Promenades archéologiques/02

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Promenades archéologiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 264-302).
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PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES

II.
LE PALATIN.

Les fouilles du Palatin, comme celles qu’on a faites au Forum[1], ont amené de très curieuses découvertes. Cette colline, autrefois occupée par des villas de grands seigneurs et des jardins de monastères où l’on ne pénétrait pas, est devenue l’une des promenades les plus intéressantes de Rome. Je ne crois pas qu’il y ait un lieu où les souvenirs du passé se pressent plus à la mémoire et où l’on vive davantage en pleine antiquité. Il faut pourtant reconnaître que cette antiquité ne nous a été rendue qu’en fort mauvais état : les gens qui se laissent tromper par l’écriteau qu’on a mis au-dessus de l’entrée des jardins Farnèse, et qui croient qu’on a vraiment retrouvé « le palais des césars, » risquent d’être fort surpris en voyant ce qui en reste ; on n’en a plus que quelques décombres, et, pour le revoir tel qu’il était, il faut faire un grand effort d’imagination.

Cet effort du reste est presque partout nécessaire à Rome si l’on veut trouver quelque intérêt à la visiter. C’est ce qu’il faut bien dire à tous ceux qui vont y faire un voyage pour leur épargner des mécomptes. Rome ne ressemble pas tout à fait aux autres villes italiennes, à Venise, à Naples, à Florence, qui frappent le visiteur du premier coup ; elle ne produit pas si vite tout son effet ; pour la comprendre et la goûter pleinement, une sorte d’initiation est indispensable. Il y a bien des raisons qui empêchent que les grands monumens qu’elle renferme répondent d’abord à l’idée qu’on s’en faisait. On s’empresse, dès qu’on y arrive, d’aller voir les ruines antiques dont on a tant entendu parler ; mais ces ruines sont d’ordinaire engagées dans des maisons modernes, et cet entourage médiocre empêche au premier moment d’en saisir toute la beauté. On court visiter les vieilles églises qui remontent aux premiers siècles du christianisme ; mais, comme elles ont été très souvent réparées et rajeunies, elles ont beaucoup perdu de leur véritable caractère et de leur originalité primitive. On n’en est guère frappé quand on ne les voit qu’en passant, et il n’est pas possible que ce coup d’œil rapide suffise pour les apprécier comme elles le méritent. On peut dire que Rome est traversée tous les ans par des milliers de voyageurs pressés qui, ne s’étant pas donné le temps de la voir, n’emportent d’elle qu’une impression incomplète. Quelques-uns, les plus courageux et les plus sincères, osent avouer leur désenchantement ; les autres admirent de confiance et de parti-pris, pour faire comme tout le monde, et n’avoir pas perdu leur voyage. Ne faisons pas comme eux ; prenons la peine de revoir plus d’une fois ces belles ruines qui nous avaient laissés d’abord indifférens ; que l’imagination aide les yeux à les comprendre ; tâchons de les isoler par la pensée de ces voisinages fâcheux qui les déparent, entourons-les des grands souvenirs qui les relèvent, et nous sommes sûrs qu’alors tout changera d’aspect pour nous.

C’est donc une étude que de comprendre et de connaître Rome, une étude qui exige du temps et demande quelques efforts ; mais ce temps est bien employé, et ces efforts nous promettent un des plus grands plaisirs qu’un homme intelligent puisse se donner. Loin que ce plaisir soit moins agréable pour s’être fait quelque temps attendre, nous lui trouvons au contraire un charme particulier parce qu’il est pour ainsi dire notre ouvrage, que nous le devons en partie à nous-mêmes et que nous nous savons gré de ce que nous avons fait pour le conquérir. Ce qui le complète et l’achève, c’est qu’il s’y joint une satisfaction secrète de soi et un certain sentiment de fierté, lorsqu’on songe qu’il est plus vif chez les esprits plus cultivés, qu’il exige qu’on soit familier avec le passé, qu’on en ait la pleine intelligence, et qu’enfin les ignorans et les sots né pourront jamais qu’imparfaitement le goûter. Les autres villes, même celles que nous aimons le plus, ne nous rendent contens que d’elles ; Rome a ce privilège unique de nous rendre à la fois contens d’elle et de nous. Ajoutons que le plaisir qu’on ressent à la visiter, s’il ne vient pas du premier coup, augmente toujours avec le temps. En étudiant tous ces monumens de plus près, nous y découvrons sans cesse des raisons nouvelles d’en être frappés ; plus nous les regardons, plus nous trouvons de charme à les voir, et nous finissons par éprouver la plus grande peine à nous en détacher. Borne est la ville du monde où la curiosité et l’admiration se lassent le moins, et l’on a remarqué que ceux qui l’ont habitée le plus longtemps sont aussi les moins empressés à la quitter et les plus désireux d’y revenir. Le pape Grégoire XVI, qui était un homme d’esprit, demandait toujours aux étrangers qui venaient prendre congé de lui combien de temps ils étaient restés à Rome. Quand on n’y avait passé que quelques semaines, il se contentait de dire : Addio ; mais à ceux qui venaient d’y séjourner plusieurs mois il disait toujours : Au revoir.

Ces réflexions, qui s’appliquent à Rome entière, conviennent peut-être mieux aux ruines du Palatin qu’à toutes les autres : c’est là surtout que le voyageur trop pressé court le risque de ne rien comprendre ; c’est là que l’amateur curieux, qui se donne le temps de connaître, est sûr d’être largement payé de sa peine. Comme le Palatin est le plus ancien des quartiers de Rome, les constructions d’époque différente y étaient encore plus entassées qu’ailleurs. Il a eu, sous tous les régimes, une grande importance : les rois, la république, l’empire, y ont laissé des monumens considérables qui depuis dix siècles étaient recouverts de terre. Les fouilles de ces dernières années nous en ont rendu quelques-uns, mais par malheur elles nous les ont rendus tous ensemble. Ces édifices s’étant affaissés les uns sur les autres reparaissent à la fois, et il semble d’abord qu’au milieu de cette confusion on ne parviendra jamais à se reconnaître. Heureusement que chaque siècle à Rome a eu sa façon particulière de construire et qu’à chaque époque on a employé des matériaux différens ; selon qu’un mur est bâti en péperin, en travertin ou en brique, on peut dire à peu près son âge. Il y a de plus, dans la manière dont les briques sont jointes ensemble ou les blocs posés l’un sur l’autre, des indices qui ne trompent pas un archéologue exercé. Il arrive enfin quelquefois que les tuyaux de terre ou de plomb qui servaient à conduire les eaux dans les maisons portent la marque de l’atelier d’où ils sortent ou même le nom des consuls sous lesquels ils ont été fabriqués, ce qui achève de lever tous les doutes. C’est ainsi qu’on est parvenu à distinguer d’une manière à peu près certaine l’âge des monumens qu’on a découverts. Profitons de tous ces renseignemens pour nous rendre compte de ce qui reste du palais des césars, et cherchons à savoir ce que les dernières fouilles nous ont rendu des diverses périodes de l’histoire du vieux Palatin[2].

I

Le Palatin est une colline de près de 1,800 mètres de circonférence et de 35 mètres de haut, qui est placée comme une sorte d’île au centre de celles dont la réunion a formé la ville éternelle. Quoiqu’elle soit la plus petite de toutes, « les autres, dit un écrivain, semblent l’entourer de leurs hommages. » C’est elle en effet qui a tenu la plus grande place dans l’existence de Rome. Comme il était naturel de croire qu’elle conservait de beaux souvenirs de son glorieux passé, elle a été plusieurs fois fouillée depuis la renaissance. On y cherchait, selon l’usage de l’époque, des mosaïques, des statues, des objets d’art, et, une fois la curiosité ou à cupidité des explorateurs satisfaite, on s’empressait de recouvrir de terre les ruines un moment rendues au jour. Les travaux sérieux et suivis n’ont commencé que de notre temps et par l’initiative de la France. En 1861, l’empereur Napoléon III, dont on sait la passion pour l’histoire romaine, surtout pour l’histoire des césars, eut l’idée d’acheter du roi de Naples, François II, les jardins Farnèse, qui occupaient le nord du Palatin. Ce dessein rencontra beaucoup d’obstacles du côté de la cour romaine, qui ne se souciait pas de voir la France devenir propriétaire si près d’elle. Elle souleva mille difficultés dont on eut grand’peine à triompher. M. Léon Renier, notre illustre épigraphiste, qui comprenait l’importance de l’acquisition et qui l’avait conseillée, eut l’honneur de terminer les négociations. Quand elles furent achevées, et que le Palatin fut à nous, il désigna à l’empereur l’architecte qui lui paraissait le plus propre à diriger les grands travaux qu’on voulait y faire : c’était M. Pietro Rosa, connu des savans par ses études topographiques sur la campagne romaine. M. Rosa se mit aussitôt à l’œuvre avec ardeur et ne tarda pas à justifier la confiance qu’on lui témoignait par les plus importantes découvertes[3].

Ces découvertes ne se sont pas bornées à l’époque impériale. Pendant qu’on cherchait surtout le palais des césars, on a trouvé les restes de la vieille ville de Romulus, qu’on pouvait croire pour jamais disparue. On savait bien que c’était sur le Palatin qu’elle était bâtie. Les historiens racontent comment le premier roi, après avoir appelé autour de lui tous les aventuriers des environs, en avait tracé l’enceinte d’après les rîtes étrusques. Ils nous disent qu’il attela à une charrue un bœuf et un cheval, et qu’il la conduisit tout le long de la colline, levant le soc à l’endroit où devaient être les portes, et marquant par un sillon profond les limites entre lesquelles la ville qu’il fondait devait s’étendre. C’était la Rome carrée, Roma quadrata, comme on l’appelait à cause de la forme même de la colline sur laquelle elle était assise. Non-seulement on en a çà et là reconnu l’enceinte, mais on croit en avoir retrouvé la principale entrée. Vers l’arc de Titus, une rue se détache de la voie Sacrée et monte droit vers la colline ; elle n’est ni plus large ni moins raide que les autres, et ne se distingue de toutes celles que nous connaissons que par la grandeur des dalles qui forment le pavé : c’était la rue ou la montée Palatine, clivus Palatinus. À peine s’y est-on engagé qu’on rencontre les assises encore visibles d’une grande porte ; un peu plus loin, des blocs de pierre énormes détachés d’une muraille ont roulé à terre : la muraille était celle même qu’on attribue à Romulus, la porte servait d’entrée à la Roma quadrata. On l’appelait Vetus porta ou porta Mugonia, et ce dernier nom lui venait, dit-on, des mugissemens des bœufs qui en sortaient tous les matins pour aller paître dans les marécages qui devinrent plus tard le Forum. Quand Auguste eut établi sa demeure sur le Palatin, il fit construire une porte nouvelle, beaucoup plus belle que la première et qui en effaça le souvenir. Il n’y avait plus alors de bœufs ni de marécages, et c’étaient les grands seigneurs et les courtisans qui toute la journée foulaient le large pavé de la voie Palatine pour aller voir le maître ; mais il est sûr que la nouvelle porte fut bâtie sur les fondations de l’autre, et l’on a retrouvé les vieilles bases du tuf sous les constructions impériales.

Cette découverte, comme il arrive toujours, en amena d’autres. En fouillant à droite de la porte, on ne tarda pas à trouver un amas de grandes pierres dans lesquelles il fut aisé de reconnaître les fondations d’un très ancien temple. Ce temple, on n’en peut pas douter, est celui de Jupiter Stator, un des plus célèbres de Rome et que jusqu’ici les archéologues mettaient à leur fantaisie un peu partout, faute d’en savoir l’emplacement véritable. Tite-Live raconte à quelle occasion il fut construit. Les Sabins, après s’être emparés du Capitole, s’étaient jetés de là sur les soldats de Romulus ; les Romains éperdus fuyaient. « Déjà, dit l’historien, l’armée en désordre était arrivée à la vieille porte du Palatin lorsque Romulus, que les fuyards avaient jusqu’alors entraîné à leur suite, s’arrêta et, levant ses mains vers le ciel : « Jupiter, dit-il, c’est toi qui m’as encouragé à jeter sur cette colline les fondations de ma ville, Je t’en supplie, père des dieux et des hommes, éloigne de nous l’ennemi, calme la frayeur de mes soldats, arrête leur fuite honteuse, et moi je te bâtirai ici un temple qui rappelle éternellement à la postérité que Rome a été sauvée par ton secours. » C’est ce temple dédié au dieu qui arrête les fuyards (Jupiter Stator) dont on a retrouvé les débris. Ce point une fois fixé, on s’oriente assez aisément dans la vieille ville de Romulus. Il ne tient qu’à nous de la parcourir par l’imagination et d’en retrouver les principaux monumens. « Près de Jupiter Stator, nous dit Tite-Live, habitait Tarquin l’Ancien, » et M. Rosa a placé un écriteau à l’endroit où devait être sa maison. Un peu plus bas s’élevait le temple de Vesta, où brûlait le feu sacré ; on suppose que les fondations en existent encore sous l’église de Sainte-Marie-Libératrice. Auprès de cette église, on a retrouvé, il y a déjà longtemps, les tombes de quelques vestales qui, fidèles à leur vœu jusqu’après leur mort et refusant de prendre leur place dans la sépulture de leur famille, ont voulu rester vivantes et mortes auprès de la déesse qu’elles servaient. Plus loin, au coin du Vélabre, se trouvait la seconde porte du Palatin, celle qu’on appelait la porte Romaine. L’emplacement en est visible encore à l’extrémité de la rue de la victoire (clivus Victoriœ). Derrière Saint-Théodore, sur le versant de la colline situé en face du Forum boarium, on montrait aux curieux et aux dévots, jusque dans les derniers temps de l’empire, une petite grotte ombragée d’un figuier, qu’on appelait le Lupercal. C’était là, disait-on, que la louve avait allaité les jumeaux divins ; aussi y avait-on placé une louve de bronze, ouvrage d’un sculpteur étrusque, qui s’est retrouvée au commencement du XVe siècle et orne aujourd’hui le musée du Capitole. Un peu plus loin, presqu’en face du grand Cirque, on voyait un monument plus vénérable encore, et qu’un vrai Romain ne pouvait visiter sans émotion : c’était la maison ou plutôt la cabane de Romulus, avec son toit de chaume, modeste demeure où deux rois, dit un poète, se contentaient d’un seul foyer, et qui formait un contraste étrange avec les palais de marbre qui l’entouraient. On la conservait, on la réparait avec tant de soin qu’elle existait à la fin du IVe siècle. Ces monumens, et d’autres encore de la même époque, comme l’autel d’Hercule (ara maxima), l’escalier de Cacus, etc., n’existent plus ; mais nous savons où ils devaient être et nous ne risquons guère de nous tromper en attribuant à quelques-uns d’entre eux les décombres amoncelés en divers endroits de la colline.

