Problèmes et Mystères/III

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 33-41).
◄  II
IV  ►


III


L’histoire serait longue à faire, de la lutte de la Raison contre la Foi, dans notre beau pays de France. Un moment, la Raison y eut des autels, et le fait seul de l’avoir déifiée montre l’état d’esprit de ses adorateurs. La Foi, persécutée, tenait alors le beau rôle. Sous la Restauration, elle reprend sa liberté et s’empare du pouvoir dont elle s’empresse d’abuser ; c’est alors que par une réaction naturelle naît l’incrédulité moderne, — très différente de celle des « libertins » du XVIIIe siècle, — d’un caractère bizarre et passionné : l’incrédulité romantique. On ne croit pas, et on se désole de ne pas croire ; la célèbre apostrophe d’Alfred de Musset — « Dors-tu content, Voltaire ? » — est la plus parfaite expression de cet état d’âme. Vingt ans plus tard, l’incrédulité s’était fortifiée, on ne se désolait plus. « Guerre au surnaturel », disait la jeunesse libre-penseuse : « c’est l’ennemi ». M. Louis Figuier écrivait sa belle Histoire du surnaturel, dans laquelle il montrait le miracle disparaissant partout devant la science, comme la nuit au contact du jour. L’analyse s’arrêtait aux miracles de l’Écriture sainte : on était alors aux beaux jours de l’Empire, et si l’auteur avait tenté d’expliquer le miracle des Noces de Cana, son livre, cité en justice et condamné pour « outrage à la morale religieuse », eût été supprimé.


Pendant ce temps, la Foi, qui voyait lui échapper les intelligences vives et avides de liberté, avait tenté, par un mouvement hardi, de s’accommoder aux idées modernes et de faire bon ménage avec la science. À part quelques dogmes sur lesquels elle ne pouvait transiger, et qui, par leur nature même de mystères impénétrables, échappent au raisonnement, liberté de croire ou de ne pas croire était laissée aux fidèles. Le nom de M. de Montalembert, chef des catholiques libéraux, brillait alors — qui s’en douterait aujourd’hui ? — d’un éclat presque solaire. On sait comment Pie IX accueillit ces auxiliaires qui venaient à lui, les mains pleines de bonnes intentions : « ces sortes de pestes », tel fut le mot cruel qu’il leur jeta à la face, du haut du Syllabus. Il referma et verrouilla pour jamais les portes qu’on avait eu l’audace d’ouvrir toutes grandes à l’air et à la lumière. Louis Veuillot fut l’ouvrier de cette réaction ; sa lutte contre la partie libérale du clergé atteignit aux dernières limites de la violence ; Mgr Dupanloup, prenant la plume de Cicéron, lui écrivit un jour : « Votre conduite dans l’Église, monsieur, n’est plus tolérable ! » et tout le pamphlet continuait sur ce ton. Appuyé par le Pape, soutenu par la puissante corporation des jésuites, le journaliste ne s’arrêta pas, et l’on vit ce spectacle étrange : un laïque victorieux du clergé dans des questions religieuses. Puis le pape promulgua ses nouveaux dogmes et toute tentative de libéralisme disparut de l’Église.


Triste époque pour les esprits, nombreux alors, que ce libéralisme avait séduits, également incapables de se passer de religion et de se résoudre à humilier leur raison, comme l’Église l’ordonne. Il leur vint un messie dans la personne de Renan, inventeur de la religion sans foi ; le succès prodigieux de ce système a montré qu’il venait bien à son heure, sur un terrain préparé. Renan était enchanté, disait-il, de n’appartenir à aucune religion pour pouvoir les goûter toutes ; ce gourmet des sanctuaires n’avait pas tort : il y a dans les religions un attrait et un charme qui ne se retrouvent pas ailleurs, une source admirable d’art et de littérature ; et pour que cette source coule, la foi n’est pas du tout nécessaire. Vénus, Diane, à qui personne ne croit plus, inspirent toujours nos peintres et nos sculpteurs ; il n’y a pas de plus hauts sommets que le Requiem, le Te Deum et l’Enfance du Christ dans l’œuvre de Berlioz, dont l’incrédulité était aussi complète que possible. Le dilettantisme de Renan est parfaitement légitime ; ce qui l’est moins, c’est qu’on ait voulu faire de ce dilettantisme une doctrine, une religion sans foi n’étant pas plus une religion qu’un civet sans lièvre n’est un civet. Sans doute, la beauté du style de Renan, l’entraînement de sa parole auront été pour beaucoup dans la faveur accordée à sa douce philosophie. Malgré tout, on a senti bientôt qu’elle manquait de solidité ; le tolstoïsme aidant, on a voulu revenir à la foi. « Il faut croire », nous a-t-on dit. — Que croire ? — « Peu importe ; ce que vous voudrez. Ce sera vrai, du moment que vous le croirez. »


Et l’on s’est mis à croire n’importe quoi, on s’est passionné pour le Bouddhisme, on a ressuscité toutes les vieilles légendes ; sous prétexte de Folklorisme, on s’est plongé jusqu’au cou dans les contes de bonne femme les plus insignifiants ; on a calomnié la science, accusée de ne rien faire pour le bonheur de l’humanité. La vérité est devenue suspecte ; que voulez-vous ? elle n’est pas consolante, et l’on veut avant tout être consolé ; si la vérité est désagréable, mieux vaut ne pas la regarder : ainsi fait l’autruche. Le goût du jour est d’être indulgent à l’erreur, sympathique à l’illusion. Un vieux républicain, blanchi sous le harnais, n’a pas craint d’écrire : « La légende est la vérité des philosophes, l’histoire est la vérité des portières. » Ne dites pas que deux et deux font quatre. Mon Dieu ! on ne vous dit pas le contraire ; mais pourquoi l’affirmer aussi brutalement ? cela peut blesser des consciences délicates. Ne soyez donc pas tout d’une pièce, et sachez respecter les mystères qui se cachent dans les replis de l’âme humaine.


On disserte sur ce ton, sans fin, parfois en très beau style, avec la conviction de travailler ainsi au salut de la Société. Tout cela, bien entendu, ne sort pas d’une élite ; mais à cette élite incombe la tâche de guider les foules, et si elle s’égare dans les rêveries et les subtilités, les foules qui sont incapables de la suivre dans une pareille voie restent livrées à elles-mêmes.