Prisons et Paradis/Singes
SINGES
Fraîche, agréable matinée d’octobre, une de celles qui consolent d’avoir quitté l’été, tant elles sont douces, d’un bleu de fumée, et immobiles. Le moindre gazon sent le labour ; l’arôme romanesque du lierre traîne au pied du mur et les buis bas fleurent la bière blonde. Sur les plates-bandes, des mésanges courent comme des rats, excitées par l’abondance du ver et de l’insecte engourdi. Une biche prisonnière brame tout bas, flaire le vent et appelle la forêt lointaine… Il ne fait pas bon être captif ce matin.
Seuls les singes de la rotonde extérieure tournent le dos à la liberté. C’est le premier matin frais et sans soleil : voici qu’ils se sentent nus, misérables et muets. Contre un tuyau tiède, ils s’agglutinent, les plus petits perchés sur les plus grands. Étrange pyramide vivante, de gris, de bleu, de noir mêlée et gemmée d’yeux ! Comme l’essaim suspendu à la branche d’un arbre, ils grelottent faiblement mais ne bougent que pour s’étreindre plus étroitement. Beaux yeux de singes, couleur d’ambre et de vin doré ! C’est la première fois que depuis l’été ils se tournent vers nous pour implorer autre chose que l’amande et la cacahuète. Yeux trop beaux, qui m’écartez du singe ! À jamais suspect, un sentiment humain, mal caché, brille en vous comme une larme, et je tremble devant vous comme devant ma propre pitié.
La salle chauffée, où je pénètre, m’attriste moins. Il suffit qu’elle retentisse de cent voix discordantes où je ne distingue pas un cri articulé. Ici l’on garde les précieux cercopithèques qui ont les oreilles lilas, le nez bleu ciel, un flocon de neige éternel sur le nez, — le ventre est de cygne. D’autres sont en bronze, vert et noir, une houppe immaculée sous la gorge. Vite, quittons cet atèle, mélancolique démon noir, charmant, qui joint les mains, et prie, sans espoir, derrière les barreaux… Peut-être que le sajou olive, aussi régulièrement beau qu’une princesse d’Égypte, ne se plaint pas de son sort ? Je n’ai pas passé assez vite : il miaule comme un chat derrière une porte, et dans ma fuite maladroite, je vais fatalement au chimpanzé malade. Il dort — ou il meurt. Il a caché son visage dans son bras plié, et je vois ses cheveux noirs départagés par une raie, son humaine épaule et — maudit soit celui qui le captura ! — une main renversée, la paume rose, la main ouverte du frère qui, en perdant la vie et le courage, ne nous retire pas sa confiance.