Peut-être trouvera-t-on que je traite bien sérieusement ces vieux souvenirs, et que c’est faire trop d’honneur à Tite-Live ou à Denys d’Halicarnasse d’avoir l’air de croire ce qu’ils nous racontent de ces temps reculés, mais Ampère remarquait déjà que, s’il est fort aisé à un savant dans son cabinet de se moquer de Romulus et de ses successeurs, de ne voir dans les récits qu’on nous fait d’eux que des fables extravagantes ou de les expliquer comme des mythes qui n’ont aucune réalité, on n’a pas tout à fait la même assurance quand on vient de visiter Rome. Là ce passé, qui parait d’abord si lointain, si douteux, se rapproche de nous ; on le touche et on le voit. Il a laissé de lui-même des traces si profondes et si vivantes qu’il n’est pas possible de lui refuser toute créance. On comprendrait à la rigueur que, s’il n’était rien resté de ces siècles antiques, les chroniqueurs grecs qui débrouillèrent les premiers les annales de Rome se fussent amusés à inventer toute sorte de fables pour combler de quelque façon les vides de l’histoire. Mais, si effrontés menteurs qu’on les suppose, ils n’étaient pas libres de tout imaginer selon leurs caprices ; ils trouvaient en face d’eux des souvenirs qu’il leur fallait respecter. Ces souvenirs n’avaient pas pu se perdre parce qu’ils étaient attachés à des monumens indestructibles qui remontaient aux origines même de la cité. Les générations se transmettaient de l’une à l’autre le nom de leurs fondateurs, et l’on se rappelait en les voyant les désastres ou les victoires qui avaient été l’occasion de les construire. Les annalistes du VIe siècle ont dû sans doute ajouter beaucoup à ces traditions. L’imagination des Romains était sèche et courte ; ils n’avaient pas l’art, comme les Grecs, d’embellir leur histoire de fictions merveilleuses. A mesure que le temps effaçait la mémoire du passé, la fantaisie populaire ne savait pas réparer ces pertes par des inventions nouvelles et charmantes. Au bout de quelques siècles, il ne restait plus de ces anciens événemens que quelques noms et quelques faits sur lesquels il était aisé de broder beaucoup de mensonges ; mais le mensonge n’est qu’à la surface, la vérité doit être au fond.

Voilà les réflexions que suggère inévitablement une visite au Palatin : elles s’imposent surtout à la pensée quand on y rencontre les grands débris de murailles qui formaient l’enceinte de Romulus. Ces murailles étaient construites dans le même système que celles qu’on attribue à Servius et doivent être à peu près contemporaines. Les unes et les autres se composent de blocs de tufs rapprochés que n’unit ensemble aucun ciment, et qui tiennent par leur poids seul. La disposition des assises y est toujours la même : les pierres y sont posées successivement dans le sens de leur longueur et dans celui de leur hauteur. Cette façon de bâtir appartenait en propre aux Étrusques, et les Romains la tenaient d’eux : c’était leur système ordinaire ; ils prenaient partout, dit Pline, ce qu’ils trouvaient bon à prendre, omnium ulilitatum rapacissimi. Mais, si cette race sensée, étrangère à toute infatuation d’elle-même, empruntait sans scrupule à ses voisins ou même à ses sujets tout ce qui pouvait lui être utile, elle savait s’approprier ce qu’elle imitait. En introduisant chez eux les inventions du dehors, les Romains les accommodaient à leur génie ; ils en prenaient pour ainsi dire pleine possession, ils les modifiaient et les renouvelaient selon leurs besoins : c’étaient des écoliers qui devenaient vite des maîtres. Beulé fait justement remarquer que ce grand art de bâtir que les Étrusques ont transmis aux Romains, ils n’en ont pas fait eux-mêmes grand’ chose, et qu’il s’est beaucoup plus perfectionné à Rome que chez eux. Les Romains lui ont donné de plus en plus leur caractère, et quand ils l’appliquaient à des constructions d’utilité publique, comme les ponts, les égouts, les aqueducs, ou à des édifices qui comportent surtout la grandeur et la majesté, comme les amphithéâtres et les arcs de triomphe, ils lui ont fait produire des chefs-d’œuvre. Le dirai-je ? il me semble qu’il suffit de regarder ces belles murailles qui nous restent de l’époque royale au Palatin ou ailleurs[4] pour pressentir, pour deviner l’essor que va prendre l’architecture à Rome et dans quel sens elle se développera. Ceux qui les ont bâties, quels qu’ils soient, ne pouvaient pas être des barbares. De si grands ouvrages supposent qu’ils étaient arrivés à un certain degré de civilisation. Ils disposaient de moyens puissans pour poser les pierres les unes sur les autres et les élever à de si grandes hauteurs. Ils avaient le sentiment de ce qu’ils valaient et cette confiance dans leur durée qui fait les grands peuples. Ils ne se sont pas contentés, comme les sauvages, de se construire à la hâte un abri provisoire qui protégeât leur sommeil pendant quelques nuits contre une attaque imprévue ; ils ont songé à l’avenir, ils ont travaillé pour leurs descendans ; au milieu de ces marécages et de ces forêts, ils ont pris soin d’élever des défenses qui devaient durer des milliers d’années : « On commençait déjà, dit Montesquieu, à bâtir la ville éternelle. » J’ajoute qu’ils n’ont pas seulement cherché à faire leurs murailles solides, la façon dont ces blocs sont assemblés montre qu’ils possédaient, au moins d’une manière confuse, l’instinct de la grandeur, le sentiment des proportions, et le goût de cette sorte de beauté qui vient de la force. Assurément, je le répète, ce ne pouvaient pas être des barbares.

Une découverte importante, qui a été faite l’an dernier, prouve combien ces conjectures sont fondées. Les travaux entrepris depuis 1870 dans différens quartiers de la ville, surtout vers les thermes de Dioclétien, ont fait trouver des restes nombreux de ces belles murailles de Servius dont je viens de parler. En les examinant de plus près qu’on n’avait fait jusqu’ici, un savant archéologue, le père Bruzza, s’aperçut que des lettres étaient inscrites sur ces grands blocs de pierre : c’étaient des signes qui marquaient tantôt la carrière d’où on les avait extraits, tantôt l’emplacement auquel ils étaient destinés. Comme ils venaient quelquefois d’assez loin, il fallait bien qu’on fît connaître à ceux qui les transportaient où ils devaient être placés, afin que toute erreur fût impossible. Ces caractères sont quelquefois gravés assez légèrement, et alors il est très difficile de les lire ; mais d’ordinaire l’ouvrier a tracé un sillon profond qui a résisté au temps et qui est visible aujourd’hui comme le premier jour.

N’est-ce pas une découverte bien inattendue que de retrouver des lettres sur des murailles qui ont été bâties du temps des rois ? Les inscriptions du tombeau des Scipions passaient jusqu’ici pour le plus ancien monument de la langue latine ; en voici qui sont de trois ou quatre siècles plus vieilles, et qui remontent aux origines même de Rome. On sera désormais, je l’espère, moins tenté de croire que les historiens se moquent de nous quand ils nous disent qu’il restait des monumens écrits de ces époques reculées. On riait de Suétone parce qu’il raconte sérieusement qu’à l’incendie du Capitole sous Vitellius il périt trois mille tables d’airain qui contenaient des lois, des sénatus-consultes, des plébiscites, depuis la naissance de la ville, pœne ab exordio urbis. On ne voulait pas admettre qu’il fût possible qu’il existât encore du temps d’Auguste une copie authentique du traité conclu par Tarquin avec les habitans de Gabies, quoique Horace prétende que les antiquaires en faisaient leurs délices. Depuis la découverte du père Bruzza, tous ces récits n’ont plus rien d’invraisemblable. Denys d’Halicarnasse, qui était un curieux, et qui avait lu ces vieux documens, nous dit que les lettres y étaient semblables au plus ancien alphabet des Grecs. C’est bien aussi aux lettres grecques que ressemblent celles qui ont été trouvées sur la muraille de Servius, et par là se trouve confirmée cette opinion de Kirchhoff et de Mommsen que l’écriture est venue aux Romains de leurs rapports avec les colonies grecques de l’Italie méridionale, et qu’ils l’ont connue de très bonne heure[5]. Non-seulement ils la connaissaient et la pratiquaient vers la fin de l’époque des rois, mais elle leur était alors tout à fait familière, et ils l’employaient aux usages ordinaires de la vie. Elle n’était pas le privilège de quelques classes, des nobles ou des prêtres : les entrepreneurs des travaux publics, et peut-être même les ouvriers, s’en servaient. Il serait assurément ridicule de prétendre, avec Cicéron, que du temps de Romulus la science et la littérature étaient déjà florissantes à Rome, et de se figurer ces sénateurs couverts de peaux de bêtes comme des sages qui sortaient de l’école de Pythagore et qui en répétaient les leçons ; mais c’est une erreur encore plus grande d’en faire de véritables sauvages, comme c’est la mode aujourd’hui. Ce n’étaient pas non plus des héros d’épopée, ainsi que les représente Niebuhr, des Ajax ou des Hector, venus en un temps où les exploits des guerriers ne se conservaient que dans les chants des rapsodes. Ces vaines hypothèses de légendes et de récits épiques ne trouvent plus de place à une époque où l’on savait écrire et lire, et l’on peut dire que la découverte de M. Bruzza donne le dernier coup à tous ces systèmes, qui ont fait une si belle fortune il y a un demi-siècle.

La ville de Romulus n’était pas destinée à rester longtemps enfermée dans l’enceinte étroite que lui avait tracée son premier roi. Elle déborda bientôt de tous les côtés et finit par occuper toutes les collines environnantes. Dès lors le Palatin ne fut plus Rome entière, comme il l’était d’abord, mais il resta toujours l’un des principaux quartiers de la ville agrandie. On y trouvait en grand nombre des temples célèbres, celui de Jupiter vainqueur, celui de la déesse Viriplaca, qui réconciliait les ménages, celui de la Mère des dieux, d’où partait tous les ans, le 27 mars, le joyeux cortège de dévots et de prêtres mendians qui s’en allaient par les rues de Rome, en chantant des chansons légères, baigner la statue de la déesse dans la petite rivière de l’Almo. C’est là aussi que quelques-uns des plus illustres citoyens avaient établi leur demeure. Ils tenaient à se loger le plus près possible du Forum et des affaires publiques. Nous connaissons la situation exacte de la plus illustre de toutes ces maisons, celle de Cicéron, s’il est vrai, comme le pensent MM. Visconti et Lanciani, qu’une grande construction dont on aperçoit les restes au coin du Vélabre appartenait au portique de Catulus ; la maison de Cicéron, nous le savons, en devait être tout à fait voisine. Il était très fier d’habiter sur le plus bel emplacement de Rome, in pulcherrimo urbis loco ; il nous dit qu’il dominait de là le Forum, et que sa vue s’étendait sur tous les quartiers de la ville. Sa maison fut associée aux vicissitudes de sa destinée. Pendant son exil, Clodius fit décréter par le peuple qu’elle serait rasée et qu’à la place on consacrerait un temple à Minerve. Après son retour, le sénat décida de la reconstruire aux frais du public, et Cicéron obtint 2 millions de sesterces (400,000 francs) pour la rebâtir. — Ne dirait-on pas qu’on lit un récit d’histoire contemporaine ? De toutes ces maisons particulières, construites pendant la république et qui rappellent quelquefois de si grands souvenirs, il n’y en a qu’une dont il soit resté des ruines importantes, encore devons-nous à un hasard étrange de les avoir conservées. Celles qui se trouvaient sur le haut de la colline furent démolies pour faire place aux demeures des césars ; : mais il y en avait d’autres qui étaient situées dans ce qu’on appelle d’un nom barbare l’intermontium du Palatin. Le Palatin, comme le Capitole, était primitivement partagé en deux par une vallée étroite qui se dirigeait du nord au midi, depuis ; l’arc de Titus jusqu’au grand Cirque. Cette petite vallée fut comblée par les empereurs quand ils voulurent étendre et aplanir le terrain sur lequel ils élevaient leurs palais, et les maisons qu’on y avait construites s’écroulèrent sous le poids des terres amoncelées. Quelques-unes pourtant résistèrent, et les fouilles en ont fait reparaître les débris. Il y en a une surtout, qu’on appelle, je ne sais pourquoi, les bains de Livie, et dont il reste encore quelques chambres assez bien conservées. On y voit sur les plafonds des ornemens gracieux, des groupes, des figures, des arabesques qui se détachent sur un fond d’or, tout un ensemble de décorations à la fois sobres et élégantes qui nous donnent une idée fort avantageuse de l’art romain sous la république. Le Palatin, vers le temps de Cicérone et de César, devait être rempli de maisons semblables ; c’est la seule qui ait survécu.


