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Prisons et Paradis/Sur l’ « Éros »

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Hachette (p. 133-138).

SUR L’ « ÉROS »

Il est en nous un démon qui compare, baptise, détourne de leurs fins, dénature les dons les plus simples de l’univers tangible. Nous aimons que la rouelle de veau ait « goût de noisette » ; nous louons, dans la pintade, une saveur de perdreau. « On se croirait dans un bateau », constate, ravi, le passant qui visite mon entresol, et il mesure de l’œil mes deux mètres vingt-deux sous plafond. Je lui réponds : « Je trouve que ça ressemble surtout à un entresol. » Franchissant le seuil des salons, dans le yacht magnifique, je me réjouis de leur ressemblance, — tentures de prix, meubles anciens et clairs, lampes-potiches de Chine — avec certaines vastes demeures d’été, assises depuis deux siècles dans des provinces françaises, au milieu de leurs calmes jardins. Tout encourage, ici, l’illusion, la comparaison permises. Pourvus de tulipes fraîches, de deutzias neigeux, d’arums jaunes à l’oreille pointue, d’œillets et de soucis, ces salons dorment sous le terrestre et tiède parfum qui ne les doit point quitter de l’un à l’autre hémisphère.

Ils sont peu nombreux, ceux qui possèdent un « château sur la mer ». Celui-ci se repose, pendant quelques heures d’après-midi, devant Gibraltar, par un beau temps assez froid, sous un ciel très haut, vide, vert clair ; un cirrus orange marque la place où le soleil s’est couché. Le vent, venu du nord, entre dans le port comme dans une conque, y tournoie ronfleur, capricieux et sec.

Le pont blanc est gratté, lavé, poncé. La merveilleuse propreté que celle d’un logis errant sur l’eau, loin de tous générateurs de poussière ! Un silence qui s’entr’ouvre sur un miaulement de mouette — quelque part la boiserie odorante crie comme une selle neuve — et la vague se plisse contre les flancs du bateau, comme une soierie épaisse remuée à pleines mains… Si j’avais un yacht… Que fait-on d’un yacht ? Ce n’est pas le maître de celui-ci que j’interroge, c’est moi. Lui, je le laisse à sa rêverie d’auteur dramatique : il fait une pièce ou bien il rédige un chapitre de ses mémoires. Échangeant nos destins, c’est son tour de déchirer une feuille raturée, de dessiner dans une marge des insectes et des petits lapins ; d’agrandir, en forme de papillon, une tache d’encre ; moi, je joue avec son bateau.

Aurais-je, si j’étais riche, un yacht pour voyager ? Ou pour recevoir ? Ou pour recevoir en voyageant ? Mais je n’aime guère recevoir et je doute souvent que j’aime voyager. Si j’avais un yacht, quelle merveilleuse cure d’insociabilité ! Ignorer, oublier…

« Vous allez entendre… »

Une irruption de canards, de jeunes porcs dans l’auge, d’éructations, d’âpre musique mal rodée, de chant suave, effondre le silence ; je comptais sans la T.S.F. Bien entendu, sur « mon yacht », la T.S.F. n’aurait le droit que d’appeler au secours… Point de foule, même sans visage, sur mon île ! Ici, non seulement on ne bannît pas ce que je nommerai les sorciers en boîte, mais on les convie, on les révère, on les collectionne ; ils sont choyés, mis sous verre comme des reliques. L’un d’eux est capable de prendre la place du pilote, et sait mener le bâtiment. Un autre écrit, d’un ongle d’acier trempé dans le sang (c’est de l’encre violette, mais mon romantisme m’entraîne) la route du navire sur la carte, et un troisième renchérit en traçant les courbes de profondeur… Eh oui. Nous en sommes là. Je ne puis plus même croire que dix mille pieds d’eau, sous moi, écrasent une vase obscure et des poissons aveugles dans une nuit verte ? Si j’avais un yacht…

