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Prisons et Paradis/Voyages

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VOYAGES

À trente ans, je ne connaissais pas encore Nice, ni Monte-Carlo. Cependant ma première arrivée dans le Midi m’a dotée d’un souvenir égal en force aux souvenirs de la petite enfance, ces souvenirs dont la lumière exagérée, la précision des contours, la sonorité persistante composent un refuge intérieur que visitent notre insomnie, notre chagrin secret, l’oisiveté des convalescences.

Je me rappelle qu’au jour levant, passé Marseille, un certain bleu teignait l’horizon, un bleu compact, solide, fermement apposé contre le ciel presque blanc. La voile neuve d’une barque le mordit, étincela, disparut. Une nappe d’un violet brûlant coula sur des murs jaunes, le long du train ralenti, et quelqu’un m’apprit le nom de cette lave fleurie : « bougainvillea ». Puis je vis, parmi leur feuillage raide et vernissé que le vent respecte, cent lumières sphériques, chacune un peu renflée sur son équateur. La même voix m’enseigna : « les mandarines » ; au même moment un rideau de lauriers-roses et de mimosas couvrit tout, troué de soleil, proche et indistinct comme le voile qui ferme nos yeux pendant un évanouissement…

Depuis, et quelque grises qu’aient été d’autres arrivées méridionales, je me refuse à porter au compte d’une fatigue nocturne, d’un réveil en sursaut, cette fête encore toute vive, ce bouquet ardent et fugitif, jeté par la vitesse contre la vitre du wagon, cette heure brève où en moi j’ai crié : « Voyage ! Découverte ! »

Ceux qui n’ont pas voyagé savent goûter les moindres parcelles d’une évasion. Sédentaires de mauvais gré, le son, la couleur, l’arôme nouveaux les frappent comme une matière quasi-vierge aux longs résonnements. Mais la vibration obstinée en nous est celle que le soleil éveille. Si je garde l’habitude de nommer mentalement le Midi « le bas de la France » ce n’est peut-être pas tant par errement enfantin qu’à cause d’une propension à envisager la route, entre Paris et la Méditerranée, comme une pente naturelle, facile, fatale, qui me verserait dans une mer orientale, entre les coques trinquantes de deux bateaux sollicités par la houle.

Le « bas » de la France… Ce n’était pas nommer si mal une côte déchiquetée, rongée de sel, bordée d’une écume qui retient dans sa dentelle un peu de ce qu’a balaye, traînant sur des régions comblées, la frange terminale d’une nation : fruits, fleurs, verdures qui pressentent l’Afrique, grains de maïs, plumes envolées des gibiers gras et paresseux, tomate éclatée et melon en quartier de lune…

Elle est loin, l’époque où je vouais à ma Bourgogne natale un culte exclusif. La Puisaye, l’Yonne, Auxerre, Dijon tout imprégné de noblesse vinicole, je ne jurais que par ces lieux révérés. Avec la maturité les plus impétueux atavismes se révèlent : qu’un doigt me pousse et je roule sur la pente, vers le « bas » de la France, vers une Provence et une Italie paternelles, vers une mer qui amena, au début du dernier siècle, colorés de sang colonial, le cheveu frisé et l’ongle irisé de mauve comme un coquillage, les récolteurs de cacao d’où sortit ma mère. Il n’est de départs que vers le soleil. Il n’est de voyage qu’au-devant d’une lumière accrue ; c’est avoir obtenu de la vieillesse le seul répit qu’elle puisse donner, que de s’arrêter — encore un instant, encore un instant — sous un ciel où le temps, suspendu et rêveur au haut d’un azur immobile, nous oublie…