II

Avec l’empire commencent pour le Palatin des destinées nouvelles : il devient alors la demeure des césars, et, selon le mot de Tacite, le centre du monde romain, arx imperii. Dans sa jeunesse, Auguste habitait près du Forum ; un peu plus tard, quand il n’était encore qu’un des ambitieux qui convoitaient la succession du grand dictateur, il acheta sur le Palatin une maison assez modeste, qui avait appartenu à l’orateur Hortensius : elle ne contenait ni marbres, ni mosaïques, et n’était ornée que de portiques médiocres soutenus par des colonnes de pierre. Ce fut pourtant l’origine de ces palais impériaux qui, en s’étendant sans cesse, finirent par couvrir toute la colline. La maison d’Auguste grandit peu à peu avec son maître, et il n’est pas sans intérêt d’étudier les accroissemens successifs qu’elle reçut : dans la manière adroite dont il fit insensiblement et sans choquer personne de la demeure d’un particulier celle du chef de l’état, il me semble qu’on retrouve toute la politique de cet habile personnage.

On ne risque pas d’être téméraire quand on cherche une raison secrète à toutes ses actions. Même dans sa vie la plus familière, il avait l’habitude de ne rien livrer au hasard, et l’on sait qu’il écrirait d’avance ses entretiens avec sa femme de peur de dire un peu plus qu’il ne voulait. Il faut donc croire que, s’il a préféré le Palatin à tous les autres quartiers de Rome pour y fixer sa demeure, il avait quelques motifs de le faire, et ces motifs ne sont pas difficiles à découvrir. C’est au Palatin que s’était ouvert cet asile de fugitifs et de vagabonds, qui était bientôt devenu une grande ville ; c’est là qu’avaient habité, disait-on, tous les anciens rois de Rome. Auguste tenait beaucoup à se mettre dans leur compagnie : quand il fut résolu à quitter le nom d’Octave, que les proscriptions avaient déconsidéré, et à en prendre un nouveau, celui de Romulus le séduisit d’abord, et il l’aurait préféré aux autres, si la fin violente du premier roi n’avait paru d’un mauvais augure pour son successeur. Il est donc sûr qu’en se logeant sur la colline qui avait été le siège de la royauté, il espérait hériter du respect dont on entourait ces anciens souvenirs. Aussi prit-il beaucoup de soin, ainsi que les princes qui vinrent après lui, pour conserver et réparer tout ce qui restait au Palatin de ce lointain passé. On a remarqué que les palais impériaux s’écartent respectueusement des moindres débris antiques, et les précautions prises pour les laisser en dehors des constructions nouvelles sont visibles encore. On trouvait sans doute que ces monumens vénérables des vieux rois de Rome protégeaient et consacraient la demeure des nouveaux césars.

Auguste tenait aussi beaucoup à ne rient faire brusquement : c’était son grand art de ménager les transitions, d’éviter en tout le scandale et la surprise, et d’accomplir sans bruit les changemens les plus graves. Il ne négligea pas de le faire en cette occasion, quoiqu’elle fût en apparence moins importante, il savait qu’à un monarque il faut un palais, et que le maître du monde ne pouvait pas loger comme un simple particulier, il résolut donc d’agrandir la petite maison d’Hortensius, qui ne suffisait plus à sa fortune. Après sa victoire sur Sextus Pompée, quand son pouvoir fut reconnu de toute l’Italie, qu’il venait de délivrer de la crainte d’une guerre servile, il donna l’ordre à ses intendans d’acheter un certain nombre de maisons qui entouraient la sienne et de les démolir. Comme ces démolitions pouvaient donner à penser aux esprits soupçonneux, il fit dire que ce n’était pas pour lui seul qu’il travaillait, mais dans l’intérêt du public, et qu’il voulait consacrer une partie du terrain à des édifices religieux, il y fit en effet bâtir le fameux temple d’Apollon Palatin, et les deux bibliothèques, grecque et latine, dont il est si souvent question chez les écrivains de ce temps. La magnificence de ces constructions attirait seule l’attention publique, et l’on ne s’apercevait guère qu’en même temps la maison du prince s’agrandissait aussi et changeait d’aspect. Quelque temps après, le nouveau palais fut détruit par un incendie : c’était l’usage à Rome qu’après les malheurs de ce genre les amis de celui qui en avait été victime se cotisaient pour l’aider à réparer ses pertes ; ces contributions volontaires remplaçaient nos assurances. L’incendie du Palatin était une occasion naturelle de montrer combien Auguste avait d’amis : tous les citoyens de Rome s’empressèrent de lui apporter leur offrande ; mais il ne voulut pas l’accepter. Il ne prit qu’une somme insignifiante, un denier au plus par personne, et rebâtit sa maison à ses frais ; seulement il profita de l’occasion pour la rebâtir plus grande et plus belle. Quand il fut nommé grand-pontife, au lieu de faire comme ses prédécesseurs, qui allaient habiter près du temple de Vesta, dans un édifice particulier, il resta chez lui, et se contenta d’élever un temple à Vesta dans sa maison. De cette manière, l’ancien usage paraissait être conservé, et le grand-pontife se trouvait toujours voisin de la divinité qui protégeait Rome. Dans un passage curieux et souvent cité, Ovide a pris plaisir à nous décrire la maison d’Auguste, comme elle était sur la fin de son règne : exilé aux extrémités du monde, plein du regret de Rome, où il lui était défendu de revenir, le pauvre poète envoyait ses vers supplier pour lui. Il les représente errans dans cette ville où ils sont devenus étrangers, forcés de demander leur chemin aux passans, cherchant surtout la demeure de celui qui les châtie si cruellement, mais qui peut aussi leur pardonner. Les indications qu’on leur donne sont si précises que nous pouvons encore aujourd’hui faire la route avec eux. Voici d’abord le Forum et la voie Sacrée : « Regardez, leur dit-on : ici, vers la gauche, c’est la porte du Palatin, près du temple de Jupiter Stator. ». Un peu plus haut, on aperçoit une maison plus belle que les autres « et digne d’un dieu. » Elle est entourée de temples, ornée d’armes et d’écussons, une couronne de chêne en ombrage l’entrée, des lauriers sont plantés des deux côtés de la porte. Ces lauriers, cette couronne civique, décernés solennellement à Auguste par le sénat « au nom des citoyens qu’il avait sauvés, » annonçaient la demeure du maître du monde.

Les travaux de ces dernières années n’ont pas encore rendu au jour le palais d’Auguste, mais nous savons où il faut le chercher : il est recouvert par les jardins de la villa Mills. Aucun doute à cet égard n’est possible : dans des fouilles qui furent faites en 1775 par l’abbé Rancoureil, à qui le terrain appartenait, on trouva sous les débris qui s’étaient amoncelés de toute part une maison à deux étages dont il fut aisé de reconnaître les dispositions. L’étage supérieur avait naturellement beaucoup souffert ; mais celui du dessous était presque entier. Les décombres remplissaient quelques-unes des salles ; d’autres étaient vides, on put les parcourir et, ce qui est plus fâcheux, les dépouiller. Elles conservaient encore leurs stucs, leurs pavés précieux, leurs revêtemens de marbre attachés au mur avec des crampons d’acier. Des peintures charmantes, bien plus délicates que celles de Pompéi, en ornaient les plafonds. D’admirables statues, entre autres l’Apollon Sauroctone du Vatican, y furent trouvées intactes. On eut grand soin de n’y laisser aucun objet d’art dont on espérait tirer quelque profit ; quant aux débris de colonnes et de pavés, on les enleva sans précaution, on en chargea plusieurs charrettes et on les vendit en bloc à un marchand de marbre du Campo vaccino. Le propriétaire, qui était un amateur jaloux aussi bien qu’un traficant habile, tint sa découverte le plus cachée qu’il put. Il ne laissa pas les autres archéologues en approcher, et l’on raconte que le célèbre Piranesi, qui voulut la voir, pénétra la nuit dans le jardin comme un malfaiteur, au risque d’être dévoré par les chiens, et qu’il en dessina les ruines au clair de lune. Nous avons encore le plan qu’il en prit en toute hâte pendant son excursion aventureuse, et, ce qui vaut mieux encore, celui de l’architecte Barberi, qui dirigea les fouilles sous la direction de Rancoureil[6].

Il suffit de jeter les yeux sur ce plan pour reconnaître que le palais d’Auguste, dans ses dispositions générales, ressemblait à toutes les maisons romaines. Il se composait, comme les habitations qu’on découvre à Pompéi, de deux cours intérieures, l’atrium et le péristyle, réunies ensemble par des corridors. Sur l’atrium s’ouvraient les appartemens destinés à recevoir les étrangers ; les pièces réservées à la vie de famille étaient rangées autour du péristyle. Ces salles ou ces chambres sont en grand nombre dans la maison d’Auguste, et de formes très variées, mais en général assez étroites, et aucune ne paraît avoir une étendue suffisante pour servir à des réceptions officielles ; mais Auguste, on le sait, affectait de vivre chez lui comme un citoyen ordinaire : il tenait à passer pour un homme rangé, économe et modéré dans ses goûts ; il couchait sur un lit bas et dur, il ne portait que des vêtemens tissés par sa femme ou sa fille, il ne faisait jamais servir plus de trois plats à sa table, et il a grand soin de nous dire dans une de ses lettres qu’il jeûnait quelquefois le matin « avec plus de scrupule qu’un juif qui fait le sabbat. » Il y a cependant un peu d’hypocrisie dans cette simplicité qui s’étale avec tant de complaisance. Quoiqu’il affectât des airs modestes, sa maison, on vient de le voir, était somptueuse à l’intérieur. Ce prince, qui vantait toujours les anciens usages, n’en a pas moins fait une révolution dans les mœurs et les habitudes de son temps ; personne n’a plus aidé que lui aux progrès du luxe qu’il avait coutume de déplorer. On raconte qu’il fît lire un jour devant le sénat et le peuple un vieux discours de Rutilius « contre ceux qui ont la manie de bâtir ; » il oubliait qu’il en avait donné lui-même le goût et l’exemple par ses constructions magnifiques, et qu’une bonne part des reproches qu’il adressait aux autres retombait sur lui.

« J’ai trouvé Rome de briques, disait-il quelquefois, et je la laisse de marbre. » M. Jordan fait remarquer avec raison que jamais métaphore ne fut plus une vérité. Avant Auguste, le marbre était rarement employé dans les constructions romaines ; il devint d’un usage général avec l’empire. Les princes ne furent pas les seuls à en orner leurs demeures, il y en avait à Pompéi jusque dans les boutiques de foulons et de marchands de vin ; mais c’est au Palatin surtout qu’il abonde ; nulle part on ne le retrouve en telles quantités, et l’on aurait vraiment quelque peine à se figurer comment les architectes qui bâtirent les palais des césars pouvaient se procurer si aisément ces marbres rares et précieux qui venaient de toutes les parties du monde, si une découverte qu’on a faite il y a quelques années n’aidait à le comprendre. Sur les bords du Tibre, non loin de cet étrange mont Testaccio, qui est formé par des tessons de vases cassés, on a trouvé en 1867 un ancien port de Rome. Les anneaux qui attachaient les vaisseaux au quai de pierre, les degrés par lesquels on descendait et l’on remontait les fardeaux sont visibles encore. Autour du port étaient construits de grands magasins où l’on entassait provisoirement les marchandises après leur débarquement. Ils contenaient encore, quand on les a découverts, un grand nombre de blocs de marbre qu’on avait commencé à dégrossir. Les inscriptions gravées sur ces blocs, comme sur les pierres du vieux mur de Servius, nous donnent, à propos de leur provenance et de la façon dont on les amenait à Rome, des indications curieuses[7]. Les carrières les plus célèbres dans le monde entier, celles qui produisaient les marbres les plus renommés, appartenaient aux empereurs : ils se les réservaient pour les monumens qu’ils faisaient construire. Les travaux qu’on y entreprenait, le nombre d’ouvriers qu’on était forcé d’employer, devinrent si considérables sous Trajan, qu’on en forma une administration spéciale (ratio marmorum) qui dépendait sans doute de celle du domaine privé (ratio patrimonii). Chaque carrière était dirigée par un intendant de l’empereur (procurator Cœsaris) qui avait sous ses ordres des employés de toute sorte, des secrétaires, des surveillans, des artistes. Les ouvriers étaient fort nombreux, et se composaient en grande partie de gens « condamnés aux mines » par les tribunaux de l’empire ; ces malheureux, peu faits d’ordinaire à ces rudes travaux, venaient s’ensevelir vivans dans ces cavernes détestées, sous la dure direction d’esclaves ou d’affranchis. C’était une des peines les plus rigoureuses qu’un juge pût prononcer, et pendant les persécutions on l’appliqua très souvent aux chrétiens. Ce n’était pas tout d’avoir tiré le marbre de la carrière, il fallait l’amener à Rome. Des ports de la Grèce et de l’Asie, d’Alexandrie, de Carthage, il partait sans cesse de lourds navires chargés de blocs énormes qui traversaient la mer avec des peines infinies et en courant des dangers de toute sorte. Comme les gros vaisseaux ne pouvaient pas remonter le Tibre, on débarquait à Ostie ; aussi le gouvernement y avait-il établi toute une administration chargée de recevoir les marbres et de les diriger sur Rome. Les blocs de grosseur moyenne étaient placés sur les barques ordinaires, mais il fallait construire des navires spéciaux pour les colonnes monolithes, les statues colossales ou les obélisques de granit. Qu’on songe aux dépenses qu’entraînaient ces opérations compliquées, au prix qu’il fallait payer à ces milliers d’ouvriers, d’employés et de matelots ! Qu’on se figure ce que coûtait le marbre depuis le jour où il sortait de la carrière jusqu’à celui où on l’apportait dans l’atelier de l’artiste qui devait le tailler ! Mais il fallait frapper les yeux de la foule et lui donner toujours de nouvelles merveilles à admirer ; il fallait que cette félicité publique, dont il est fait mention si souvent dans les inscriptions et sur les médailles, éclatât aux yeux de tous. Pour qu’on ne fût pas tenté d’accuser de mensonge les décrets du sénat qui célébraient à l’avènement de chaque prince la prospérité rétablie et le bonheur de l’empire assuré, pour donner de cette prospérité des preuves manifestes, il était nécessaire d’accroître sans cesse les fêtes et de multiplier les monumens. C’est ainsi que la magnificence devint, depuis Auguste, une institution politique et un moyen de gouverner le monde.

