Prologue d’Henriette Maréchal

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Théâtre, Texte établi par Maurice DreyfousG. Charpentier (p. 225-227).


Prologue d’Henriette Maréchal
Drame en trois actes de MM. Edmond et Jules de Goncourt
Récité par mademoiselle Ponsin sur le Théâtre-Français, le 5 décembre 1865



Bah ! tant pis, Mardi gras a lâché sa volière,
Et l’essaim envahit la maison de Molière,
Cent oiseaux de plumage et de jargon divers ;
Moi, je viens, empruntant aux Fâcheux ces deux vers,
Dire au public surpris : « Monsieur, ce sont des masques
Qui portent des crincrins et des tambours de basques. »
Des masques ? Vous voyez : un bal au grand complet !
Mais Molière, après tout, aimait fort le ballet.
Les matassins, les turcs et les égyptiennes
Se trémoussent gaîment dans ses pièces anciennes.
L’intermède y paraît vif, diapré, joyeux,
Au plaisir de l’esprit joignant celui des yeux.
Et pour les délicats c’est une fête encore
D’y voir en même temps Thalie et Terpsichore,
Ces Muses, toutes deux égales en douceurs,
Se tenant par les mains comme il sied à des sœurs.
Quand s’interrompt d’Argau la toux sempiternelle,

On s’amuse aux archers rossant Polichinelle,
Et les garçons tailleurs s’acceptent sans dédain
En cadence apportant l’habit neuf de Jourdain.
Le bon goût ne va pas prendre non plus la mouche
Pour quelques entrechats battus par Scaramouche.
Seulement, direz-vous, ces fantoches connus
Sont traditionnels, et, partant, bien venus.
Leur visage est coulé dans le pur moule antique,
Et l’Atellane jase à travers leur pratique ;
Même pour des bouffons, l’avantage est certain
De compter des aïeux au nom grec ou latin.
Nous autres par malheur, nous sommes des modernes,
Et chacun nous a vus, sous le gaz des lanternes,
Au coin du boulevard, en guise d’Évohé,
Criant à pleins poumons : « Ohé, c’te tête, ohé ! »
Pierrettes et Pierrots, débardeurs, débardeuses
Aux gestes provocants, aux poses hasardeuses,
Dans l’espoir d’un souper que le hasard paîra,
Entrer comme une trombe au bal de l’Opéra.
Pardon, si nous voilà dans cette noble enceinte
Grisés de paradoxe, intoxiqués d’absinthe,
Près des masques sacrés, nous, pantins convulsifs ;
Aux grands ennuis il faut des plaisirs excessifs,
Et notre hilarité furieuse et fantasque,
En bottes de gendarme, un plumeau sur le casque,
Donnant à la folie un tam-tam pour grelot,
Aux rondes du sabbat oppose son galop.
Mais, hélas ! nous aussi, nous devenons classiques,
Nous, les derniers chicards et les derniers caciques,
Terreur des dominos, repliant le matin,
Chauves-souris d’amour, leurs ailes de satin.
Bientôt il nous faudra pendre au clou dans l’armoire
Ces costumes brillants de velours et de moire.
Le carnaval déjà prend pour déguisement

L’habit qui sert au bal comme à l’enterrement.
Il vient à l’Opéra, grave, en cravate blanche,
Gants blancs, souliers vernis, et du balcon se penche ;
Hamlet du trois pour cent, ayant mis un faux nez,
Il débite son speech aux titis avinés.
L’outrance, l’ironie et l’acre paroxysme,
L’illusion broyant les débris de son prisme,
Tous les moxas brûlants qu’applique à son ennui
La génération qui se nomme Aujourd’hui,
Mêlent leur note aiguë à l’étrange harangue
Dont la vieille Thalie entendrait peu la langue,
Dialecte bizarre, argot spirituel
Où de toutes ses dents rit le rire actuel !
Si le théâtre est fait comme la vie humaine,
Il se peut qu’un vrai bal y cause et s’y promène.
Or donc, excusez-nous d’être de notre temps,
Nous autres qui serons des types dans cent ans.
Pendant que la parade à la porte se joue,
Le drame sérieux se prépare et se noue,
Et quand on aura vu l’album de Gavarni,
L’action surgira terrible…

UN MASQUE, l’entraînant.

L’action surgira terrible…As-tu fini !