Secouons mon snobisme régressif. Il est temps d’avouer qu’agencé selon ma chimère, « mon » yacht ne serait pas un yacht, mais le dernier des « sales rafiots ». Il est l’heure d’admirer autour de moi ce que l’homme, sur la mer, inventa contre la mer. Ce blanc îlot balancé sur son ancre coûte des millions ; l’étrange est que, même à des yeux ignorants, il les vaut. L’esprit ménager monte, descend des degrés d’acajou, caresse les revêtements de bois précieux, emprunte les téléphones, les lumières prodiguées, l’hydrothérapie, la ventilation, convoque toutes les « ondes » du monde entier, et estime : « Ce n’est pas trop cher. » L’instinct pur, qui volontiers se baptise lui-même « goût artiste », fait plus de façons, discute les motifs de la décoration, les couleurs ; il finit par acquiescer : « Non, décidément, ce n’est presque pas trop cher. » Et il flatte de la main une paroi de cristal épais, gravé d’algues, de poissons et de madrépores.

Le dîner et la salle à manger sont tout terriens. Le choix, la prudente sollicitude et non le hasard, je pense, ont voulu qu’à l’heure de manger l’estomac oublie la mer et son rythme perfide… La salle à manger n’est qu’une salle à manger claire, et la table une belle table sans surcharge de fleurs ni de cristaux. Mais…

— Mais, cher hôte, est-ce qu’en baie de Gibraltar on pêche des saumons, et de cette taille ?

C’est le commandant du bateau qui me répond.

— Ce saumon ? Je l’ai embarqué à Cherbourg. Il a, voyons… Il a quatre semaines pour le moins. Le bateau a une bonne installation frigorifique, ajoute-t-il modestement.

Un tendre gigot d’agneau, dont le sang rose, sous le couteau, coule ; des salades et des légumes, après, ne sont pas plus jeunes que le saumon. Un doyen, le beurre, date de six semaines et cache son âge aussi bien qu’une cliente du docteur Dufourmantel…

En vidant le petit pot de crème, en divisant la chair des fruits, je réfléchis à tous les bénéfices que recueillent, du froid discipliné, notre hygiène, notre gourmandise, et de combien l’Art culinaire — un pied dans le feu et l’autre dans quelque armoire frigidaire — peut s’enrichir. Le sujet vaut mieux qu’un article, il mérite une méditation. Je la commence à l’heure d’accorder l’amer arôme du café et celui de la cigarette. La nuit adoucie mêle les palpitations des étoiles et les feux dansants du port…

Quelqu’un près de moi conjecture, à voix basse, que sûrement l’ombre, la mer et mon songe m’entraînent, sans que je bouge, aux antipodes…

Ce passager, ce poète ignore que, solidement ancrée, moi aussi, je pense en ce moment à ras de terre. Je pense que nous ne faisons que commencer, au profit de la gastronomie, l’exploitation du froid électrique. Ce qui est luxe, aujourd’hui, sur le beau yacht, nous l’aurons demain, dans notre entresol. L’être humain, accéléré, ceint la terre en quelques heures, de son ombre volante d’oiseau. Qu’est-ce pour lui, désormais, qu’une saison et les fruits qu’elle donne ? Il exige, sur la même nappe, la juteuse prune cueillie en Afrique, un gibier d’Écosse, l’œuf roumain, le poisson roidi, ouïes pourprées, dans la posture d’une agonie qui remonte à plusieurs mois. L’homme prétend croquer ensemble la cerise et la nèfle, et emplir sa tasse, au petit matin, d’un consommé qui affiche sa date de naissance comme un bordeaux, ou d’un lait pris aux trayons des lointaines chamelles… Confusion fastueuse des saisons, défi porté au soleil, sécurité, tremplin illimité de la bonne chère.

— Chut ! Laissez Colette tranquille… Elle pense à un prochain roman…

… Cher hôte, vous ne vous trompez pas. Un génie éblouissant de givre, qui suspend la vie, ensommeille la bête et la fleur, le grain et la pulpe, écarte d’eux les ferments difformes… J’ébauche le conte de fées du Froid Industriel.