Tibère ne paraît pas avoir habité la maison d’Auguste ; elle devint, après la mort du premier empereur, une sorte de lieu public et consacré où se faisaient les cérémonies officielles, mais chaque prince eut son palais à part. Il est question plusieurs fois de celui de Tibère (domus Tiberiana) dans les récits des historiens, et ce qu’ils nous disent fait connaître l’endroit où il était situé. Parmi ces récits, il en est qui ne s’oublient pas : Tacite raconte que le 15 janvier de l’an 69, l’empereur Galba faisait un sacrifice au temple d’Apollon, près du palais d’Auguste. Il avait à ses côtés l’un de ses amis, Othon, qui convoitait l’empire. Les dieux semblaient contraires, les signes observés dans les entrailles des victimes étaient défavorables, et un aruspice annonçait à l’empereur un péril imminent : Othon s’en réjouissait, car il n’ignorait pas que le moment où allait éclater la conjuration que ses amis tramaient contre le vieil empereur était proche. Tout à coup un de ses affranchis vient le prendre, et, sur un mot convenu, l’emmène avec lui. Othon, appuyé sur son bras, traverse « la maison de Tibère, » descend de là sur le Vélabre, et tournant à droite du côté du Forum, il arrive près du temple de Saturne, vers le milliaire d’or d’où partaient toutes les routes de l’empire. Là, il rencontre vingt-trois soldats de la garde prétorienne qui le proclament empereur, le jettent dans une litière et le mènent au camp, « pendant que Galba, dit Tacite, continuait à fatiguer de ses prières les dieux d’un empire qui n’était plus à lui. » La maison de Tibère devait donc être placée au nord du Palatin, du côté du Vélabre. C’était probablement une ancienne habitation de sa famille qu’il fit agrandir pour la mettre au niveau de sa fortune nouvelle. Il n’en reste aujourd’hui que quelques chambres étroites qui ont dû être des logemens de soldats ou d’esclaves ; peut-être en retrouvera-t-on davantage quand on aura fouillé les jardins qui recouvrent encore les constructions antiques.

C’est un peu plus loin, vers l’angle du Palatin qui regarde le Forum, que se trouvait le palais de Caligula. On dit qu’il était somptueux, qu’il avait été orné de peintures et de statues enlevées à tous les temples célèbres de la Grèce. Mais le Palatin ne suffisait pas à Caligula ; il poussa ses constructions jusque sur le Forum et fit du temple de Castor le vestibule de sa maison. A force de s’entendre dire qu’il était un dieu, il avait pris sa divinité au sérieux et traitait d’égal avec tous les habitans de l’Olympe. Non content de s’être fait élever un temple pour lui seul, où on lui immolait des paons, des perroquets et des oiseaux rares, il voulait prendre sa part des hommages qu’on adressait à tous les autres dieux, ses collègues ; il venait souvent dans le temple de Castor, s’asseyait gravement entre les deux Dioscures et se livrait ainsi à l’adoration des peuples. On raconte qu’il aperçut un jour dans la foule des dévots un cordonnier qui éclatait de rire, et qu’il lui demanda, probablement pour lui donner l’occasion de réparer sa faute, quel effet il lui faisait : « l’effet d’un grand sot, » répondit le cordonnier ; ce qui est assez surprenant, c’est que Caligula lui pardonna la hardiesse de sa réponse. Mais il se fâcha un jour contre Jupiter du Capitole, le grand dieu romain, qu’il accusait sans doute de lui manquer d’égards. On le vit souvent, transporté de fureur, murmurer à l’oreille de la statue de bois des mots menaçans. « Il faut qu’un de nous disparaisse, » lui répétait-il, et l’on craignait qu’il n’ordonnât, comme il l’avait fait pour d’autres dieux, de couper la tête de la vénérable image pour la remplacer par la sienne, lorsque tout à coup il s’apaisa : « Jupiter, disait-il, lui avait demandé pardon, » et, passant brusquement de la fureur à tous les excès de la passion, il ne voulait plus quitter son nouvel ami. Pour être plus près de lui et l’aller trouver librement à toute heure, il fit construire un pont hardi qui passait par-dessus les plus hauts édifices du Forum et joignait le Palatin au Capitule.

Ce pont a été détruit de bonne heure, nous n’en avons rien conservé ; mais le souvenir de Caligula n’en est pas moins vivant au Palatin : il reste attaché à un autre débris de la demeure impériale que les fouilles nous ont rendu. Non loin de la vieille porte Mugonia, près du temple de Jupiter Stator, on a retrouvé un de ces passages appelés par les Romains cryptoportiques, qui s’enfonçaient dans la terre et permettaient d’aller d’une habitation à une autre sans traverser les rues ou les places publiques. Celui-là est un des plus longs qu’on connaisse ; il prend naissance tout près de la rue Palatine, longe pendant plus de 100 mètres les maisons de Tibère et de Caligula, puis tourne brusquement à droite et continue jusqu’à l’endroit où il rejoignait un des palais aujourd’hui détruits. Il devait être décoré avec soin et prenait jour par des ouvertures pratiquées dans la voûte. C’est là, sous cette lumière douteuse, que le 24 janvier de l’an 41 il se passa un événement terrible dont l’historien Josèphe nous a raconté tous les détails. Caligula était d’abord si aimé de tous les Romains qu’en trois mois on immola, dit-on, plus de 160,000 victimes pour remercier les dieux de son avènement ; mais trois ans lui suffirent pour se faire craindre et détester du monde entier : aussi une conjuration que dirigeait le tribun militaire Cassius Chéréa s’était-elle formée pour en délivrer l’empire. Chéréa, quoiqu’il ne fût plus jeune, conservait certaines habitudes d’élégance dans sa mise et de recherche dans son langage, un air de nonchalance et de mollesse qui le faisaient croire moins énergique qu’il ne l’était : sous ces apparences de petit-maître, il y avait une âme de soldat ; c’était de plus un républicain, qui se souvenait de l’ancien gouvernement, au milieu de gens empressés à flatter le nouveau. Caligula, aussi insolent que cruel, ne cessait de le combler d’outrages. Toutes les fois que le tribun venait, selon l’usage, lui demander le mot d’ordre, le prince, pour le railler de ses habitudes efféminées, prenait plaisir à lui donner un mot bas ou obscène qui rendait Chéréa la risée des officiers et des soldats. Il semblait le choisir de préférence pour les emplois désagréables. Un jour il le chargea de faire donner la question à une comédienne dont on voulait perdre l’amant ; mais la comédienne, malgré les plus affreuses souffrances, refusa de rien dire qui pût compromettre celui qu’elle aimait. Chéréa, mécontent de lui et des autres, honteux du rôle qu’on lui faisait jouer, indigné des outrages dont on l’abreuvait, se décida à tuer le prince. Après beaucoup d’hésitations, on résolut d’exécuter le projet pendant les jeux palatins qui étaient donnés en l’honneur d’Auguste. Ces jeux se célébraient au bas de la colline, vers l’endroit où s’éleva plus tard l’arc de Titus. On y construisait un théâtre provisoire en planches, où la foule se pressait pendant plusieurs jours. Elle était ce jour-là plus nombreuse que jamais, car on devait donner le soir un spectacle étrange, une représentation des scènes de l’enfer par une troupe d’Égyptiens et d’Éthiopiens. Vers midi, l’empereur avait coutume de rentrer un moment dans son palais, pour y prendre un repas et s’y reposer ; c’est là que les conjurés l’attendaient. Il sortit du théâtre avec son oncle Claude et quelques amis, précédé par les soldats germains qui formaient sa garde ordinaire. Quand il eut dépassé la porte du Palatin, il laissa son cortège s’engager dans la rue qui menait au palais et se détourna pour suivre le cryptoportique : il voulait voir des enfans de grande famille qu’il avait fait venir d’Asie pour les jeux qu’il comptait donner au peuple. On les exerçait dans cet endroit retiré à chanter des hymnes et à danser la pyrrhique. Chéréa, qui se trouvait être le tribun de service, se précipita derrière lui ; il eut soin d’écarter les curieux et les courtisans, disant que l’empereur voulait être seul, et le suivit avec les conjurés. Puis, s’approchant de lui pendant qu’il parlait aux jeunes gens, il le frappa d’un coup d’épée à la tête. Caligula, qui n’était que blessé, se releva sans rien dire, cherchant à s’enfuir. Mais il fut aussitôt entouré par les complices de Chéréa, qui le frappèrent de trente coups de poignard. Au bruit, les soldats de la garde accoururent, et les conjurés, qui ne pouvaient plus revenir sur leurs pas, parce qu’ils auraient rencontré les officiers de l’empereur et les Germains qui venaient le venger, continuèrent à suivre le portique, jusqu’à l’endroit où se trouvait, dit Josèphe, la maison de Germanicus, et par là il leur fut aisé de s’échapper.

Il faut lire dans les historiens le récit du tumulte affreux qui suivit la mort de l’empereur. Les Germains, qui le regrettaient, tuaient tout ce qui se trouvait sur leur passage, autour du portique et du palais : innocens et coupables tombaient à la fois sous leurs coups. Pendant ce temps, le bruit de l’événement commençait à se répandre au théâtre. Personne n’osait y croire, quoique tout le monde le souhaitât, et ce qui prouve bien, dit Suétone, la terreur sous laquelle on vivait, c’est qu’on s’imagina que le prince faisait lui-même courir la nouvelle de sa mort pour avoir l’occasion de punir ceux qui auraient l’air d’en être contens. Les bruits les plus étranges circulaient ; on ne savait que faire, personne n’avait le courage de manifester ses sentimens ou de quitter sa place, quand arrivèrent les Germains, de plus en plus ivres de sang et de colère, et qui, voyant partout les complices des assassins, menaçaient de se jeter sur la foule désarmée. On eut grand’peine à les calmer, et les spectateurs se sauvèrent au milieu d’un désordre épouvantable.

Le cryptoportique où se passèrent ces tragiques événemens est presque entièrement conservé. On le parcourt encore tout entier, et l’imagination peut se figurer aisément la scène terrible qui s’y est passée, il y a dix-huit siècles. On revoit ce prince usé par les excès de tout genre, ce vieillard de vingt-neuf ans, tel que Sénèque et Suétone l’ont dépeint en traits ineffaçables, avec cette petite tête sur ce corps énorme, ces yeux creux, ce teint livide, ce regard fauve, ce visage que la nature avait fait sinistre, et que, par une étrange coquetterie, il se plaisait à rendre plus effrayant encore. On suit les assassins depuis le moment où ils pénètrent avec lui dans le portique jusqu’à celui où ils se sauvent par la maison de Germanicus, demandant un asile au père après avoir tué l’enfant. Cette maison même, par un hasard heureux, existe peut-être encore, car il y a bien des raisons de penser que c’est celle qu’on a retrouvée presque intacte à l’extrémité du portique.

Elle fut découverte par M. Rosa en 1869, et c’est assurément l’un des restes les plus curieux du Palatin. On a beaucoup discuté pour savoir à qui elle pouvait appartenir. Il était naturel de croire, en la voyant si rapprochée du palais de Tibère, que c’était sa maison de famille, celle où il était né et que son père lui avait léguée en mourant. Ce fut en effet le premier nom qu’on lui donna ; mais quelque temps après on trouva dans les fondations un tuyau de plomb qui servait pour la conduite des eaux et sur lequel on lisait de distance en distance ces mots gravés en relief : Juliœ Augustœ. Ce nom, qui paraît bien être celui du propriétaire, a été porté par plusieurs personnes, notamment par Livie, la femme d’Auguste, et M. Léon Renier est convaincu que c’est bien d’elle qu’il est question[8]. La maison du Palatin serait donc celle où Livie s’est retirée après la mort de son mari ; c’est là, selon M. Renier, qu’elle a passé dans la tristesse et l’isolement les dernières années de sa vie, haïe et jalousée par son fils, qui rougissait de lui devoir sa grandeur. D’un autre côté, notre petite maison semble bien être celle dont parle Josèphe et par où s’échappèrent les meurtriers de Caligula ; aussi MM. Visconti et Lanciani n’hésitent pas à l’appeler la maison de Germanicus. Quoi qu’il en soit de ces opinions, qu’il ne serait peut-être pas impossible de concilier, la maison est certainement plus ancienne que le portique ; divers détails de construction montrent qu’elle date de la fin de la république ou des premières années de l’empire. Elle continua d’exister au milieu des changemens que subissait le Palatin ; de plus en plus cachée et enterrée par ces grands palais qui se bâtissaient autour d’elle, elle a eu la bonne fortune de leur survivre. Tout l’étage inférieur en est parfaitement conservé. Autour de l’atrium, auquel on arrive en descendant quelques marches, sont disposées quatre salles que couvrent encore aujourd’hui les plus belles peintures et les plus intactes qu’on ait découvertes à Rome. Le long des corniches courent des arabesques élégantes, des guirlandes de feuilles et de fleurs entrelacées de génies ailés, des paysages fantastiques d’un goût charmant. Sur le milieu des panneaux, on voit cinq grandes fresques qui forment des sujets distincts. Les deux moins importantes par les dimensions et le mérite sont des scènes d’initiation et de magie. Une autre, qui a près de 3 mètres de hauteur, représente une rue de Rome qu’on est censé apercevoir par une fenêtre ouverte. C’était une manière d’agrandir ou d’égayer un appartement, et de donner aux maisons romaines ces jours sur la rue qui leur manquent d’ordinaire. Cet usage existe encore aujourd’hui. « tous ceux qui ont voyagé en Italie, dit M. Perrot, savent quel goût les Italiens ont conservé pour ces trompe-l’œil, pour ces perspectives que leurs décorateurs emploient avec une rare habileté. On entre dans une cour, et, sur le mur du fond, au lieu de la couleur grise et terne du plâtre sale ou de la criarde blancheur du lait de chaux, on aperçoit ou une rue qui fuit, bordée de beaux édifices, ou un jardin, des taillis remplis d’oiseaux qui volent dans la feuillée, des treilles où pendent des raisins mûrs. Le regard, sans être induit en erreur, éprouve pourtant un vif plaisir à cette substitution ; l’esprit se plaît à jouir d’une illusion qui, suivant que la main du peintre a été plus ou moins adroite, peut se prolonger plus ou moins longtemps. Des artistes qui décoraient les maisons des cités campaniennes et de la Rome impériale, jusqu’à ceux qui passent aujourd’hui leurs couleurs à la détrempe sur les murs des maisons de Gênes, de Milan, de Padoue et de Bologne, il y a une tradition ininterrompue, un héritage fidèlement transmis de siècle en siècle à travers toutes les vicissitudes politiques. » La perspective du Palatin reproduit l’aspect d’une rue, avec des maisons où l’on remarque à chaque étage des terrasses découvertes ou des balcons surmontés d’un toit que supportent des colonnes comme une loggia d’aujourd’hui. Des personnes, penchées aux fenêtres, regardent les passans ; une femme vient de sortir de sa porte, et, comme elle est accompagnée d’une jeune fille qui tient à la main un de ces plats où l’on mettait les gâteaux sacrés, on peut supposer qu’elles vont toutes les deux faire quelque offrande dans un temple voisin. C’est donc un paysage réel, un coin de Rome exactement reproduit, où nous retrouvons ce qui manque à Pompéi, des maisons à plusieurs étages.

