Rien ne semble vivant dans la cage. Est-ce une branche morte qui va remuer la première ? Polie, lustrée, ointe par des générations de reptiles, cylindrique, onduleuse, par places renflée… C’est peut-être elle qui a mangé un lapin la semaine dernière ?
Sur la fourche haute, un quintal de python dort, ou paraît dormir. Roulé d’abord en spirale, il a assuré ensuite son équilibre par des « huit » d’écheveaux. Mais que faire des dix pieds qui pendaient encore ? Il a relevé ce demeurant au petit bonheur, l’a assujetti en demi-clefs, en nœuds de tisserand, et caché le bout. Deux haillons transparents, deux nasses en gros tulle couleur d’araignée, témoignent que le printemps a dégainé d’eux-mêmes les deux grands serpents. Ils sont neufs. Le ruisseau, l’arme niellée brillent moins qu’eux. Mais où est le col, le flanc, la tête ? Un pavage d’émail habille ces cylindres, par leur propre poids oppressés. Le dos, le flanc, — si c’est le flanc, le dos — arborent le bleu de l’hirondelle, le vert-jaune du saule, deux ou trois bruns de fraîches poteries vernissées, autant de beiges, agencés selon les plus simples mosaïques, et je dis naïvement : « La naïveté de ces dessins… » au moment juste où je m’aperçois qu’en un point les petits quadrangles écailleux ici carrés, là étirés vers le losange, écrasés en trapèze, forment une manière d’œil, un orbe pourvu presque d’un regard mort, et je recule… Cette bête qui cache sa fin et son commencement, qui regarde, épouvante avec son dos, et moi, nous ne sommes ni du même pays, ni du même ventre…
Reprenons-nous. On respire ici une fadeur de flaques à demi taries, d’excréments inconnus, un air verdâtre et sucré qui amollit le cœur. N’était l’averse, dehors, qui obscurcit le jour, j’aurais cherché un refuge chez la girafe, ou dans le mondain pavillon des perroquets. Je disais donc que certaines arabesques se lisent comme des caractères d’alphabet — un O, un U, un grand C, un petit G — sur les monstrueux câbles immobiles… À peine j’ai pensé « immobiles » que les parois de la cage, sa mare troublée et le sol qui me porte dérivent ensemble, d’un élan bien lié, pendant quelques secondes, ou le temps d’un songe, — on ne mesure pas la durée des cataclysmes… J’aimerais quitter ce lieu étouffé, gravir une colline éventée, manger un citron ou quelque crudité au vinaigre. Heureusement tout est redevenu immobile… Arrêtez ! De nouveau tout chancelle, glisse affreusement, — je ne sens point de secousse, mais une douceâtre inclinaison accompagnée de déformation convexe… C’est le python qui a bougé, le python que je croyais immobile — méfions-nous de ce mot, méfions-nous ; un petit détour, laissons-le là — et qui s’est mis en mouvement, entraînant mes sens surpris, mes yeux bornés et accoutumés à la patte, au saut, gouvernés par la logique du pas…
Il bouge : ainsi la marée avance sur les longs sables, suspendue à la lune. Ainsi le poison se propage dans la veine, ainsi le mal dans l’esprit. J’espérerais encore qu’il ne bouge pas, si la lumière huileuse qui s’attache à lui ne tournait sur ses nœuds avec une harmonie qui consterne. Il remue et ne va nulle part. Il n’a délivré ni sa tête, ni sa queue. Il se fond en lui-même, se recommence, progresse et ne change pas de place, il se résorbe et se dilate sans se dénouer.
Il remue et c’est l’unique solide qui chavire. Se peut-il que sous un poids de serpent, depuis le premier serpent du monde, l’homme fluctue et titube ? Il remue, il aggrave la confusion de ses lacs, enfle, déforme ses monogrammes et m’abuse : c’est l’O qui est un C, et le G un Z. Il se liquéfie, coule le long de l’arbre et d’autre part se rétracte, figé — il s’efforce, il présage je ne sais quelle éclosion — au plus épais des spires qui luttent et se malaxent, bâille enfin un étroit abîme, qui expulse une tête ; — une tête petite et plate, comme laminée par son propre effort, et qui n’est même pas hideuse, mais gaie, parée d’yeux d’or invariables, de durs naseaux cornés et d’une bouche horizontale. Je respire : le python n’est qu’une bête, et non une sorte d’enfer concentrique, un nauséeux chaos sans commencement ni fin. C’est une bête comme vous et moi. Il a le cou mince, doué de grâce, il le darde vers moi d’un jet, avec une vélocité, une inimitié qui me rassurent. Mais il s’arrête, entravé, et sa tête commence le hochement régulier, la danse latérale commune à tous les fauves, à tous les prisonniers : col délié, langue de flamme, c’est peut-être son châtiment, à cette tête, de traîner derrière elle, à jamais, ces vingt brasses, ces cent kilos de serpent…