Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 1

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G. Charpentier (Vol. IIp. 1-6).


PROMENADES JAPONAISES


I

YEDDO


Il est étonnant de voir avec quelle facilité le Japon s’est débarrassé de la puissante organisation féodale que les Shiogouns lui avaient donnée.

Le Mikado, descendant des dieux locaux, était relégué dans sa capitale sainte, dans la ville de Kioto, au milieu des temples, des parcs sacrés, entouré d’une cour de lettrés et d’artistes, gardé à vue par une ceinture de hautes montagnes qui le séparaient des provinces japonaises.

Les Shiogouns avaient abandonné Kamakoura où ils se trouvaient resserrés entre la mer et les rochers. Ils s’étaient installés à Yeddo, ville industrieuse, située dans une plaine qui lui permettait de s’étendre et de grandir, desservie par un fleuve énorme, par de nombreux canaux et par la mer infinie.

Sept collines naturelles, comme à Rome, dominaient la ville. La plus considérable fut fortifiée, entourée d’immenses fossés, et devint la résidence imprenable du grand ministre japonais. Les autres se couronnèrent de jardins et de temples.

Des routes pavées à l’antique d’immenses blocs de granit mettaient cette capitale en relation avec le pays tout entier.

Chaque province avait son seigneur, son daïmio, aux ordres du Shiogoun, et, grâce à ces chefs, le Japon suivait l’impulsion donnée sans cesse par le grand ministre militaire, par ce souverain de seconde catégorie.

C’était au point que les étrangers, les Européens surtout, prenaient le Mikado pour un pape, et supposaient que le Shiogoun était l’empereur effectif. Les Coréens, les Hollandais l’appelaient Taïkoun, ce qui veut dire grand Seigneur.

Tout d’un coup, le Mikado se réveilla. Effrayé sans doute par les nouveaux principes d’une civilisation qui s’imposait, averti par l’arrivée des Russes, le débarquement des Américains, l’intervention des Anglais et des Français, il descendit de son Olympe et voulut prendre la direction des affaires. Ces idées nouvelles, qui envahissaient le pays jusqu’alors fermé, n’étaient possibles à ses yeux que présentées par une inspiration des êtres surnaturels qui président sans cesse aux destinées du grand Nippon.

Et il dit au Taïkoun :

« Il faut vous en aller ! »

Le Taïkoun résista. Il fut brisé.

Le ministre vaincu vit maintenant retiré dans ses terres de Shizoka, remplaçant la guerre par la chasse et l’administration qui lui manque par l’organisation d’écoles nombreuses, préoccupation féconde du nouveau Japon.

Le Mikado, en reprenant à son ministre les pouvoirs que des siècles lui avaient donnés, eut soin de profiter de la forte situation créée par les Shiogouns, et, au plus vite, il vint s’installer dans le Siro, le château fort d’Yeddo.



Le Siro

Kioto ne fut plus qu’une capitale hors de service ; la vieille métropole fut autorisée à faire valoir ses droits à la retraite. Yeddo devint la nouvelle ville impériale, et, pour qu’on puisse bien constater le changement opéré dans le sort de ces deux cités, un décret supprima le nom d’Yeddo et déclara que la résidence du Mikado s’appellerait désormais Tokio, la capitale de l’Est par opposition à Kioto, la capitale de l’Ouest (Saï-Kioo).

De sorte que Yeddo n’existe plus. Du jour au lendemain, la ville des Taïkouns fut supprimée, rayée des cartes géographiques, rayée des décrets, rayée de l’histoire, rayée du monde.

Mais Tokio resplendit.

Ne parlez plus à personne d’Yeddo, on ne vous comprendra pas. On aura des airs étonnés, on vous fera répéter le mot comme si l’on avait mal entendu.

« Yeddo ? qu’est cela ? Où prenez-vous Yeddo ? Pourquoi parlez-vous d’Yeddo ? Personne ne connaît Yeddo. Vous confondez sans doute avec quelque ville des mondes étrangers. »

Cette suppression subite d’une ville importante déroute un peu les nouveaux venus.

Les touristes — comme nous — qui ont pris la peine de se renseigner un peu sur le Japon avant d’y aborder, sont légèrement suffoqués de constater que personne ne connaît ici la capitale des Taïkouns.

On est tenté de supposer que, après les troubles politiques, la cité a été saccagée, rasée, brûlée peut-être, et qu’on a semé du riz sur son sol maudit.

Alors on insiste, on précise, on cherche à désigner le grand centre de population, tout près duquel Yokohama a pris naissance.

Et l’on apprend enfin qu’il n’y a eu ni ville détruite, ni incendie, ni pillage, mais un simple changement d’étiquette, modification officielle acceptée en une matinée par un peuple entier.

Donc c’est Tokio et plus du tout Yeddo.

Il est, par conséquent, bien entendu entre nous, que toutes les fois que nous dirons Tokio, ce sera Yeddo, et que, si nous ne disons pas Yeddo, c’est parce que c’est interdit, parce que c’est défendu sous les peines les plus sévères.

Nous allons, si vous le voulez bien, faire une tournée à… Tokio.