Les deux autres tableaux sont mythologiques. Dans l’un, on voit Polyphème qui poursuit Galatée. Le géant est à moitié plongé dans les flots, et, pour montrer qu’il est dominé par sa passion, le peintre a représenté derrière lui un petit Amour sans ailes, debout sur son épaule, et qui le tient en laisse avec deux rubans. Galatée s’enfuit assise sur un hippocampe ; elle se retourne du côté du Cyclope ; son bras droit est appuyé sur la croupe du cheval, tandis que le gauche, qui étreint le col de la monture, retient un manteau rouge qui glisse jusqu’au bas des reins. La draperie rouge et la crinière noire du cheval font ressortir la blancheur des chairs de la nymphe. A l’arrière-plan, on aperçoit un bras de mer enfermé entre de hautes falaises. Les montagnes sont couronnées d’arbres, les eaux ont conservé leur transparence : « Je ne me rappelle pas de paysage antique, dit M. Perrot, où il y ait une plus heureuse et plus large interprétation de la nature. » L’autre fresque, la plus belle de toutes par l’exécution, représente Io au moment où Kermès va la délivrer d’Argus. Rien de plus élégant et de plus gracieux que l’attitude de la jeune fille désolée, dont les yeux sont tournés vers le ciel, et qui, dans le désordre de sa douleur, retient à peine sur sa poitrine un manteau prêt à s’échapper. Derrière elle, Hermès arrive en silence, dérobé par un rocher aux regards d’Io et de son gardien, tandis que le vigilant Argus ne perd pas des yeux sa victime, et, comme ramassé sur lui-même, semble prêt à s’élancer sur ce libérateur qu’il redoute. « Ce tableau, dit un des meilleurs juges de la peinture ancienne, M. Helbig, révèle une main extraordinairement habile et sûre, les contours en sont très finement nuancés et pourtant bien arrêtés ; la gamme des couleurs, qui se tient dans des tons relativement clairs, produit une impression harmonieuse et qui repose l’œil. On trouverait difficilement à Pompéi une figure qui égalât celle d’Io au Palatin ; les proportions en sont plus élancées et plus délicates, le coloris plus transparent et plus doux que chez les peintres campaniens. Faut-il expliquer cette finesse supérieure de la conception et de l’exécution en disant que les peintres de Rome avaient bien plus d’occasions que ceux de province de voir et d’étudier de près les originaux grecs ? faut-il songer surtout à l’influence que devaient exercer sur les artistes romains les réalités qui les entouraient et l’élégance des femmes du monde dans la grande cité ? C’est ce que je n’ose décider[9]. » Il parait bien surprenant que cette élégante maison, à peine séparée des palais impériaux par des portiques et des rues, ait pu subsister sans changement notable depuis la fin de la république jusqu’à la ruine de l’empire. Peut-être était-elle protégée ; par le souvenir des hôtes illustres qui l’habitèrent dans les premières années ; peut-être aussi les césars qui suivirent avaient-ils une raison particulière pour l’entretenir et la réparer avec tant de soin. Quelque plaisir qu’on trouve à être empereur ou roi, il y a des momens où ce métier assujettissant ennuie et où l’on éprouve le besoin de descendre un peu de ces hauteurs. Cette vie officielle et publique lasserait les plus intrépides ambitieux si elle n’était interrompue de temps en temps par un peu de solitude et d’ombre. Louis XIV lui-même, si fait pour cette représentation perpétuelle et qui s’y était habitué dès l’enfance, allait à Marly, où l’étiquette était moins rigoureuse, pour échapper à ce que Saint-Simon appelle la mécanique de la cour, et s’appartenir un peu plus à lui-même. Qui sait si cette petite et charmante maison, si voisine des palais impériaux et pourtant indépendante d’eux, où rien ne rappelle la dignité suprême, n’a pas quelquefois servi de retraite aux princes fatigués des soucis de l’empire ? Elle était tout à fait propre à les délasser ; elle leur offrait une image de la vie privée vers laquelle on se retourne toujours avec quelque regret quand on l’a quittée. Il me semble qu’indépendamment du plaisir que causent les belles peintures qui en couvrent les murailles, la pensée que des princes comme Vespasien ou Titus, Trajan ou Marc-Aurèle, l’ont souvent fréquentée, qu’ils y ont passé des heures agréables dans de douces causeries avec leurs amis, augmente l’intérêt qu’on éprouve à la visiter.

Il ne reste rien de Néron au Palatin. Comme il avait par-dessus tout le goût du gigantesque, il rêva de se faire un palais où tout une ville fût contenue. L’étroite colline, couverte déjà de temples et de maisons respectés, ne lui donnait pas assez de place pour les constructions qu’il méditait ; il résolut de bâtir son palais ailleurs. Déjà, pour construire le sien, Caligula avait empiété sur le Forum ; Néron imagina d’aller rejoindre les jardins de Mécène à travers la vaste plaine qui sépare le Palatin et le Caelius de l’Esquilin. Quand le terrible incendie, qui dura dix jours, eut débarrassé le terrain des maisons qui l’encombraient, les architectes de Néron, Sévère et Celer, se mirent à l’œuvre. Leur imagination hardie, féconde en combinaisons imprévues, était faite pour charmer un prince dont l’esprit malade n’aimait que les spectacles nouveaux et les conceptions extraordinaires. Ils lui bâtirent un palais comme on n’en avait jamais vu. L’espace immense dont ils disposaient fut rempli de constructions de toute sorte. A l’entrée, vers l’endroit où Hadrien éleva plus tard le temple de Rome, ils placèrent la statue du prince, un colosse de 120 pieds, dont on fit ensuite l’image du soleil. Du côté de l’Esquilin, où la terre est si fertile, s’étendaient de vastes prairies, des champs, des vignes, des bois, dans lesquels erraient des bêtes sauvages. Au centre de la plaine, on avait creusé un étang aussi vaste qu’une mer, dit Suétone, et sur les bords duquel s’élevaient de pittoresques édifices. Quant au palais proprement dit, tout y resplendissait d’or et de pierres rares incrustées dans le mur. On y voyait d’immenses portiques, des salles a manger avec des tables d’ivoire, et des jets d’eau percés de trous étroits qui répandaient sur les convives une pluie impalpable de parfums et d’essences précieuses, des bains où l’on trouvait en abondance l’eau de la mer dans des piscines et toute sorte d’eaux sulfureuses. Quand Néron prit possession de sa nouvelle demeure, il daigna remercier ses architectes, qui l’avaient servi à son gré, et on l’entendit dire qu’enfin il était logé.


III

La dynastie flavienne, qui remplaça les césars, était tenue de se conduire autrement qu’eux. Comme son illustration était récente et qu’elle n’avait pas cette autorité que donnent d’anciens souvenirs, il lui fallait s’appuyer sur l’opinion publique, écouter ses plaintes et en tenir grand compte. De toutes les entreprises insensées de Néron, la construction de la Maison-d’Or était peut-être celle qui avait le plus irrité les honnêtes gens : elle rappelait l’une des plus terribles calamités de ce règne, l’incendie de Rome, qu’on accusait Néron d’avoir allumé lui-même pour se procurer plus aisément les terrains qu’il convoitait. Le feu à peine éteint, il s’était empressé, dit un historien, de se servir des ruines de sa patrie pour se bâtir un palais magnifique. On était indigné de voir ces champs, ces jardins, ces prairies, qui remplaçaient tant de maisons pauvres, et, au milieu d’une ville qui regorgeait de monde, tout cet espace immense rempli par une seule habitation. « Rome, disait-on dans des vers malins, ne sera bientôt plus qu’un palais. Préparez-vous encore, citoyens, à émigrer à Véies, à moins que Véies ne soit comprise elle-même dans la maison de César. » De plus ces magnificences coûtaient très cher, les architectes de l’empereur ne cal, culaient pas, et le trésor était toujours vide ; pour le remplir, on avait recours, selon l’usage, aux confiscations et aux assassinats, en sorte que la Maison-d’Or semblait rappeler tous les crimes qu’elle avait coûtés. Non-seulement les nouveaux empereurs se gardèrent bien de l’achever, mais ils la détruisirent. Les vastes terrains qu’elle occupait furent en partie restitués au public ; on n’en garda que ce qui était nécessaire pour élever quelques monumens somptueux. A la place, des étangs de Néron fut bâti l’amphithéâtre FIavien, qu’on appelle aujourd’hui le Colisée. On commença, sur l’Esquilin, les thermes qui prirent plus tard le nom de Titus, et au bas de la rue Palatine, sur la voie Sacrée, un arc de triomphe élégant rappela le souvenir de la prise de Jérusalem. Ces édifices, par lesquels la dynastie nouvelle essayait de se rendre populaire, avaient cet avantage sur ceux de Néron que le peuple en profitait. « Rome, disait un poète, est remise en possession d’elle-même ; grâce à toi, César, ce qui était le plaisir d’un seul homme sert à l’utilité de tous. »

L’empire était donc revenu au Palatin, et cette fois pour n’en plus sortir. Vespasien et Titus pratiquèrent la politique d’Auguste, n’épargnant aucune dépense pour les monumens destinés au public, tandis qu’ils vivaient eux-mêmes simplement, comme des particuliers plutôt que comme des princes. Ils s’étaient accommodés, à ce qu’il semble, des anciens palais impériaux, qu’on avait réparés après l’incendie ; mais cette simplicité ne fut pas du goût de Domitien, leur successeur. Celui-là avait la manie, ou, comme parle Plutarque, la maladie des constructions. Peu de princes ont élevé des bâtimens aussi magnifiques, et l’on nous dit que son palais était le plus beau de tous. Un homme qui se faisait adorer, qui ordonnait qu’on le traitât, dans les suppliques qu’on lui adressait, « de maître et de dieu », ne pouvait habiter « qu’un sanctuaire » ; c’est ainsi qu’il appelait lui-même sa maison et qu’il voulait qu’on l’appelât. Il était naturel qu’il essayât de s’en faire une qui fût digne de ce nom.

Ce palais, qui faisait l’admiration des contemporains, les fouilles de ces dernières années l’ont mis complètement au jour. Ce n’est pas tout à fait une découverte ; vers le commencement du siècle dernier, le duc de Parme, François Ier, qui possédait cette partie de la colline, la fit fouiller par le savant Bianchini ; on y trouva un amas considérable de ruines, et l’on reconnut sans hésiter qu’elles devaient appartenir au palais de Domitien. Il était alors en bien meilleur état qu’aujourd’hui, et plusieurs salles avaient conservé des restes importans de leur décoration primitive. Après qu’on eut pris tout ce qui pouvait s’emporter pour orner les musées des Farnèse, les ruines furent de nouveau recouvertes de terre et comblées pour un siècle et demi. M. Rosa nous les a définitivement rendues, et comme cette fois elles ont été plus complètement déblayées et dégagées, que le plan général de l’édifice est aisé à reconstruire et qu’il semble mieux répondre à l’idée que nous nous faisons d’un palais, c’est aussi l’endroit du Palatin que les étrangers visitent le plus volontiers et dont ils gardent le meilleur souvenir. Nous avons heureusement ici, pour être sûr de tout bien comprendre, pour nous rendre un compte exact de l’ensemble et des détails, la même bonne fortune dont nous nous sommes félicité à propos du Forum. M. Ferdinand Dutert, pendant qu’il était élève de l’École de Rome, a étudié ces belles ruines à mesure qu’on les découvrait. Dans le savant essai de restauration qu’il en a fait, il nous montre le monument tel qu’il est aujourd’hui et tel qu’il devait être à la fin du Ier siècle. Prenons donc M. Dutert pour guide, et visitons avec lui ce qui reste du palais de Domitien[10].

C’est encore une maison romaine, bâtie sur le même plan que les autres, avec cette différence pourtant que les proportions en sont plus vastes et qu’il y manque deux parties essentielles : elle n’est pas précédée, selon l’usage, d’un atrium, et l’on entre directement dans la grande salle ; elle ne possède pas ces corridors qu’on appelait fauces, placés des deux côtés de la salle de réception, et par lesquels s’établissait la communication entre les appartemens ouverts au public et ceux qui étaient réservés à l’intimité de la famille. Aussi n’est-ce pas tout à fait une maison ordinaire, placée comme les autres au milieu d’une rue, et qui a besoin de se protéger contre les étrangers et les indiscrets. Elle est située sur une colline qui appartient toute aux césars et où ne pénètrent que ceux qu’ils veulent bien recevoir. Ce qui remplace ici l’atrium, c’est-à-dire cette cour qui chez les particuliers servait de lieu d’attente, c’est la place même, l’area Palatina qui entoure le palais. Un passage d’Aulu-Gelle nous montre les amis ou les cliens de l’empereur qui viennent le saluer tous les matins, attendant son réveil sur cette place, comme chez les particuliers ils attendaient dans l’atrium. La même raison explique que les communications des appartemens avec le péristyle n’aient pas eu besoin d’être intérieures et cachées. La place appartenant au palais et en faisant partie, les corridors pouvaient être suppléés sans inconvénient par les portiques extérieurs qui l’entourent de tous les côtés.

On arrivait au palais de Domitien par cette rampe escarpée (clivus Palatinus) qui, comme je l’ai dit, se détachait de la voie Sacrée, près de l’arc de Titus, et servait depuis Romulus d’entrée ordinaire au Palatin. C’est sur cette rue que se trouvait la façade principale du palais. Sous un magnifique portique, soutenu par des colonnes dont les piliers ont été retrouvés, trois portes s’ouvraient. Celle du milieu donnait accès à l’une des pièces les plus vastes et les plus hardies que l’on connaisse. C’était, sans aucun doute, la salle de réception, à laquelle M. Rosa a conservé son nom antique de tablinum. Le prince y donnait ses audiences ; c’est là qu’il recevait les ambassadeurs des rois ou des peuples étrangers, et les députations des provinces qui venaient à tous les anniversaires lui apporter les félicitations et les vœux de ses sujets les plus lointains. Cette salle est un témoignage vivant du progrès que les mœurs monarchiques avaient fait depuis Auguste. A son extrémité, en face de la porte d’entrée, on voit une abside qui devait contenir sans doute le trône de l’empereur, — car Domitien avait un trône : avec lui, l’étiquette des monarchies orientales s’introduit à la cour des empereurs. Stace, son poète favori, lui donnait ouvertement ce nom de roi que César n’avait pas osé prendre, et il savait bien qu’en le lui donnant il ne risquait pas de lui déplaire. La décoration de la salle répondait à son étendue. Bianchini raconte qu’il y trouva, lorsqu’il la découvrit, des restes admirables de son ancienne splendeur. Autour des murs couverts des marbres les plus précieux se dressaient seize colonnes corinthiennes de 28 pieds de haut merveilleusement travaillées. Huit grandes niches, surmontées d’un fronton, comme celles du Panthéon d’Agrippa, contenaient huit statues colossales en basalte ; deux d’entre elles, un Bacchus et un Hercule, furent trouvées à leur place. La porte d’entrée était flanquée de deux colonnes en jaune antique qui furent vendues 2,000 sequins ; le seuil était formé par un morceau si énorme de marbre grec qu’on en fit la table du maître-autel d’une église. Toutes ces richesses ont été dispersées ; il reste à peine le long des murs ou sur les pavés quelques débris des marbres qui les couvraient, et ces débris ne suffisent plus à nous donner une idée de ce que devait être la magnificence de cette salle.

Le tablinum est placé entre deux autres pièces d’inégale grandeur, qui s’ouvrent comme lui sur le portique d’entrée. On a cru voir dans la plus petite des deux une de ces chapelles domestiques où l’on adorait les divinités de la famille, mais cette destination est assez incertaine[11] ; au sujet de l’autre, au contraire, il ne peut y avoir aucun doute : c’était une basilique, c’est-à-dire une de ces salles où l’on rendait la justice. On en distingue encore nettement toutes les parties, et il reste même, près de l’abside semi-circulaire où siégeaient les juges, un fragment de la balustrade de marbre qui les séparait de l’assistance. C’est là que l’empereur jugeait les affaires civiles ou criminelles qui lui étaient déférées. Domitien tenait beaucoup à cette prérogative de son pouvoir suprême ; il voulait se donner la réputation d’être un justicier sévère et punissait sans pitié chez les autres toutes les fautes qu’il se pardonnait si aisément à lui-même.

Derrière ces trois salles, qui occupent toute la surface du palais, se trouve le péristyle, vaste cour entourée de portiques, d’une étendue de plus de 3,000 mètres carrés. On y voit encore les restes des colonnes cannelées en marbre carien qui soutenaient le toit et des plaques de marbre de Numidie qui couvraient les murailles. Au fond du péristyle, en face du tablinum, une large porte conduit au triclinium ou salle à manger du palais. Martial nous dit qu’avant Domitien le Palatin n’avait pas de triclinium qui fût digne des césars, et félicite l’empereur d’en avoir construit un qui lui semble aussi beau que la salle à manger des dieux dans l’Olympe, « où l’on pourrait boire le nectar et recevoir des mains de Ganymède la coupe sacrée. » Cette comparaison est audacieuse, mais il faut reconnaître que la salle devait être fort belle, quand elle était intacte. Selon l’usage romain, elle contenait trois tables : deux d’entre elles étaient placées le long des murs latéraux, la principale en face de la porte d’entrée, dans une sorte d’abside magnifiquement décorée, qui conserve encore une partie de son pavé de porphyre, de serpentin et de jaune antique : c’était celle qu’occupaient le prince et les plus grands personnages. Le milieu restait libres pour le service. De chaque côté, cinq grandes fenêtres séparées par des colonnes de granit rouge, étaient ouvertes sur deux nymphées, au milieu desquelles on trouve encore les restes d’un bassin de marbre orné de petites niches qui devaient contenir des statues. Du lit où les convives se couchaient pour le repas, ils pouvaient apercevoir l’eau qui jaillissait de la fontaine et qui tombait en cascade, d’étage en étage, au milieu de la verdure, du marbre et des fleurs. Il est souvent question de cette élégante salle à manger chez les écrivains du temps. Domitien, qui se piquait d’aimer les lettres et qui, dans sa jeunesse, avait fait des vers que ses flatteurs trouvaient divins, daignait quelquefois inviter des poètes à sa table. Stace, qui obtint cet honneur envié, nous a dépeint sa joie dans une de ses Silves ; c’est un véritable délire : il déclare qu’en entrant dans le triclinium de l’empereur, il se crut transporté au milieu des astres et qu’il lui sembla prendre place à la table même de Jupiter. « Est-ce bien vous que je vois, dit-il au prince, vous le vainqueur et le père du monde soumis, vous, l’espoir des hommes et le souci des dieux ? Ainsi je suis près de vous ! Au milieu des coupes et des mets qui couvrent la table, je contemple votre visage ! » Et il s’empresse d’ajouter : « Je l’avoue, tout l’appareil somptueux du repas, ces tables de chêne supportées par des colonnes d’ivoire, cette armée d’esclaves, n’attirèrent pas mes regards ; c’est l’empereur seul que je souhaitais voir, je n’ai contemplé que lui. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce visage calme qui, sous un air de majesté sereine, semblait vouloir tempérer l’éclat de sa fortune ; mais il ne réussissait pas à cacher sa grandeur ; elle brillait malgré lui sur ses traits. En le voyant, les nations les plus éloignées, les hordes les plus barbares auraient reconnu leur maître ! » voilà des complimens qui paraissent un peu forts quand on songe qu’il s’agit de Domitien ; mais l’honneur que le prince avait fait à Stace était de ceux qui tournaient la tête aux poètes. Martial déclare que, si Jupiter et Domitien l’invitaient à dîner le même jour, il n’hésiterait pas ; il laisserait là le maître des dieux et s’en irait chez l’empereur.

De toutes ces grandes salles, nous n’avons plus aujourd’hui que des pavés de marbre, des bases de colonnes et quelques pans de murs ; le reste est détruit. Mais le témoignage des auteurs contemporains est suffisant pour nous donner quelque idée de ce que nous avons perdu. Il sont unanimes à célébrer les vastes proportions de l’édifice et à en décrire la hauteur. Ils disent, dans leur langage hyperbolique, « qu’on croirait voir, quand on le regarde, Pélion sur Ossa ; que ses voûtes percent l’éther et voient l’Olympe de plus près ; que c’est à peine si d’en bas les yeux en peuvent distinguer le toit, et que le faîte doré se confond avec l’éclat rayonnant des cieux. » Ils nous parlent de ce nombre infini de colonnes « qui seraient capables de supporter la voûte céleste pendant le repos d’Atlas, » ils énumèrent les marbres de toute nature qui sont entrés dans la décoration des murailles ; ils insistent même avec tant de complaisance sur ces pompeuses descriptions, que l’idée nous vient, sans qu’ils le veuillent, qu’il devait y avoir dans ces ornemens un peu de profusion et d’excès. On n’aimait plus la simplicité du temps de Domitien. Le goût du public et le talent des artistes étaient devenus moins sûrs ; on ne savait plus faire beau, on cherchait à faire riche : c’est l’habitude de tous les arts en décadence. Le prince surtout aimait avec passion ces magnificences déréglées ; un plaisant le comparait au roi Midas, qui changeait en or tout ce qu’il touchait.

Ce palais immense contient beaucoup d’autres salles moins importantes que celles que nous venons de décrire, mais on n’y a pas retrouvé tous ces appartemens intérieurs nécessaires à la vie privée. Aussi ne servait-il que pour les représentations officielles ; en réalité, les princes habitaient ailleurs. Leur demeure véritable paraît avoir été de tout temps la vieille maison de Tibère, qu’on avait fait réparer. Pour passer de cette maison au palais de Domitien sans traverser la place, on avait creusé une galerie souterraine qui existe encore et qui communique avec le cryptoportique dont j’ai parlé. De cette manière, la vie des empereurs était, pour ainsi dire, séparée en deux ; ils en passaient une partie, la moins agréable sans doute, dans ce palais magnifique sur la porte duquel Nerva avait inscrit ces mots : Ædes publicœ, pour faire entendre que tout le monde avait le droit d’y venir réclamer justice ; le reste du temps ils habitaient une demeure moins somptueuse, mais plus retirée, plus commode, mieux appropriée à la vie de famille, où, après avoir fait leur métier d’empereur, ils pouvaient goûter, suivant le beau mot d’Antonin, le plaisir d’être hommes.

Il y avait un siècle, — le plus beau siècle de l’empire, — que les césars résidaient dans le palais de Domitien, quand l’idée vint à Septime-Sévère d’en bâtir un nouveau. Peut-être l’occasion lui en fut-elle fournie par le terrible incendie qui ravagea le Palatin à la fin du règne de Commode ; mais il avait assurément une autre raison de le faire. Les dynasties qui commencent éprouvent toujours le besoin de frapper l’imagination des peuples par quelques grandes entreprises. Celle-là surtout qui succédait aux Antonins, et qui avait à se faire pardonner une origine étrangère, affecta de s’occuper beaucoup de Rome, de l’orner et de l’embellir. Sévère, comme tous ceux qui arrivent brusquement à une haute fortune, craignait toujours qu’on se rappelât sa situation passée, et il voulait en faire perdre le souvenir. On raconte que, lorsqu’il revint dans son pays, revêtu d’une fonction publique, un de ses anciens amis, heureux de le revoir, lui ayant sauté au cou, il le fit battre de verges pour lui apprendre à traiter avec plus de façons un magistrat du peuple romain. Il lui sembla sans doute qu’en rivalisant de magnificence avec ses prédécesseurs il se montrait digne de leur succéder. Il voulut prendre possession de la colline impériale en y bâtissant un palais qui portât le nom de sa famille.

Le Palatin commençait à être encombré, et la place devait y devenir rare pour les constructions nouvelles. Il restait pourtant encore un espace libre vers le midi, en face du Cælius, le long de la voie Triomphale. On y avait moins bâti qu’ailleurs, parce que le sol y descend jusqu’à la plaine par des pentes douces et qu’il ne fournit pas un terrain égal où l’on puisse élever un vaste édifice. Cependant le palais de Domitien s’était de quelque façon étendu jusque-là ; de ce péristyle dont j’ai parlé, et qui couvre un si grand espace, on communiquait par une série de pièces, encore mal connues, avec la maison d’Auguste que Domitien avait ainsi fait entrer dans son vaste palais. Au-delà de la maison d’Auguste, il avait construit un stade, qui est aujourd’hui entièrement déblayé. On appelait stade une sorte de cirque destiné à des courses d’hommes ou à des jeux d’athlètes. C’était un des divertissemens favoris des Grecs : rien ne plaisait plus à ce peuple d’artistes que de voir un beau corps nu déployer dans des exercices variés sa force et sa grâce. Les Romains, qui n’étaient frappés que de l’indécence et du danger de ces exercices, ne les aimaient pas. Le goût leur en vint pourtant sous l’empire, et ce fut surtout Donatien qui les leur fit agréer. Il construisit pour ces jeux ce grand cirque du champ de Mars dont la Piazxa Navona conserve encore la forme et le plan ; il aimait à les présider, revêtu du costume grec, les épaules couvertes d’un manteau de pourpre, avec une couronne d’or sur la tête. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait voulu avoir un stade dans son palais où. il pût se donner pour lui seul et ses amis ce divertissement qu’au champ de Mars il partageait avec tous les Romains. Il lui plaisait sans doute d’essayer en compagnie de quelques connaisseurs le coureur rapide ou l’habile athlète qu’il devait plus tard montrer au peuple. Le lieu où se donnaient ces fêtes devait être fort élégant[12] : on a retrouvé l’hémicycle impérial, composé de deux salons placés l’un sur l’autre dont le plus élevé semble avoir été aussi le plus beau. Tout autour du cirque régnaient deux étages de portiques soutenus par des colonnes de marbre. On se figure l’aspect que ces lieux devaient présenter quand l’empereur était assis dans sa loge et que les courtisans, heureux de prendre leur part de ces distractions impériales, se pressaient sous les portiques.

C’est au-delà du stade de Domitien, à l’angle même de la colline, vers l’est et le midi, que Sévère bâtit son palais. La dépense dut en être très considérable : avant de construire le palais lui-même, il fallut, pour ainsi dire, faire le sol sur lequel il devait s’élever. Nous avons vu tout à l’heure qu’il s’abaisse en pentes douces jusqu’à la plaine ; on le releva par des substructions immenses qui se composaient d’arcades de pierre superposées. Ces substructions existent encore ; la terre qui les recouvrait ayant disparu, on aperçoit de tous les côtés ces arcades qui montent les unes sur les autres et forment entre elles des groupes étranges. Elles paraissent si hautes, elles frappent d’un tel étonnement celui qui les regarde des rues environnantes, qu’on leur a fait quelquefois l’honneur de les prendre pour le palais même des empereurs : elles n’en sont que les fondations et le sous-sol ; au-dessus d’elles était construit le palais de Sévère. Il en reste quelques murs encore solides, les plus hauts et les mieux conservés qu’on trouve au Palatin. L’un d’entre eux soutenait un magnifique escalier qui conduisait aux étages supérieurs. Mais de toutes ces ruines imposantes, rien n’égale en intérêt ce qui reste de la loge impériale sur le grand Cirque. Elle était attenante au palais même, en sorte que l’empereur assistait aux courses de chars et de chevaux sans sortir de chez lui. Elle se composait d’un salon fermé, où le prince et sa famille pouvaient prendre quelque repos, et d’une terrasse d’où le regard embrasse le cirque entier. La vue dont on jouissait de là, le jour où se donnait une de ces grandes fêtes qui rassemblaient tout le peuple romain, devait être admirable. Cette vallée longue et resserrée qui s’étend entre le Palatin et l’Aventin est aujourd’hui l’un des quartiers les plus tristes et les plus pauvres de Rome. C’était alors un hippodrome immense, orné de colonnes, d’obélisques, de statues, entouré de gradins de marbre, sur lesquels, pendant les jeux publics, s’entassaient près de 400,000 curieux. Rien n’égalait l’animation de cette foule quand devaient courir des chevaux et des cochers aimés du public. Les spectateurs, dit Lactance, formaient le plus étrange des spectacles : on les voyait suivre avec passion tous les incidens de la course, gesticuler, crier, hurler, bondir sur leurs bancs ; chacun d’eux prenait parti pour une « faction » différente ; ils insultaient, ils applaudissaient les cochers, vêtus de vert ou de bleu, de blanc ou de rouge, qui tournaient autour de la spina. Depuis le moment où le magistrat qui présidait à la fête donnait le signal du départ en jetant un mouchoir blanc dans l’arène, jusqu’à celui où le char le plus heureux, après avoir parcouru une distance de 7 kilomètres 1/2, touchait le but, il s’élevait de toute cette assistance un bruit épouvantable qui s’entendait, dit-on, à plusieurs lieues de Rome. Les empereurs prenaient part à l’émotion commune. Ils avaient aussi leurs chevaux préférés, leurs cochers favoris, et ne souffraient pas volontiers qu’ils fussent vaincus. Je me figure que c’est là, dans cette loge impériale, qu’un hasard heureux nous a conservée, que se passa la scène étrange racontée par Hérodien. Commue on s’était permis de siffler un cocher de la faction bleue, que Caracalla favorisait, il donna l’ordre à ses gardes de punir les coupables. Les soldats se précipitèrent sur les gradins du cirque, et, pour ne pas prendre la peine de choisir, ils tuaient tous ceux qu’ils pouvaient atteindre. Ce fut une scène inexprimable de confusion et de massacre, dont l’empereur, qui de sa loge n’en perdait rien, dut être fort réjoui[13]. Septime-Sévère est le dernier des césars qui se soit fait bâtir une habitation nouvelle ; l’empire devint trop misérable après lui pour qu’un prince pût se permettre ces profusions. J’ai donc fini d’énumérer les palais qu’on avait construits sur le Palatin, mais il contenait d’autres édifices que les demeures des empereurs ; à côté du prince, il fallait loger sa garde et ses serviteurs. Quoique ces maisons de soldats et d’esclaves aient dû être faites avec moins de soin et de dépense, il en est pourtant resté des traces en divers endroits de la colline. Au bas de la rue Palatine, près de l’arc de Titus, les fouilles ont fait découvrir un grand nombre de chambres d’inégale étendue ; M. Rosa suppose qu’elles étaient occupées par la cohorte prétorienne qui gardait les césars : il est en effet assez naturel de croire qu’on avait placé la caserne à côté de la principale entrée du Palatin. C’est donc là que, selon Tacite, le malheureux Pison, qui venait d’être adopté par Galba, à la première nouvelle de la révolte d’Othon, réunit les soldats de la garde, et leur tint ce discours honnête et mélancolique qui n’était pas fait pour gagner le cœur des prétoriens. Ce qui est beaucoup plus curieux que ces ruines informes, dont la destination est en somme assez douteuse, ce sont celles qui se trouvent à l’extrémité opposée, vers le Vélabre. On a découvert là une rue tout entière, assez bien conservée, qui s’appelait, nous le savons, la montée de la Victoire (clivus Victoriœ). C’était encore un reste de la Rome des premiers temps. On y pénétrait par la « porte Romaine, » une de celles dont l’origine, disait-on, remontait à Romulus. De là, une voie étroite et raide se dirigeait vers le sommet de la colline. La rue, qui des deux côtés est bordée de hautes maisons, n’a jamais dû être fort claire, mais elle est devenue plus sombre depuis que Caligula l’a fait en partie couvrir pour étendre les terrasses de son palais. Le côté droit de cette rue, celui qui s’appuie à la colline, appartenait certainement aux dépendances des palais impériaux. Quand on pénètre dans les chambres à moitié comblées qui existent encore, et que l’œil commence à se faire à ces ténèbres, on est surpris de voir que ces appartemens obscurs, qui semblaient d’abord à peine suffisans pour des esclaves, sont quelquefois ornés avec une grande élégance : beaucoup ont conservé leurs stucs et leurs mosaïques ; il y en a dont les murs possèdent encore de gracieuses peintures, et l’un des balcons a gardé sa fine balustrade de marbre. Si ces maisons, comme il est naturel de le croire, étaient habitées par les serviteurs du prince, c’est aux esclaves et aux affranchis les plus distingués, à l’aristocratie de la domesticité impériale, qu’elles devaient être réservées. Il y avait là sans doute de ces gens sans patrie et sans nom, achetés sur les marchés de la Grèce, dont les plus grands seigneurs recherchaient les bonnes grâces, qui dominaient l’empereur et souvent gouvernaient l’empire. Devenus importans et riches, ils se résignaient à vivre dans ces appartemens sans air et sans jour pour ne pas s’éloigner du maître, comme soûl Louis XIV les plus illustres personnages, qui possédaient de grands hôtels et de beaux châteaux, s’entassaient dans les appartemens infects de Versailles pour être toujours sous les yeux du roi. Mais, si ces esclaves ou ces affranchis se croyaient obligés de ne pas quitter ces appartemens obscurs, ils voulaient les embellir autant qu’ils le pouvaient, et les rendre dignes de leur fortune : c’est au moins la seule façon d’expliquer ce luxe de peintures et de marbre, et ces beaux ornemens prodigués sur des murailles où l’on pouvait à peine les apercevoir.

De l’autre côté du Palatin, près du grand Cirque, on a retrouvé une de ces anciennes maisons qui furent conservées après que la colline eut été envahie par les palais impériaux et que l’on consacra à loger les gens de service. Elle a contenu, peut-être à des époques différentes, des soldats et des esclaves. Les chambres qui entourent l’atrium sont pleines de ces inscriptions à la pointe ou au charbon que les Italiens appellent graffiti. Elles ont été gravées d’ordinaire par des soldats qui se donnent le nom de vétérans de l’empereur (veteranus domini nostri) ; quelques-unes contiennent des épigrammes piquantes où le vétéran se plaint du peu de profit qu’il a tiré de ses services[14]. Il y en a qui semblent prouver qu’à une certaine époque fut établie dans cette maison l’école des jeunes esclaves (pœdagogium), où l’on élevait avec soin les enfans qui étaient destinés à servir le prince, à l’approcher, à faire sa compagnie, à l’égayer par leur entretien. Plusieurs de ces enfans ont laissé sur les murs des inscriptions qui semblent prouver que l’école ne les amusait guère et qu’ils étaient heureux de la quitter. C’est là aussi qu’a été trouvée la fameuse caricature dont on a tant parlé et qui est placée aujourd’hui au musée Kircher. Elle représente un homme à tête d’âne étendu sur une croix ; au-dessous, un personnage, grossièrement dessiné, tient les yeux fixés sur le crucifié, en approchant sa main de sa bouche. La scène est expliquée par une inscription grecque où on lit ces mots : « Alexamène adore son Dieu. » Il s’agit évidemment d’une plaisanterie dirigée contre un chrétien : on croyait, à l’époque des Antonins, même dans la société la plus éclairée, que les chrétiens, comme les juifs, adoraient un âne. Soldat ou esclave de l’empereur, Alexamène, qui avait embrassé la doctrine nouvelle, était l’objet des railleries de ses camarades ; mais il les supportait avec courage, et, au milieu de ce monde ennemi, il ne reniait pas sa foi. M. Visconti a trouvé en 1870 une inscription où il la confesse, et qui porte ces. mots, probablement gravés par lui-même : Alexamenos fulelis. Quoique le christianisme ait pénétré de bonne heure dans la maison des césars, c’est le seul souvenir qui en soit resté au Palatin.


IV

Quelque longue que soit déjà cette étude, je crois utile d’y ajouter quelques mots encore : après avoir énuméré par le détail les édifices que chaque siècle a vus s’élever au Palatin, il faut essayer de se rendre compte de l’effet que devait produire l’ensemble. Supposons donc que nous sommes au IIIe siècle, vers l’époque où Septime-Sévère vient de bâtir le dernier de tous les palais impériaux, et figurons-nous que, dans un de ces momens de plus en plus rares où l’empire est calme et victorieux, nous visitons la célèbre colline. À ce moment, elle appartient toute aux césars ; leur famille, leurs soldats, leurs serviteurs sont seuls à l’occuper. Elle contient des édifices d’âges très divers, dont quelques-uns remontent aux origines même de Rome, mais qui sont tous entretenus et réparés avec le plus grand soin. Aucune ruine n’y attriste l’œil, les césars n’en veulent souffrir nulle part ; rien dans leur empire ne doit avoir un air de misère et de désolation qui fasse honte à la prospérité de leur règne. Ne sait-on pas que l’un d’eux alla jusqu’à abolir, sans plus de façon, les sociétés qui s’étaient formées pour acheter les grands domaines, et qui, après avoir tiré un bon profit des terres en les morcelant, ne prenaient pas la peine d’entretenir les maisons quand on ne trouvait pas à les vendre ? L’empereur est indigné de cette conduite ; il déclare, dans son édit, que c’est « un commerce meurtrier, ennemi de la paix du monde, » et qui insulte à la félicité publique, « qu’au lieu de couvrir les champs de décombres, il convient à un siècle aussi fortuné de bâtir de nouvelles maisons, afin de faire mieux resplendir le bonheur du genre humain[15]. » Ces maximes, on le comprend, devaient être pratiquées au Palatin plus qu’ailleurs ; il était convenable que tout fût maintenu en bon état autour des palais impériaux ; aussi, malgré toutes les misères de l’empire, n’y laissa-t-on jamais rien tomber en ruines : c’est ce qui explique que les plus vieilles masures s’y soient conservées jusqu’à l’arrivée des barbares.

Il y avait donc sur le Palatin des monumens de tous les âges, et le grand intérêt qu’il offrait à un visiteur, c’est que dans un espace restreint il contenait pour ainsi dire toute l’histoire de Rome. Depuis l’époque « où les bœufs de l’Arcadien Évandre vinrent s’y reposer » jusqu’au temps où s’y établit la dynastie africaine et orientale des Sévère, chaque siècle y avait laissé quelque souvenir. Il contenait la demeure du premier roi et le palais du premier empereur ; on y montrait l’endroit où habitaient les grands consulaires de la république et les meilleurs des princes. On pouvait y suivre toutes les transformations du culte national : le temple de Jupiter Stator, celui d’Apollon, celui de la Mère des dieux, rappelaient successivement l’époque où Rome se contentait des divinités du Latium, celle où elle laissa pénétrer chez elle les dieux de la Grèce, celle enfin où elle alla chercher les cultes exaltés de l’Orient, qui lui firent connaître des besoins religieux nouveaux et préparèrent la voie à la religion des juifs et des chrétiens. On venait visiter avec respect tous ces monumens, et les plus anciens, quoique les plus simples, n’étaient pas les moins fêtés. Les Romains ne ressemblaient pas à ces parvenus qui rougissent de l’humilité de leurs origines et cherchent à les cacher ; au contraire, ils en tiraient vanité parce qu’elles leur faisaient mieux mesurer la grandeur du chemin qu’ils avaient parcouru. Aucune époque de leur histoire n’était exclue de leur reconnaissance : ils savaient que tous les siècles avaient travaillé à la gloire de Rome ; les haines politiques, les préjugés de parti n’avaient pas le pouvoir de les rendre injustes pour personne ; quelle qu’eût été l’ardeur des disputes, le temps avait tout apaisé, et rien n’était resté du passé que la mémoire toujours vivante des services rendus au pays. Le patriotisme d’un Romain du IIIe siècle se composait d’une admiration égale pour les héros de la république et pour les grands empereurs, et l’on visitait avec les mêmes sentimens de respect et de fierté la cabane de Romulus, la maison de Cicéron et le palais d’Auguste.

Ce qui dominait pourtant, ce qui avait laissé le plus de souvenirs au Palatin, c’était l’époque impériale. Il n’est pas tout à fait exact de prétendre qu’il contenait, comme le dit l’enseigne des jardins Farnèse, le palais des césars (Palazzo de’ cesari), ce qui laisserait croire qu’il n’y existait qu’une vaste habitation sans cesse agrandie et embellie par les empereurs nouveaux qui venaient s’y établir, comme l’ont été nos tuileries. C’était plutôt le quartier des palais. Il y en avait cinq différens, qui portaient le nom des princes qui les avaient bâtis. Il ne se trouve rien de semblable dans nos capitales modernes. Quand les princes, par caprice ou par vanité, veulent aujourd’hui se construire une habitation nouvelle, c’est presque toujours très loin de l’ancienne. Ils tiennent à changer, ils cherchent d’abord une situation différente et des points de vue nouveaux. Les deux principales résidences des papes, le Vatican et le Quirinal, sont placées aux deux extrémités de Rome. Ici au contraire tout est réuni sur la même colline : elle était devenue le domicile de l’empire, et il ne semblait pas qu’un prince pût résider ailleurs. Dion prétend que les lieux où les empereurs séjournaient dans leurs voyages prenaient le nom du Palatin.

Cet entassement de palais devait produire sur les visiteurs une très grande impression. Figurons-nous un provincial intelligent et curieux, comme il s’en trouvait beaucoup alors, un Gaulois, un Africain, un Espagnol, qui venaient voir cette Rome dont le monde entier s’entretenait ; même après avoir traversé les forums impériaux et admiré les merveilles du Capitole, le Palatin avait de quoi les étonner ; il nous est aisé d’imaginer le spectacle qu’ils devaient avoir sous les yeux ; les fouilles de ces dernières années nous permettent de refaire assez exactement la topographie de la colline. Quand on arrivait par ce clivus Palatinus, dont j’ai tant de fois parlé, et qu’on passait sous la vieille porte de Romulus, voisine du temple de Jupiter Stator, on avait devant soi la façade du palais de Domitien. Ce palais, qui se présentait aux regards avant les autres, était aussi le plus important de tous, celui qui semblait le mieux répondre à la majesté des césars ; une place, l’area Palatina, située à droite, divisait les palais impériaux en deux groupes distincts : l’un de ces groupes comprenait la maison de Tibère et celle de Caligula, bâties au nord de la colline, le long du Vélabre et du Forum, l’autre groupe se composait de trois palais différents, ayant leur façade, leur entrée, leur caractère propres, qui pourtant communiquaient entre eux et pouvaient, dans quelques circonstances solennelles, ne former qu’un seul palais. Celui de Domitien était contigu à la maison d’Auguste, plus reculée vers le midi et qui atteignait de ce côté les limites de la colline ; sur la même ligne, un peu plus loin, se trouvait le palais de Sévère, qui occupait tout l’angle méridional du Palatin. Ce qui restait de la colline, en dehors des temples et des édifices historiques, servait au logement des esclaves ou des affranchis de l’empereur.

Je suis assez tenté de croire que, tout en admirant beaucoup le Palatin, si nous pouvions le voir comme il était au IIIe siècle, nous ferions pourtant quelques réserves. Notre goût a pris certaines habitudes, il a fini par avoir des exigences qui ne seraient pas tout à fait satisfaites. Il est probable que les accès et les alentours des palais impériaux nous sembleraient mesquins ; le clivus Palatinus n’est pas large, le clivus Victoriœ est encore plus étroit, l’area Palatina ne parait pas non plus assez vaste. Si le palais de Domitien était aussi élevé que Stace le prétend, on ne sait vraiment où l’on pouvait se mettre pour en embrasser toute la hauteur. A l’intérieur, ces habitations magnifiques nous plairaient davantage. Les salles, les cours, les portiques, exciteraient notre admiration. Je crois pourtant que nous serions fort surpris de n’y pas trouver de jardins. Quand les empereurs voulaient goûter les plaisirs des champs, ils sortaient de Rome. Tout près de la ville, sur le lac d’Albe, à Tibur, ils possédaient des villas charmantes qu’il leur était facile de visiter tant qu’il leur plaisait. S’ils tenaient à jouir de la vraie campagne, de la campagne sans apprêts et sans parure (rus verum barbarumque), ils allaient plus loin : on sait combien Antonin était heureux de faire ses vendanges dans ses grands domaines du Latium. Cela leur suffisait, et ils ne semblent pas avoir jamais planté au Palatin de ces jardins fastueux dont les riches d’aujourd’hui aiment à entourer leurs demeure[16]. Néron seul devança nos goûts ; mais peut-être était-ce moins par amour des champs que pour se donner le plaisir superbe de forcer la nature. Il lui semblait sans doute extraordinaire et tout à fait digne d’un césar d’amener des forêts au milieu de Rome et de posséder un étang d’eau salée à dix lieues de la mer. Ces réserves faites, nous serions, je crois, aussi frappés que les Romains de l’empire de la beauté des édifices construits sur le Palatin. Quoique datant d’époques différentes, ils ne devaient pas présenter entre eux ces diversités qui blessent l’œil d’un délicat. L’incendie, ce fléau chronique de l’ancienne Rome, les avait souvent atteints. A chaque fois on s’empressait de les rebâtir, car Rome, suivant le mot de Martial, ressemblait au phénix qui se rajeunit en se brûlant, et, quand on les rebâtissait, on les mettait toujours un peu à la mode du jour. De cette façon, les disparates qui pouvaient choquer s’étaient effacées, et il restait pourtant assez de différence pour piquer par le contraste l’attention des visiteurs. Chacun des palais avait son caractère et ses mérites particuliers. Celui d’Auguste devait être plus simple et d’un goût plus grave, celui de Domitien somptueux jusqu’à la profusion, celui de Sévère empreint de ce goût du grandiose qui se retrouve dans la construction des thermes de Caracalla. L’intérieur des appartemens était orné avec une magnificence incomparable ; les salles et les portiques ressemblaient à de véritables musées où l’on avait réuni les chefs-d’œuvre de tous les âges. Pline disait déjà que de son temps on y Voyait les ouvrages des artistes les plus distingués de la Grèce ; les empereurs qui suivirent, surtout Hadrien, ce fin connaisseur, cet ami passionné des beaux-arts, durent singulièrement enrichir la collection. Pour que rien n’y manquât, on y avait rassemblé aussi une grande abondance de livres rares et précieux. Les deux bibliothèques latine et grecque du portique d’Apollon et celle de la maison de Tibère étaient célèbres dans le monde entier.

Ajoutons enfin que la situation des palais impériaux répondait à leur beauté. Cicéron dit que le Palatin était le plus bel endroit de Rome. On dominait de là toute la ville, et le regard embrassait presque tous les monumens célèbres dont la république et l’empire l’avaient ornée. « Quel plus noble séjour, dit Claudien, pouvaient choisir les maîtres du monde ? Sur cette colline, la puissance a plus de grandeur ; il semble qu’elle ait mieux la conscience de sa force. Là, le palais des monarques, élevant au-dessus du Forum sa tête altière, voit à ses pieds les temples des dieux, rangés en cercle autour de lui comme des postes avancés qui le protègent. Spectacle sublime ! De là l’œil aperçoit, au-dessus des autels de Jupiter tonnant, les géans suspendus à la roche tarpéienne, l’or ciselé des portes du Capitole et, sur le faîte des temples qui de toutes parts usurpent les plaines de d’air, ces statues qui semblent s’agiter dans les nuages ; plus loin, ces colonnes rostrales recouvertes de l’airain des navires, et ces édifices construits sur le sommet des plus hautes montagnes, travaux audacieux que la main de l’homme ajouta à l’œuvre de la nature, et ces innombrables arcs de triomphe chargés des dépouilles des nations. Partout l’éclat de l’or frappe les yeux éblouis et par son scintillement perpétuel fatigue les prunelles tremblantes. » toutes ces richesses ont disparu ; il ne reste que les fondations de ces palais de marbre du haut desquels le poète contemplait les édifices dorés du Forum : ce ne sont plus aujourd’hui que des ruines d’où l’œil s’étend sur d’autres ruines ; mais, s’il nous paraît difficile d’imaginer ce qu’ils devaient être quand ils étaient entiers, souvenons-nous que ceux qui les visitaient, dans les derniers temps de l’empire d’Occident, ne croyaient pas que la magnificence pût aller plus loin, et qu’ils leur paraissaient l’idéal d’une habitation souveraine. Dès le IIIe siècle, le mot de palais, dérivé du nom du Palatin, désigne en latin et en grec la demeure d’un monarque ; il a passé de là dans les langues modernes, comme celui de césar, que les barbares ont pieusement recueilli au moment même où ils détruisaient l’empire, pour en faire le plus beau titre qu’on pût donner au pouvoir suprême.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Notre allons énumérer les principaux monumens du Palatin d’après leur âge et non dans l’ordre où ils se présentent au voyageur. Si l’on a besoin d’un guide pour le palais des césars, on fera bien de choisir celui qu’ont publié MM. Charles-Ludovic Visconti et Rodolphe Lanciani. C’est un excellent ouvrage, à la fois simple et savant, très propre à contenter les gens qui veulent être bien renseignés et qui souhaitant avoir des notions exactes sur les monumens qu’ils visitent.
  3. Aussitôt après les événemens de 1870, l’Italie acheta le Palatin à l’empereur Napoléon III pendant qu’il était encore captif en Allemagne.
  4. Le plus beau débris qui reste des murs de Servius se trouve sur l’Aventin, en face de l’église de Sainte-Prisca, dans la vigna Maccarani, qui appartient aujourd’hui au prince Torlonia. Ou trouve là un pan de muraille de 30 mètres de long sur 10 de hauteur admirablement conservé, et qui trappe de surprise et d’admiration. Il ne faut pas manquer de l’aller voir si l’on veut avoir une idée de ces vieilles constructions.
  5. M. François Lenormant, dans l’article Alphabet du Dictionnaire des antiquités grecques et latines, publié par MM. Daremberg et Saglio, à présenté un résumé très exact et fort intéressant de toutes les découvertes de la science moderne au sujet de l’histoire des alphabets grecs et latins.
  6. Le plan de Barberi a été reproduit dans le second volume des Monumenti antichi di Roma, par Guattani, avec des dessins très curieux des principaux monumens qui furent alors retrouvés au Palatin, et qui ont été dispersés ou détruits.
  7. C’est encore l’infatigable père Bruzxa qui a recueilli ces inscriptions et les a expliquées dans son mémoire intitulé : Iscrizioni dei marmi grezzi.
  8. M. Renier a soutenu cette opinion dans un mémoire publié par la Revue archéologique en 1871, auquel M. George Perrot avait joint une étude importante sur les peintures du Palatin. Depuis cette époque, M. Perrot a reproduit le travail de M. Renier et le sien dans ses Mémoires d’archéologie.
  9. Nous possédons, à l’École des Beaux-Arts de Paris, une copie très exacte de ces peintures, qui est l’œuvre de M. Layraud, pensionnaire de l’Académie, de France à Rome.
  10. M. Ferdinand Dutert a résumé son travail dans deux articles de la Revue archéologique (janvier et février 1873). Je dois à son obligeante bienveillance une reproduction photographique de son essai de restauration.
  11. Bianchini prétend qu’on y trouva un autel qui portait encore la trace du feu et des restes de sacrifices ; mais, à l’époque où le palais impérial fut détruit, il y avait près de trois siècles que le christianisme triomphait et qu’il n’entrait plus de païens dans la demeure des césars.
  12. Il existe, à la bibliothèque de l’École des Beaux-Arts, un intéressant essai de restauration du stade de Domitien, par M. Pascal, ancien pensionnaire da l’Académie de France à Rome.
  13. Une autre partie du palais de Sévère était restée très célèbre : au bas de la colline, en face du Cælius, il avait fait bâtir, le long de la voie Triomphale, un portique à trois étages, qui s’appelait Septizonium. Il voulait en faire l’entrée principale du palais, mais le préfet de Rome, qui tenait sans doute aux anciennes habitudes, l’en empêcha en faisant placer la statue de l’empereur à l’endroit où aurait dû être la porte. Le Septizonium ne fut donc plus qu’un magnifique ornement qui ne servait à rien. Les malins, qui le voyaient placé en face du chemin par où l’on venait d’Afrique, prétendaient que Sévère avait voulu, en le construisant, frapper d’admiration ses compatriotes à leur arrivée. Le Septizonium avait eu la bonne fortune de traverser sans trop d’accident tout le moyen âge. Il était encore à peu près intact lorsqu’il plut au pape Sixte-Quint de le détruire et d’en employer les colonnes à quelque église qu’il restaurait : « La renaissance des arts, dit M. Dutert, fut le signal de la mutilation et de la dispersion des plus belles œuvres artistiques. » Les papes détruisirent souvent des monumens antiques que les Ostrogoths avaient réparés. N’est-ce pas Paul V qui démolit les restes admirables du temple de Pallas dans le forum de Nerva pour décorer la fontaine Pauline ? Piu Goto de’ Goti !
  14. Sur le mur d’une de ces chambres, on a retrouvé un petit âne qui tourne la roue d’un moulin. Au-dessous est écrite la légende suivante : travaille, mon petit âne, comme j’ai travaillé moi-même, tu t’en trouveras bien. Labora, aselle, quomodo ego laboravi, et proderit tibi.
  15. Ce curieux décret contre les bandes noires chez les Romains a été publié et commenté par M. Egger dans les Mémoires de la Société des antiquaires de France.
  16. Il est pourtant question des jardins d’Adonis (Adonea), qui se trouvaient dans le palais de Domitien ; mais ils devaient avoir fort peu d’étendue. Par ce nom d’Adonea, les Syriens et les Égyptiens entendaient plutôt des jardinières que des jardins véritables. C’étaient des vases de terre où l’on semait, à l’époque de la fête d’Adonis, des plantes qui germent et meurent en quelques jours. Cette végétation hâtive et courte était une image de la destinée du héros dont on célébrait la mort prématurée.